Madame Bovary nous dit :
Flaubert c'est moi!
Le problème est là.
Flaubert a une vision de lui-même et donc du monde particulièrement décourageante qui contamine tout le roman.
On a l'impression que pour lui, tous les hommes sont d'une manière ou d'une autre d'une irrémédiable stupidité; l'ennui semble être leur état naturel; l'intelligence n'est qu'un fatras de préjugés et de naïvetés; tout individu est soit d'une autosatisfaction grotesque soit dans un aveuglement pitoyable. le cirque humain : un festival de faiblesses et de médiocrités.
Alors pourquoi lire
Flaubert? S'infliger sa cruauté? Pourquoi ne pas être réfractaire à ce cynisme impitoyable? Pourquoi lire ce roman sur rien (au dire même de l'auteur)?
Une première raison :
Flaubert est un écrivain : ça se lit, ça se sent, ça étonne. Effectivement il y a un rendu souvent virtuose des situations, avec une atmosphère et un sens du récit qui captive le lecteur. Tous épisodes psychologiques à un cadre correspondant, avec des sensations associées, visuelles, auditives… C'est comme un film! C'est mis en scène, filmé, dialogué, sonorisé, par un pro! Une écriture réellement élaborée qui a un pouvoir étonnant de suggestion.
Donc réussite remarquable du réalisme au premier degré.
Une autre raison, sur le fond?
- Une révélation morale?
. La morale de cette histoire… Contentez-vous et sachez apprécier ce que vous avez ... Ce serait sage, on n'y croit pas,
Madame Bovary ce n'est pas une fable de la Fontaine!
. Un récit construit pour terrifier dans un tableau expiatoire final insoutenable? Ce serait diabolique!
. Un zoom sur le point aveugle du moi occidental, un écho de
Schopenhauer et du bouddhisme? (ils étaient contemporains), je plaisante… Tout le monde l'aurait manqué.
. La construction d'une ellipse rhétorique qui démontrerait que la vie humaine doit se construire un sens, faute de quoi elle finit dans la déréliction? C'est peut-être ce que beaucoup de lecteurs gardent du roman plus ou moins consciemment.
- Une révélation psychologique?
Ce n'est pas possible car
Flaubert prend bien soin de détruire pour le lecteur toute possibilité d'empathie avec ses personnages. Quel lecteur enthousiaste arrive à soutenir Emma? Charles? Léon? Rodolphe ? Homais?
Flaubert a mis son reflet dans tous, ils sont tous
Flaubert, déclinés sur la gamme des défauts, du masochisme jusqu'à la complaisance envers soi-même. Là où il est singulier, c'est qu'il dit, haïssez moi!
- Une révélation par l'humour?
Il est noir, grinçant et triste dans le style de : «Ces gens-là, Monsieur…»
Il faut admettre qu'on ne rit pas. Pas du tout. Après le sinistre épisode du pied bot, on ne peut plus rire?!
Dans
Cervantès, dans
Balzac, dans Marquez, il y a des idiots, des monstres, des horreurs, mais on peut éclater de rire.
- Une révélation par l'émotion?
C'est le plus grave, il n'y a pas de sens du tragique : on ne s'identifie pas, on ne pleure pas, on n'aime pas.
La mort d'Emma est un chef d'oeuvre d'écriture, magnifiquement composé et impressionnant. Pourtant, au lieu de fondre en larmes, on est glacé, comme si on contemplait les écorchés de Fragonard.
- Une révélation par la sensation? Ah! Peut-être. Ce qui expliquerait cette étrange dichotomie entre une forme ciselée et poétique et un fond psychorigide.
Alors ne me renvoyez pas à lire des romans à l'eau de rose, qui seuls pourraient convenir à ma sensiblerie.
Ne jeter pas la pierre sur l'ignare qui ne sait rien des bons auteurs ou de la belle langue.
Un peu de charité : ne me lancez pas les tomates réservées aux mauvaises critiques sous le prétexte que ma vanité a voulu se payer un classique.
Je vous concède que ceux qui aiment vraiment ce roman ont raison contre moi, aimer c'est comprendre.
Je n'y peux rien,
Madame Bovary ce n'est pas moi!