Deux nouvelles extraites du recueil «les enfants du jazz » qui illustrent toute la maitrise de John Scott Fitzgerald, son sens de la formule (je me pourlèche encore de son « Il avait de la beauté … avec des restrictions.»), sa justesse dans ses descriptions de la vie conjugale, ses ellipses qui sous-entendent la vie répétitive, morne et prévisible, bref sans intérêt, de ses protagonistes.
C'est la première nouvelle qui m'a particulièrement séduite, « la coupe de cristal taillé», où le lecteur assiste au lent naufrage d'Evelyn, de son couple, de sa famille. Face à ce délitement physique et psychologique, face à cet épuisement des chairs (comme disait Andrée Chedid, la grande Andrée trop méconnue), Fitzgerald oppose le vase en cristal taillé, cadeau d'un admirateur éconduit, vase « aussi dur, aussi beau, aussi vide, aussi transparent » qu'Evelyn, vase qui reste inchangé malgré les années et qui sera la source de bien des drames …
La deuxième nouvelle, qui donne son titre à ce petit bouquin, m'a moins plu. L'écriture m'a semblé moins corrosive, moins précise et le sujet, à savoir l'abandon de nos rêves de jeunesse au fil des ans, est traité avec moins d'originalité et moins de force.
Ceci dit, je referme ce court bouquin – d'un prix tout à fait abordable – avec l'envie de découvrir plus avant cet écrivain américain.
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Il y a à boire et à manger dans la collection Folio 2€, mais cette fois-ci c'est bonne pioche.Voilà deux nouvelles qui mettent particulièrement en relief la plume fine et ciselée de Fitzgerald.
On commence avec une malédiction logée dans une coupe en verre taillé, et qui apportera le malheur à la femme froide et dure à laquelle un amant éconduit l'avait offerte. On poursuit avec une femme libre et flambloyante qui va cruellement mettre en relief la triste banalité du petit libraire qu'elle aura fait fanstasmer toute sa vie.
La première nouvelle est caustique à souhait, la seconde d'une mélancolie presque douloureuse, et les deux offrent un petit moment de lecture particulièrement agréable!
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Le temps écoulé de trente-cinq à soixante-cinq ans défile devant l’esprit passif comme un manège confus et incompréhensible. Un manège de chevaux boiteux, essoufflés, il est vrai, peints d’abord de teintes pastel, puis de gris ternes et de bruns, mais qui déroute, provoque un vertige intolérable, comme jamais ne le firent les manèges de l’enfance et de l’adolescence, ni sûrement les montagnes russes au cours défini, dynamique, de la jeunesse. Pour la plupart des hommes et des femmes, ces trente années se caractérisent comme une retraite graduelle de la vie, l’abandon d’abord d’un front aux nombreux refuges, ces mille plaisirs et curiosités des jeunes gens, pour une arrière-ligne où l’on réduit toutes ses ambitions à une seule, ses distractions à une seule, ses amis à une poignée auxquels nous sommes insensibilisés ; pour se retrouver en fin de compte sur un bastion désert, désolé, désarmé, où tantôt on entend le sifflement des obus, tantôt on ne le perçoit plus qu’à peine, tour à tour pris de peur et de fatigue, dans l’attente de la mort.
Il y eut l’âge de la pierre brute, l’âge de la pierre polie, l’âge du bronze et, longtemps après, l’âge du cristal taillé. A l’âge du cristal taillé, quand une jeune dame avait persuadé un jeune homme aux longues moustaches frisées de l’épouser, elle passait ensuite plusieurs mois à écrire des lettres de remerciements pour toutes sortes de cadeaux en cristal taillé – bols à punch, rince-doigts, verres à eau, verres à vin, coupes à sorbets, bonbonnières, carafes et vases – car, sans rien avoir de très neuf en cette fin de siècle, il reflétait alors avec une ardeur particulière l’éclat éblouissant de la mode, de Back Bay aux points avancées du Middle West.
Evelyn avait cessé d’accentuer son sourire dans le mois qui avait suivi l’affaire Freddy Gedney. Extérieurement, tout avait continué comme par le passé. Mais, pendant ces quelques minutes où elle avait découvert combien elle aimait son mari, Evelyn avait aussi compris quelle blessure indélébile elle lui avait infligée. Elle lutta pendant un mois contre des silences douloureux, des accusations et des reproches délirants, elle plaidait auprès de lui, lui faisait une cour timide et pitoyable, alors qu’il en riait amèrement ; puis elle avait, elle aussi, glissé graduellement dans le silence, et un mur d’ombre impénétrable s’était dressé entre eux. Elle avait reporté cet élan d’amour apparu en elle sur Donald, son petit garçon, dont elle avait pris conscience avec une sorte d’émerveillement comme d’une part de sa propre vie.
L’année suivante, une accumulation d’objets communs d’intérêt, de responsabilités et quelques lueurs subsistant du passé avaient rapproché à nouveau mari et femme ; mais après une vague de passion assez pathétique, Evelyn comprit que sa grande chance était passée. Il ne restait plus rien, simplement. Elle aurait pu être pour eux deux la jeunesse et l’amour ; mais cette période de silence avait lentement asséché les sources de la tendresse, et son propre désir de s’y désaltérer était mort.
(La coupe de cristal taillé)
Puis tonna au loin une voix limpide comme une cloche. Elle provenait du centre de la coupe, ruisselait le long de ses flancs jusqu’au sol, rebondissait ardemment vers Evelyn.
