L'ombre et le mal dans les contes de fées

Dans son vieil age, Jung n'accordait plus beaucoup de séances analytiques, et lorsque ses amis ou ses anciens disciples venaient le voir, ils évitaient autant que possible de le fatiguer avec leurs problèmes personnels. Il m'arrivait souvent - et je ne suis pas la seule personne à en avoir fait l'expérience - que, me débattant dans quelque difficulté, je me gardais de lui en parler; or, dans les premières minutes de conversation, Jung commençait à me parler exactement de mon problème, me fournissant toutes les réponses et les suggestions dont j'avais besoin. Je lui demandais comment il faisait qu'il se soit mis spontanément à parler justement de cela, et généralement il me répondait qu'il n'en avait aucune idée, que simplement cela lui était venu à l'esprit en s'asseyant en face de moi. [...]

Les chinois appelleraient cela "être en Tao". Si vous êtes en Tao, c'est à dire si vous êtes en harmonie avec les couches les plus profondes de votre être, avec votre totalité dans le Soi, celui-ci agit à travers vous. Mais pour cela il faut être vacant, ne pas avoir d'intention venant du moi : si voulez faire la chose juste, aider l'autre, votre moi bloque l'effet spontané; vous placez en travers de la possibilité naturelle. C'est pourquoi Jung disait, paradoxalement, que l'analyste qui a l'intention ou le désir de guérir ses patients n'est d'aucune utilité. [...] seul le Soi en l'autre sait ce qui lui est bon et par quelle voie il doit y parvenir, que ce chemin plaise ou non à l'analyste.

Les artistes, en particulier, sont généralement très réticents quant à entreprendre une analyse. La raison en est qu'ils craignent de perdre leur don créateur. Il est malheureusement vrai qu'une psychanalyse réductrice qui s'exprimerait ainsi : "Ce que vous avez peint, sculpté ou écrit n'est que l'expression de tel ou tel de vos complexes" serait mortelle. Mieux vaut ne pas toucher aux oeuvres d'un artiste et ne pas chercher à les interpréter.

[...] en ne soulignant pas l'ombre à l'autre, nous ne lui ôtons pas sa chance de la découvrir par lui-même. Si vous faites remarquer à autrui qu'il (ou elle) a laissé agir son ombre, vous vous placez au-dessus de lui. Si la relation humaine n'est pas suffisamment stable et que l'autre craigne que vous ne soyez trop fort pour lui, il est préférable, le plus souvent, de laisser aller, car si l'autre découvre la chose tout seul, son propre prestige est renforcé. Il peut donc arriver que de ne pas faire allusion aux fautes et aux faiblesses de l'autre soit une façon de respecter son intégrité. On respecte cette personne en la jugeant capable de sens éthique et susceptible de découvrir son erreur par elle-même. Si la relation est excellente, il n'est plus besoin de ces précautions, car il n'existe plus de problème de prestige entre les deux. [...]
Cependant il y a des circonstances où on a la responsabilité morale d'autres personnes, et où c'est un devoir d'intervenir. Il peut arriver aussi que des rêves nous y obligent malgré nous.

Quand on est dans un groupe, on est généralement obligé de cacher son noyau le meilleur et le plus intime, et il est rare qu'on puisse le laisser paraitre. Cependant cela peut arriver.
Je me souviens d'une réunion peu nombreuse chez Jung où il se passa quelque chose de tout à fait exceptionnel. Il y régnait une harmonie collective parfaite qui n'avait rien à voir avec un abaissement de la conscience ni une participation mystique. L'impression était celle d'une présence spirituelle [...] Cette harmonie, ressentie comme supra-personnelle, fait que tout ce qui se passe apparait alors comme numineux. J'en fus si impressionnée que j'en parlai plus tard à Jung. Il me dit :
"Oui, habituellement c'est dans la solitude que l'on rencontre le Soi, mais il y a quelquefois des exceptions; quand le Soi se manifeste comme un facteur collectif, généralement dans une petite réunion d'amis, c'est une expérience particulièrement numineuse. C'est même parfois ressenti comme plus numineux que lorsqu'on l'éprouve seul.