Cher Marcel, permettez-moi de vous appeler Marcel. Je dois reconnaître que jusqu'à présent votre grand roman, l'oeuvre sans doute de toute une vie, À la recherche du temps perdu, m'a plutôt résisté. Après plusieurs tentatives, j'ai pu lire le premier volume,
du côté de chez Swann et je me rappelle y être enfin entré comme un surfeur qui parvient à trouver la bonne vague et se laisse porter longtemps sur sa crête. J'avais découvert un plaisir presque enivrant dans le phrasé de votre récit et j'étais fier aussi d'avoir trouvé la porte pour y accéder. Mais pour autant, je n'ai pas poursuivi vers les autres volumes... Je ne sais pas pourquoi. L'ampleur de l'oeuvre m'a sans doute effrayé et puis l'appel d'autres sirènes a fait le reste...
Je dois avouer aussi que je vous ai longtemps pris pour un écrivain mondain un peu pédant, oisif, superficiel. Et s'il est possible par cette chronique de réparer ce malentendu, je vous saurai gré de bien vouloir me pardonner cette erreur de jugement.
Alors, à la faveur de l'opération Masse Critique organisée par Babelio que je remercie au passage, je n'ai pas raté l'occasion de me remettre dans vos pas, lorsque j'ai eu la possibilité de découvrir cet essai intitulé
Proust à la plage, écrit par un professeur de lettres de la Sorbonne,
Johan Faerber.
Oui, je sais, le titre peut paraître cocasse, mais dans vos écrits, vous ne manquez pas d'humour non plus, aussi je pense que vous apprécierez cette idée d'amener cet ouvrage cet été dans nos bagages au bord de la mer. Ce ne sera peut-être pas le sable de la grande plage de Cabourg, ce sera peut-être celle de Crozon-Morgat, de Penestin, de Malbuisson, de Berck-sur-Mer ou de Bormes-les-Mimosas, qu'importe, c'est l'occasion inespérée de mieux vous connaître, avec ou sans marcel, pardonnez-moi ce mot léger, mais je ne pouvais pas y résister. Et puis le sous-titre précise bien : «
La Recherche du temps perdu dans un transat. » C'est aussi la déclinaison d'une collection de chez Dunot qui propose une démarche de vulgarisation pour mieux connaître un auteur. Ainsi j'ai appris qu'il y avait également un Colette à la plage...
Cher Marcel, l'essai écrit par
Johan Faerber s'impose pour mieux comprendre votre oeuvre, mieux comprendre votre vie aussi, du moins, toutes les passerelles, les allers-retours qui se sont construits progressivement entre votre vie et votre oeuvre, comme si l'un des pans nourrissait l'autre et ne pouvait plus s'en passer à la fin. Et je dois reconnaître tout de suite que j'ai aimé ce livre et senti rapidement au bout des doigts les fameuses clefs pour revenir à votre oeuvre.
Je ne vais pas faire ici le résumé de cet essai. Ce n'est pas l'objectif de cette chronique. Je vais plutôt parler de mon expérience personnelle liée à sa lecture et pour cela je prendrai deux ou trois exemples.
L'essai respecte la chronologie de votre vie. Alors forcément, il parle tout d'abord de votre enfance et lorsqu'on parle de votre enfance, vous voyez où je veux en venir... Je sens déjà le chagrin vous éteindre. Je veux parler de votre Maman. Elle était chère à votre coeur. Elle était tout pour vous et
Johan Faerber restitue parfaitement l'émotion de quelques instants qui furent sans doute des moments fondateurs de votre oeuvre. Vous ressentiez un amour conditionnel pour elle mais aussi comme une souffrance, la peur continuelle de la perdre sans cesse.
Cela nous a valu de magnifiques pages, notamment cette scène du coucher où le soir, alors que vos parents recevaient des amis à dîner, vous attendiez impatiemment dans votre chambre, presque désespérément, qu'elle vienne délivrer le baiser salvateur pour la nuit. C'est peut-être votre Maman qui a donné naissance à votre grande oeuvre. Elle sera près de vous telle une compagne intellectuelle dans vos voyages. J'ai eu plaisir à vous imaginer ensemble à Rome, ville que j'adore. Et lorsqu'elle mourra, ce sera une déchirure dont vous ne guérirez jamais. D'ailleurs, toute votre oeuvre est accompagnée d'un cortège du deuil de vos proches.
Mais je me rends compte qu'en écrivant cela, je tombe déjà dans le piège tendu. Pourtant,
Johan Faerber prend la précaution de nous mettre en garde dès le début : dans
La Recherche, il ne faut pas confondre le Narrateur qui s'appelle Marcel et vous, son Auteur. Pas simple en effet, vous avez tout fait pour nous perdre, mais cette précision est indispensable pour comprendre votre écriture...
