Après une vie de débauche et de luxure, Jean des Esseintes, quitte
Paris et se retire dans un pavillon à
Fontenay-aux-Roses, à l'écart du tumulte, sans voisins.
Là, dans des décors choisis avec un soin extrême, il traîne son mal-être au milieu des seules oeuvres qu'il daigne garder auprès de lui : peintures, parfums, livres...tous rares et précieux.
Son esthétisme exacerbé va de pair avec des moments d'exaltation et d'abattement qui mettent à mal son système nerveux fragile.
Attention, livre hors normes.
A rebours, des Esseintes l'est assurément.
A rebours de son époque, de ses semblables, du monde. Même sa vie est à rebours : passant de dandy mondain à semi-ermite. Mais décadent, toujours.
Résidu de grande famille frappée par la consanguinité, race "à bout de sang", il est devenu celui que "le présent torture, que le passé répugne, que l'avenir effraye et désespère", celui qui ne se résout pas à ce que, sous prétexte de liberté et de progrès, la Société aggrave "la misérable condition de l'homme, en l'arrachant à son chez lui, en l'affublant d'un costume ridicule, en lui distribuant des armes". Il souffre de "l'irrémédiable conflit...entre ses idées
et celles du monde où le hasard l'a fait naître."
Son impossible souhait : trouver un esprit "pointu
et chantourné tel que le sien", visant comme lui, une "studieuse décrépitude".
Des Esseintes se voit comme "ce poète qui, dans un siècle de suffrage universel et dans un temps de lucre, vivait à l'écart des lettres, abrité de la sottise environnante par son dédain, se complaisant,
loin du monde, aux surprises de l'intellect, aux visions de sa cervelle", il ne souhaite que la mort de cette société, de ce vieux monde.
La réalité le dégoûte, lui qui pense que la nature a fait son temps et que l'artifice est la marque distinctive du génie de l'homme, au point qu'il va jusqu'à acquérir des "fleurs naturelles imitant des fleurs fausses". Il veut "s'abstraire suffisamment pour amener l'hallucination et pouvoir substituer le rêve de la réalité à la réalité même."
Pour des Esseintes, la vie des hommes est "de la gourme, des coliques et des fièvres, des rougeoles et des gifles dès le premier âge; des coups de bottes et des travaux abêtissants, vers les treize ans; des duperies de femmes, des maladies et des cocuages dès l'âge d'homme" ; c'est aussi, vers le déclin, "des infirmités et des agonies, dans un dépôt de mendicité ou dans un hospice."
Rien de bien réjouissant donc, d'autant plus qu'au fond, aucune classe sociale n'y échappe dans la mesure où l'avenir est égal pour tous et, "ni les uns, ni les autres, s'ils ont eu un peu de bon sens, ne devraient s'envier.
On l'a compris, la compagnie des hommes lui est haïssable et on peinera à l'imaginer se taper la cloche dans un routier, côtoyant : "ces couches d'affreux rustres qui éprouvent le besoin de parler et de rire haut dans les restaurants et dans les cafés, qui vous bousculent, sans demander pardon, sur les trottoirs, qui vous jettent, sans même s'excuser, sans même saluer, les roues d'une voiture d'enfant, entre les jambes". Il méprise l'humanité composée selon lui, en majeure partie (ah, une faiblesse passagère, Jean ?), de "sacripants et d'imbéciles". On trouverait sans peine personnage moins misanthrope.
Bien évidemment, l'homme est à prendre au sens générique et il n'a pas plus d'intérêt pour la femme, à la "bêtise innée" et qui, à ses yeux, ne vaut pas grand-chose. Quand il veut montrer que "l'homme a fait dans son genre, aussi bien que le Dieu auquel il croit", il décrit une locomotive : "une adorable blonde, à la voix aiguë, à la grande taille frêle, emprisonnée dans un étincelant corset de cuivre, au souple et nerveux allongement de chatte, une blonde pimpante et dotée, dont l'extraordinaire grâce épouvante lorsque, raidissant des muscles d'acier, activant la sueur de ses flancs tièdes, elle met en branle l'immense rosace de sa fine roue... ".
De quoi remuer Guillaume Pepy !
A-t-il des solutions ?
Sans doute. Mais un peu extrêmes quand même puisqu'il considère la douleur comme "un effet de l'éducation qui s'élargit et s'acière à mesure que les idées naissent" et que si on cherche à "équarrir" l'intelligence des gens et à "affiner leur système nerveux", on ne les rendra que plus malheureux. Plutôt crever -par compassion bien sûr- les yeux des misérables, que de leur ouvrir tout grands et de force sur des sorts plus enviables que les leurs.
C'est un déçu et un handicapé du partage, y compris émotionnel. Plus que tout, il regrette "cette promiscuité dans l'admiration". D'ailleurs, les "incompréhensibles succès lui gâtent le goût des tableaux et des livres jadis chers" car "devant l'approbation des suffrages", il finit par leur découvrir "d'imperceptibles tares", et il les rejette, se demandant si son flair ne s'épointe pas, ne se dupe point.
Parmi ses rares admirations, et sans grande surprise, se trouve
Baudelaire, l'auteur de "Anywhere Out of The World. N'importe où, hors du monde". On le sent aussi admiratif du sadisme qui repose sur la jouissance prohibée et l'inobservance de ces préceptes catholiques, qu'on suit..."même à rebours".
Ce roman est unique, à la fois fascinant par son style extraordinaire et formidablement agaçant par son choix d'une préciosité souvent insupportable et ennuyeuse.
Certains passages doivent être lus à haute voix tant ils sont admirables : "Plus scélérate, plus vile que la noblesse dépouillée et que le clergé déchu, la bourgeoisie leur empruntait leur ostentation frivole, leur jactance caduque, qu'elle dégradait par son manque de savoir-vivre, leur volait leurs défauts qu'elle convertissait en d'hypocrites vices; et, autoritaire et sournoise, basse
et couarde, elle mitraillait sans pitié son éternelle et nécessaire dupe, la populace, qu'elle avait elle-même démuselée et apostée pour sauter à la gorge des vieilles castes! "... »..."parvenu, rayonnant, tel qu'un abject soleil, sur la ville idolâtre qui éjaculait, à plat ventre, d'impurs cantiques devant le tabernacle impie des banques! ".
Hélas, ces passages fabuleux sont encadrés par de longs tunnels d'ennui liés à un déploiement de catalogues (de couleurs, de parfums, de peintres, d'auteurs latins, catholiques, de fleurs…) jusqu'à la nausée et de scènes tellement outrées qu'elles en paraissent creuses. de même, l'avalanche de mots rares qui recouvre ce roman, entraîne, outre l'obligation de garder un dictionnaire à portée de main pour y débusquer des hypogées, lendores, malacie, blutait, objurgue, alanti, églogue, nervosisme, éréthismes, eucologe, archimandrites, marguilliers, cupules, théogonies, anaphrodisie, malvacées et autres rubéfiants …le sentiment d'assister à un exercice un peu vain.
Comme le dit Robert, mon copain charcutier, "le gars y cause bien mais y s'la pète un peu.
Un livre à nul autre pareil, une expérience à tenter. Ou pas.
On se dit qu'un
Renaud Camus ou un
Houellebecq n'ont jamais du s'en remettre. Les concernant, pour le pire et le meilleur.