«Je ne suis pas
Stiller !» C'est la première phrase du roman (et c'était le titre d'une traduction antérieure), et son caractère de dénégation saute aux yeux du lecteur, ne serait-ce que parce que le livre s'intitule
Stiller et la première partie, qui couvre 450 pages, «Notes de
Stiller en prison». D'autant que, toujours dès la première pa
ge, le narrateur fait le voeu de réclamer sans cesse du whisky. «Car sans whisky, j'en sais quelque chose, je ne suis pas moi-même.» Qui est-il ? Il est celui qui ne veut pas être
Stiller. Pour trouver une identité, il faut commencer par quitter son identité.
Stiller est «un rôle», celui que le narrateur endosse depuis la naissance. Ne pas être
Stiller signifie d'abord ne pas être «leur
Stiller», ne pas jouer ce «rôle qui arrangerait ces gens-là mais qui n'a rien à voir avec moi». La libération passe par le vide, la page blanche. «Que me veulent-ils ? Je suis un homme malheureux, nul, insignifiant, qui n'a pas de passé, pas le moindre passé. Pourquoi toutes mes fanfaronnades ? Uniquement pour qu'ils me laissent à mon vide, mon insignifiance, ma réalité car il n'y a pas de fuite possible, et ce qu'ils m'offrent c'est la fuite, pas la liberté, la fuite dans un rôle. Pourquoi n'y renoncent-ils pas ?»
Stiller est un ancien sculpteur soudainement disparu soupçonné d'être impliqué dans une affaire de meurtre et qui, sous un faux nom, a tenté de passer la frontière suisse avec un passeport américain. La Suisse ne joue pas un beau rôle dans le roman, mais n'importe quel pays, avec sa fierté d'être précisément celui-ci, aurait eu la même efficacité.
Né en 1911 et mort en 1999,
Max Frisch fut d'abord architecte, carrière qu'il abandonna pour la littérature avant de la reprendre, ne parvenant pas à faire de la littérature l'affaire de sa vie. Ce n'est que quadragénaire, à sa seconde tentative, qu'il rompt définitivement avec l'architecture comme profession pour devenir écrivain, suivant un itinéraire rappelant celui de
Jean Dubuffet se consacrant à la peinture avant, devant son échec, de pratiquer le commerce du vin jusqu'à ce que l'art l'emporte une bonne fois pour toutes.
Max Frisch est avec
Friedrich Dürrenmatt, né en 1921 et mort en 1990, l'un des deux grands auteurs suisses allemands de la deuxième moitié du XXe siècle. Tous deux furent, entre autres, romanciers et dramaturges. Ils connaissent le succès mondial à peu près en même temps :
Stiller date de 1954 et
la Visite de la vieille dame de 1956.
Max Frisch a dit en 1961 à propos de leur lien (voir la
Correspondance entre les deux auteurs traduite chez Zoé en 1999) : «Nous sommes amis. […] Nous le disons en plaisantant, il ne nous reste pas d'autre possibilité que d'être amis. Car, si nous nous attaquions l'un l'autre, ce serait une si grande affaire pour ses proches et les miens, ses adversaires et les miens, qui n'attendent que cela ! Ainsi, nous sommes bel et bien amis, mais par-dessus le marché, nous y sommes condamnés.» C'est contre une condamnation d'un ordre semblable que se rebelle
Stiller, il ne cesse de faire appel du jugement qui l'institue
Stiller.
«Répétition ! Je sais pourtant : l'essentiel n'est pas d'espérer une vie sans redite, mais de faire de cette inévitable répétition, de son plein gré (malgré la contrainte), sa vie même, en reconnaissant : Voilà qui je suis ! Mais chaque fois (la répétition, c'est aussi cela) il suffit d'un mot, d'une expression qui m'effraie, un paysage qui réveille des choses en moi, et je ne suis plus que fuite, fuite sans espoir, uniquement parce que je crains la répétition.»
Stiller veut que son vrai monde soit l'imaginaire, il ne veut rien avoir à faire avec «ce
Stiller parti sans laisser d'adresse», suivant les mots indéfiniment répétés en un procédé qui annonce
Thomas Bernhard. Une grande partie du livre est consacrée aux récits, qu'il invente à partir de petits riens, de ses prétendues aventures extraordinaires au Mexique et aux Etats-Unis avec assassinats afférents. A l'opposé, il nie reconnaître sa femme et ne se retrouve pas dans les propos de son ami le procureur, dont la femme fut pourtant son amante. Son malheur est de n'être à la hauteur ni du réel ni de la fiction. Et, pourtant, tous les personnages de sa vie viennent l'identifier, reconnaître en lui quelque chose d'eux. Comme l'écrit
Olivier Mannoni dans sa préface (l'édition contient aussi une postface de
Michel Tournier) : «Tous s'abreuvent en
Stiller, tous viennent y chercher la substance de leurs rêves […].
Stiller est un meurtrier entouré de vampires, son imaginaire est le sang dont elles se repaissent, ces figures invisibles au miroir du héros.» Tous veulent que
Stiller admette être
Stiller, mais qu'est-ce que
Stiller ?
LINDON Mathieu
http://www.liberation.fr