Ainsi,
Johan Faerber a su saisir la coïncidence parfaite de votre oeuvre avec votre existence, celle-ci ayant pris la place de votre grand roman
La Recherche et ce roman celle de votre vie. Je découvre alors que c'est un élément crucial pour comprendre votre oeuvre et donc une clé parmi celles indispensables pour y entrer... D'ailleurs
Johan Faerber va bien plus loin, il considère que votre existence s'est nourrie de votre imaginaire.
Ainsi à rebours de l'idée commune que l'on se fait de l'imaginaire qui se nourrit de nos vies intimes, vous allez vous inspirer de votre roman, vous allez vous emparer de ses personnages multiples, de leurs chassé-croisé, pour construire votre existence, son épaisseur hors des salons mondains, vos passions amoureuses aussi. Alors là, je trouve cette idée prodigieuse et pour le moins fantastique. S'il y a des lecteurs passionnés d'ateliers d'écriture, voici une riche idée à explorer...
Sans doute par cette démarche, avez-vous pu exprimer le désir ardent de poursuivre l'écriture par d'autres chemins. Ainsi c'est Albertine, l'une des héroïnes de la Recherche, qui a inspiré votre liaison amoureuse avec votre amant, qui était aussi votre secrétaire particulier, Alfred Agostinelli. Vous étiez jaloux de ses fugues. Il était passionné d'aviation. Vous lui aviez même offert un avion. Il disparut à son bord, sombrant dans la Méditerranée et vous vous en êtes terriblement voulu, comme si cet accident tragique était survenu à cause de vous...
Johan Faerber nous parle aussi de la fameuse madeleine. La célèbre madeleine de
Proust. Tout le monde la connaît ou presque, mais que sait-on d'elle précisément. ? Je comprends mieux à présent la puissance de ce concept, s'il est permis d'attribuer le terme de concept à une pâtisserie savoureuse. Votre oeuvre repose sur la mémoire, le passé enfui, le passé retrouvé. C'est par hasard que vous vous êtes aperçu que la mémoire involontaire était capable de faire resurgir les épisodes fondateurs du passé, lorsque la mémoire volontaire, celle qu'on maîtrise à peu près, cale subitement. Cher Marcel, vous allez alors découvert la puissance narrative et affective d'une médiation purement physiquement. Une madeleine trempée dans une tasse de thé de tilleul, quoi de plus banal. Cette banale madeleine devient brusquement une porte d'entrée vers tous les souvenirs enfouis, ignorés, oubliés. Et
Johan Faerber nous en donne la clef. Alors, quand j'ai une porte devant moi qui résiste et cache derrière elle mille trésors cachés et qu'on me tend une clef, je ne résiste pas à ouvrir cette porte pour m'y engouffrer. Comme réminiscence, il n'y a pas que la madeleine, il y aussi le trébuchement des pas de Marcel, votre alter ego, sur les pavés d'une cour d'hôtel, ou bien le tintement d'une cuiller contre une assiette, le surgissement brusque d'une image qui revient du passé. Nous pourrions trouver cela ordinaire, mais
Johan Faerber a raison de souligner que cette puissance narrative donne au lecteur que nous sommes la sensation que ces réminiscences se vivent sous nos yeux.
Maintenant je vous imagine, asthmatique, reclus depuis plusieurs années dans votre chambre capitonnée de liège. L'asthme vous a enlevé au monde trépidant que vous aviez connu jadis. Vous aviez peur de mourir, de ne pas pouvoir achever votre oeuvre. À force, c'est presque devenu une chambre mortuaire, précédant votre mort qui frappait à la porte de cette chambre, vous avez ainsi vu défiler toute votre vie à travers les 3000 pages que vous vous êtes empressé d'écrire, dans une forme d'urgence. Mais l'urgence n'est pas le mot qui vous convient. Alors, avec l'élégance qui vous sied, vous avez seulement pris le temps de reculer la venue de cette mort, puis de l'accepter une fois le temps retrouvé.
À présent, je dois vous quitter. Cher Marcel, grâce à ce livre que je viens d'achever, grâce à l'érudition mais aussi à l'esprit pédagogique de
Johan Faerber et aux magnifiques dessins de
Rachid Maraï, je possède deux ou trois clefs pour revenir vers vous, vers votre oeuvre, je ne sais pas où mes pas me mèneront.
J'espère vous rencontrer, être enfin devant vous. Je ne sais pas si je reviendrai vers vous comme un surfeur porté sur sa vague, je sais simplement que je vous connais un peu mieux à présent depuis mon transat, pour imaginer de merveilleuses retrouvailles...