J'étais restée en dernière lecture de
Green sur un avis mitigé du Visionnaire (1934), voilà qu'avec Epaves je renoue avec Julien et son univers "impitoyable". Un homme et deux femmes occupent les pages de ce roman paru en 1932. Dans un
Paris du premier quart du XXe siècle, superbement évoqué par
Julien Green, un bellâtre narcissique riche et totalement dépourvu d'ambition, une femme de condition nettement plus modeste et sa soeur, forment un trio ténébreux, confortablement installé entre les hauteurs du Trocadéro et les quais de Seine.
Trois destins irrémédiablement soudés dans un statu quo conjugal et familial scabreux où s'amorce la fiction. Philippe Clery, dont la fortune a été assurée par son père, Henriette sa femme et sa soeur Eliane, dont l'une pourrait être qualifiée trop hâtivement de tête de linotte et
l'autre de frustrée, forment les figures de cette trinité indissociable, analysée par
Julien Green avec maestria, qui fait plonger dans l'époque pas si lointaine où le statut de "vieille fille" clouait définitivement la femme sans homme au pilori ; c'est le cas d'Eliane à peine trente ans passés! Tout commence avec Philippe Cléry, obsédé par sa propre image et qu'un incident fortuit lors d'une promenade nocturne sur les quais de Seine va mettre en face de sa lâcheté. Il entreprend alors d'examiner enfin celui qu'il faisait semblant d'ignorer être. Un exercice d'introspection qui ne peut manquer de contaminer évidemment les deux personnages féminins. Mais à vouloir trop explorer Philippe Clery ne fait que descendre vers de nouvelles profondeurs et, dans ce parcours d'ombres, c'est du côté de l'écriture de
Green qu'il faut chercher la lumière.
Si la présence inquiète d'un enfant, celui né du couple, agit en contrepoint de l'atmosphère pesante qui règne sur le roman, elle ne l'égaye pas forcément. L'écriture de
Julien Green en revanche s'immisce avec limpidité et fluidité entre les anfractuosités abyssales des désirs refoulés des trois protagonistes et en restitue les ambivalences les plus troublantes ; elle entraîne le lecteur bien au-delà d'une quelconque sordidité et l'incite à ne pas lâcher ces pages avant d'en approcher le terme. La violence cauchemardesque d'
Adrienne Mesurat (1927) ou de
Léviathan (1929) est ici absente mais fait place à l'incommensurable épaisseur d'un ennui bourgeois, noirci par l'univers fantasmatique de l'écrivain. Les mystères de la passion restent les maîtres.
Tout affect est soigneusement dissimulé, le peu qui affleure risquant de mettre en péril l'ordre établi par le trio ; c'est sur ce fil ténu que se tient magistralement le roman, un entre-deux où alternent le dit et le non-dit. Chaque personnage y interprétant la partition qui lui est dévolue sans que l'un ne vampirise jamais
l'autre. Cette composition parfaitement claire souligne, par contraste, les turpitudes intimes des personnages. Attitudes et postures, dans cette triangulaire équivoque, sont autant dictées par des renoncements que par des compromissions, ou des petits arrangements sinistres, que le souffle tumultueux du doute et du cheminement introspectif du personnage masculin finit soudain par faire remonter au jour. La réussite est totale pour moi. Après tout, Soulages fabrique bien de la lumière avec du noir, alors
Green peut bien illuminer des lignes avec d'obscures névroses.