- Vois-tu, je suis le destin, criait la voix, et je suis plus fort que tes plans dérisoires. Je suis l’issue des événements et je diffère de tes petits rêves ; je suis la fuite du temps, la fin de la beauté et les désirs frustrés ; tous les accidents, les omissions, les instants qui déterminent les heures cruciales, m’appartiennent. Je suis l’exception qui ne confirme aucune règle, les limites de ton pouvoir, le condiment dans le plat de l’existence.
(la coupe de cristal taillé)
Dans sa passivité massive et redoutable, il était posé là au cœur de la maison comme il y était demeuré depuis de longues années, jetant autour de lui les rayons glacés de mille regards, luisances perverses fondues l’une dans l’autre, sans jamais vieillir, sans jamais changer.
(La coupe de cristal taillé)
« L'histoire de ma vie est celle du combat entre une envie irrésistible d'écrire et un concours de circonstances vouées à m'en empêcher.
[…] Puis, mon roman a été publié. Puis, je me suis marié. Maintenant, je passe mon temps à me demander comment tout cela est arrivé.
Selon les mots de l'immortel Jules César : « Tout est dit ; il ne reste plus rien. » (Francis Scott Fitzgerald, « Qui est qui, et quoi? », paru dans le Saturday Evening Post du 18 septembre 1920.)
« […] En mai 1934, Fitzgerald [1896-1940] s'ouvre de son projet subtil à son éditeur, Maxwell Perkins [1884-1947] : « Comme vous le savez, je n'ai jamais rien publié de personnel sous forme de livre parce que j'ai toujours eu besoin de tout le matériel possible pour mes oeuvres de fiction. Toutefois, un certain nombre d'articles et de textes divers ont attiré l'attention d'un vaste public et pourraient le faire de nouveau si nous pouvions trouver, entre le titre et les textes, le lien qui puisse nouer l'humour à un soupçon de sagesse. » […] Perkins ne répond pas. Mais l'idée refait surface deux ans plus tard, en mars 1936, quand Fitzgerald lui propose « un livre de réminiscences, non pas une autobiographie, mais des réminiscences ». […] Fitzgerald, plus précis encore : « Il est plus triste de retrouver le passé et de s'apercevoir qu'il n'est pas à la hauteur du présent que de le voir s'échapper pour demeurer à tout jamais une construction harmonieuse de la mémoire. » Il s'agit donc, dans ce livre des réminiscences, au cours de cette délicate chasse aux papillons, de retrouver, en dépit de la tristesse et contre elle, un passé à la hauteur du présent, un passé qui tienne ses promesses à l'avenir. […] « Il se trouve que la plus grande partie de ces articles sont intensément personnels : alors qu'un journaliste doit trouver un sujet sur lequel écrire son article quotidien ou hebdomadaire, j'ai écrit ces articles uniquement lorsque l'impulsion venait de l'intérieur. En fait, j'ai les mains plus propres pour la non-fiction que pour la fiction. » […] le projet « Mains propre » était resté lettre morte. Que vive Un livre à soi. » (Pierre Guglielmina, Qu'est-ce qu'un « livre à soi »?)
« […]
[…] Jamais la foi dans le destin de l'homme n'avait atteint les sommets auxquels elle est parvenue dans les années 1890 - rarement cette même foi a plongé aussi bas qu'aujourd'hui. Lorsque nous observons autour de nous un rapide déclin des idéaux de conduite, il existe nécessairement une cause fondamentale pour l'expliquer. Il est impossible d'être vicieux dans le vide. Quelque chose de sérieux (que seuls les évangélistes professionnels, les romanciers de gare et les politiciens corrompus prétendent comprendre) affecte le monde. Il faudra un coeur solide pour nager à contre-courant dans ces eaux troubles et ne pas être, comme ma génération, un peu cynique, un peu las et un peu triste. […] - doit-on s'étonner que nous redoutions presque d'ouvrir les journaux le matin de peur d'y découvrir une nouvelle dérive de la civilisation, une nouvelle infamie dans cette chambre obscure que nous appelons le coeur humain !
C'est sur ce monde que nos enfants ouvrent aujourd'hui les yeux. […]
[…] si mon enfant est un meilleur homme que moi, il viendra me voir enfin pour dire, non pas : « Père, tu avais raison concernant la vie », mais plutôt : « Père, tu avais complètement tort. »
Et quand ce moment viendra, et il viendra, puis-je être assez juste et sage pour dire : « Bonne chance et adieu, car j'ai possédé autrefois ce monde qui t'appartient, mais je ne le possède plus. Suis ta voie à présent, avec vaillance dans le combat, et laisse-moi en paix, au milieu de tous ces torts passionnés que j'ai aimés, car je suis vieux et ma tâche est accomplie. » (Francis Scott Fitzgerald, « Attendez d'avoir des enfants à vous ! », paru dans Woman's Home Companion, juillet 1924)
« Crack-up (titre original de ce texte [Craquer]) signifie certes « craquer nerveusement », mais aussi, « rire » ou « faire rire ». Fitzgerald a certainement ce double sens en tête […] » (Note de Pierre Guglielmina)
0:04 - Craquer
13:51 - Générique
Référence bibliographique :
Francis Scott Fitzgerald, Un livre à soi, traduit par Pierre Guglielmina, Éditions Les Belles Lettres, 2017
Image d'illustration :
https://www.npr.org/2015/01/10/376118599/west-of-sunset-imagines-f-scott-fitzgeralds-last-years-in-hollywood
Bande sonore originale : Gotama - Inner Silence
Site :
https://gotama-music.bandcamp.com/track/inner-silence
#FrancisScottFitzgerald #Craquer
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