"Vous devez le lire, ce livre ! nous disait G. Azzalini, ma prof de français. C'est pour votre bac, et ça vous donnera un peu de culture ! Si vous vous ennuyez, c'est normal : c'est parce qu'Emma s'ennuie aussi dedans ! Vous relisez les passages, vous êtes morts de rire !"
Du courage, Sylvain, du courage. Il fallait lire ce livre à moins de se faire laminer au bac de français. "
Madame Bovary" ayant la réputation d'être le roman le plus emmerdant de l'Histoire, je ne m'étais pas pressé pour le lire. Mais on me disait tellement de bien sur le style, l'ironie, la satire de chaque personnage, que j'ai fini par l'ouvrir pour regarder si j'avais suffisamment de subtilité pour y voir clair là-dedans.
Voilà pourquoi j'ai abordé Bovary certes comme une obligation, mais aussi comme un roman humoristique qui nécessiterait toute mon intelligence à être révélé. Et la première surprise que j'ai eue en lisant était de voir que
Flaubert avait quand même mis des trucs assez gros. Les noces chez les paysans, avec l'orchestre qui fait fuir les oiseaux et les fermiers qui n'arrivent pas à se raser sans s'écorcher le visage, le nom du pharmacien Homais ("oh, mais !")... J'irais même jusqu'à dire qu'il y a des scènes d'anthologie là-dedans : la lettre de Rodolphe et l'opération d'Hippolyte figurent dans mon best-of personnel d'humour noir.
Car ce ne sera une surprise pour personne si je dis que
Flaubert avait des tas de cibles à travers ce roman, qu'il tirait dessus avec l'arbalète spéciale du troll Détritus, et que ses deux plus grandes étaient le romantisme niais dans lequel Emma s'embourbe, et tout simplement la bêtise humaine. Croyant comme non-croyant, gueux comme noble, il n'épargne personne : mais ce qui m'a fait le plus marrer, je crois, c'était le fait que Homais et Bournisien parviennent encore à s'engueuler alors qu'Emma vient de se suicider juste devant leurs yeux. Tout le monde s'en fout de sa mort : sa soirée funèbre et son enterrement sont longs à en mourir, et on préfère savoir qui est en train de voler les pommes de terre de qui. Tout le monde, sauf le pauvre Charles, qui aimait sa femme à la folie. Ce type m'a fait penser au papy dans "Le Viager" : on passe son temps à manigancer des choses dans son dos, et lui ne se rend compte de rien et voit la vie en rose fluo. Il ne s'est jamais rendu compte que sa femme avait de grandes ambitions, fantasmant un romantisme baroque et dégoulinant de clichés à faire passer une wattpadienne pour une amateure. Et ce n'est qu'après sa mort qu'il commence à rêver comme elle !
Oui, ça m'a plu. Mais sans une aussi bonne prof, je n'aurais jamais apprécié ce bouquin, ni même pensé le faire un jour. Et je ne peux pas m'empêcher de penser à tous ces confrères, sur Babelio ou ailleurs, pour qui cette lecture a été le calvaire ultime. Et il y a de quoi...
Car enfin, on a trop déifié "
Madame Bovary". À vouloir l'infliger à des millions d'élèves qui n'avaient rien demandé sans être sûrs d'avoir développé leur lettrisme au préalable, ils se sont faits torturer par un machin auquel ils ne comprenaient rien, et le flamboyant pamphlet en son temps s'est vu devenir un vieux truc poussiéreux, voire même un instrument de torture littéraire (je vous incite à voir l'article de Désencyclopédie sur le sujet). Fallait-il vraiment les contraindre à ce point ? Fanatiser à ce point ce culte pour un livre certes grand, mais qui a été fait pour son temps et qui voudrait sans doute que nous nous tournions vers le notre ? Petit à petit, comme "Les fleurs du Mal", comme "La comédie humaine", comme "Les Rougon-Maquart", d'ouvrage sulfureux et voulant renverser le système, "
Madame Bovary" est devenu un reliquaire de la "vraie" littérature, un atrefact permettant de juger, si l'on parvient à le décrypter ou pas, si nous sommes ou non des êtres d'une intellectualité supérieure*.
Et puis il y a eu ces chapitres où je sentais qu'il y avait un truc mais que je n'avais pas compris, ces lenteurs, et cette crainte de passer à côté de la majorité du style. Vers la fin de la partie 1 et à certains passages de la 2, je suis parti dans un trip un peu tordu où je me suis mis à croire qu'il fallait chercher des interprétations dans les comportements les plus humains, des doubles sens même dans les rares vrais gestes de tendresse ou de pitié envers les personnages ; voire même dans les coquilles qui se sont glissées dans le texte (et il y en a un paquet dans l'édition scolaire du Larousse). En nous vendant Bovary comme le roman ultime, les élitistes de l'Académie française et du ministère de l'Éducation ont développé une véritable paranoïa littéraire. Trop de subtilité ne tue pas forcément la subtilité, mais l'idolâtrer peut le faire.
*Tiens, c'est vrai, ça : et s'il y avait une organisation millénaire qui faisait de la sélection pour parvenir à obtenir l'intello ultime ? Il pourrait alors devenir le Messie des adeptes de la Pléiade...