Parfois, me trouvant seul dans cette pièce, la tentation me venait de chercher dans le dictionnaire monumental d'Andrews les mots impurs de la langue latine. Ils y étaient tous, je le savais. J'hésitais pourtant. C'était honteux et un peu enfantin...Finalement je cédais. Tout un monde de luxure se mettait à vivre dans ma tête et le sang me battait aux tempes. Les obscénités de Catulle et de Martial se logeaient dans ma mémoire comme des airs de musique qui vous poursuivent la journée entière. "J'agis comme un païen", me disais-je. Il me semblait que de ce gros livre montait un terrible murmure de plaisir et que tout cela bourdonnait autour de moi. Le bonheur des corps, la chair nue et resplendissante des esclaves, la volupté victorieuse de tous les scrupules, la brutalité des gestes, je croyais voir ces choses dans les mots si froidement définis par l'auteur du lexique. La tête m'en tournait encore quand j'avais quitté la bibliothèque.
De retour à l'Université, je me mis à écrire plus encore que par le passé, pour essayer de créer un monde imaginaire où j'échapperais au tourment perpétuel des sens. Ce fut vers cette époque que me vint à l'esprit l'histoire d'un homme à qui serait départi le don de se transformer en qui lui plaisait. Passant d'un personnage à l'autre, il ferait ainsi une sorte de voyage à travers l'humanité, devenant jeune et beau, ou vieux et savant, à sa guise, homme, femme, riche, pauvre, tantôt marin, tantôt soldat, tantôt banquier ou professeur. [...................................................]
Les premières pages de ce livre furent écrites peu de temps après, puis complétées à Paris en 1922. Beaucoup plus tard, je devais reprendre le livre et le faire paraître en 1946.
On buvait sec à l'Université et presque toujours de l'alcool d'une qualité rendue fort douteuse par les rigueurs de la prohibition. Des rumeurs circulaient sur des hommes qui étaient devenus aveugles parce qu'ils avaient abusé du gin de contrebande, mais on n'a jamais pu découvrir un étudiant américain qui eût peur d'une bouteille de gin. J'écoutais de mon lit, non sans dégoût, ces braillements et tous les éclats d'une gaieté que je jugeais bestiale. Pas une fois dans toute ma vie, je n'avais été ivre.
Le cheval trottinait doucement. Il connaissait le chemin, et de temps en temps, je voyais la main de mon compagnon agiter machinalement les rênes comme dans un songe. Ce fut alors que se produit l'incident ridicule et inoubliable que j'ai raconté dans un roman. Un gant que j'avais posé sur mes genoux glissa tout à coup à terre, sur la route. Je le vis aussitôt et ne bougeai pas. N'importe qui d'autre, à ma place, eût secoué le garçon par le bras pour le réveiller, pour lui dire d'arrêter son cheval, mais moi , non. Secouer le garçon par le bras, toucher ce bras nu...Impossible. Alors il fallait donner de la voix, crier quelque chose. Mais non, cela aussi était impossible. Je n'osai pas, le garçon était trop beau. Eût-il été vilain que la question ne se fût même pas posée. Je savais cela, je retrouvais en moi l'attirance mêlée d'effroi que m'avait inspirée le soldat américain dans ses guêtres claires à la porte de l'ambassade.
J'étais comme les fantômes des légendes anglaises, lesquels ne parlent que si on leur adresse d'abord la parole. Cette solitude dont j'allais si durement souffrir, il valait mieux pour moi ne pas savoir le temps qu'elle allait durer. A vrai dire, j'agissais comme un imbécile, et je ne le savais pas. Je ne savais pas que je renonçais peut-être à des années de bonheur, que je renonçais à ma jeunesse. A quoi bon se lamenter sur cela aujourd'hui ? Tout me rejetait en moi. Je me barricadais follement contre une Amérique qui m'eût offert à pleines mains tout ce qu'un garçon de mon âge était en droit de souhaiter.
"[…] les auteurs d'aphorismes, surtout lorsqu'ils sont cyniques, irritent ; on leur reproche leur légèreté, leur désinvolture, leur laconisme ; on les accuse de sacrifier la vérité à l'élégance du style, de cultiver le paradoxe, de ne reculer devant aucune contradiction, de chercher à surprendre plutôt qu'à convaincre, à désillusionner plutôt qu'à édifier. Bref, on tient rigueur à ces moralistes d'être si peu moraux.
[…] le moraliste est le plus souvent un homme d'action ; il méprise le professeur, ce docte, ce roturier. Mondain, il analyse l'homme tel qu'il l'a connu. […] le concept « homme » l'intéresse moins que les hommes réels avec leurs qualités, leurs vices, leurs arrière-mondes.
[…] le moraliste joue avec son lecteur ; il le provoque ; il l'incite à rentrer en lui-même, à poursuivre sa réflexion. […]
On peut toutefois se demander […] s'il n'y a pas au fond du cynisme un relent de nostalgie humaniste. Si le cynique n'est pas un idéaliste déçu qui n'en finit pas de tordre le cou à ses illusions.
[…]" (Roland Jaccard.)
0:14 - Bernard Shaw
0:28 - Julien Green
0:45 - Heinrich von Kleist
1:04 - Georges Henein
1:13 - Ladislav Klima
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1:44 - Hector Berlioz
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2:12 - Friedrich Nietzsche
2:23 - Roland Jaccard
2:37 - Alphonse Allais
2:48 - Samuel Johnson
3:02 - Henrik Ibsen
3:17 - Gilbert Keith Chesterton
3:35 - Gustave Flaubert
3:45 - Maurice Maeterlinck
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4:08 - Aristippe de Cyrène
4:21 - Générique
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Référence bibliographique :
Roland Jaccard, Dictionnaire du parfait cynique, Paris, Hachette, 1982.
Images d'illustration :
Marquise de Lambert : https://de.wikipedia.org/wiki/Anne-Thérèse_de_Marguenat_de_Courcelles#/media/Datei:Anne-Thérèse_de_Marguenat_de_Courcelles.jpg
George Bernard Shaw : https://fr.wikipedia.org/wiki/George_Bernard_Shaw#/media/Fichier:G.B._Shaw_LCCN2014683900.jpg
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