Réunissant opportunément en un ensemble on ne peut plus cohérent sept textes jusqu'alors dispersés, ce livre d'analyse et de réflexion interroge le rapport de la littérature avec — et à — l'épreuve du deuil, particulièrement d'un enfant, ce «comble», ce «scandale où tout s'abîme», sa fondamentale confrontation à «l'inintelligible énigme du Mal». Avec le style juste et limpide qu'on lui connaît dans tous ses ouvrages, dont plusieurs témoignent d'un drame personnel,
Philippe Forest éclaire les vies et les oeuvres, liées, de
Dostoïevski,
Faulkner (qui perdirent chacun un enfant) et Camus (donné pour mort dans son adolescence et qui porta à la scène
Dostoïevski et
Faulkner) : la mort d'un enfant « — fut-elle naturelle — est toujours un crime. »
Désamorçant les questions perfides (l' "impudeur" ne serait-elle pas justement là?) qu'on imagine sur l'absence de légitimité morale qu'il y aurait à exploiter une histoire intime pour créer un objet esthétique, l'auteur de
L'Enfant éternel, qui écrivait ailleurs «le "je" est plutôt un témoin qu'un héros», pose radicalement : « Bien sûr, n'importe qui a le droit d'écrire sur n'importe quoi. » Au-delà, avec une intelligence, une éthique et une lucidité exemplaires (c'est-à-dire sans illusions), rappelant maints écrits de Bataille,
Malraux,
Shakespeare, Joyce ou Kobayashi Hideo,
Philippe Forest refuse de s'en remettre au « vieux concept de la catharsis [purgation des passions] pour ne pas vouer la littérature à n'être que l'auxiliaire de l'illusion religieuse. » Encore battue en brèche, l'expression galvaudée « faire son deuil » — et l'idée, voire le grigri trop confortable, pratique, dont on use et abuse aujourd'hui afin de rassurer vite fait et à bon compte, thèse si mal convaincante pour ne pas dire inacceptable ou «barbare»: comment céder au « bon sens » qui ordonnait à Clytemnestre, Electre ou Antigone de procéder à l'effacement de leur chagrin ? «Deuil impossible où se révolte l'absurde de
la condition humaine […] expérience inédite et cependant répétée de l'impossible». Comment croire à quelque salut par la littérature, à son possible triomphe sur la mort, comment ne pas reconnaître «la pathétique et inquiète impuissance de toute parole devant une tombe ouverte» ? Pour
Philippe Forest, qui formule ici d'insolubles paradoxes («la littérature du deuil échoue forcément et […] de cet échec elle tire le principe de sa perpétuelle justification» ; «il n'y a pas de littérature du deuil, […] il n'y a de littérature que du deuil») son seul pouvoir sera de «conserver sa confondante vertu de vertige». Dans un monde où le sacrifice d'Isaac se perpétue encore chaque jour,
Philippe Forest conforte l'implacable pertinence de la phrase de Camus: «L'art et la révolte ne mourront qu'avec le dernier homme.»
Critique parue dans une version réduite dans "Encres de Loire" n° 52 page 14, été 2010
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