À Rebours, c'est le premier grand succès de Huysmans. Ce roman nous surprend d'emblée parce qu'il manque clairement d'intrigue. Il nous propose de suivre la vie de l'un des plus grands décadents de la littérature française, à savoir… roulements de tambours… j'ai nommé le duc « fin de race » Jean Floressas des Esseintes.
Dès les premières lignes de la notice, le ton est donné au lecteur : le duc Jean Floressas des Esseintes est l'ultime descendant d'une lignée affaiblie, marquée par « les vices d'un tempérament appauvri », et ébranlée par les « unions consanguines » et « l'effémination des mâles » qui s'est accrue au fil des générations. Il est présenté comme une rognure, la dernière miette d'une ancienne famille aristocratique nullement digne de respect. Avant même de m'avancer sur la narration à proprement parler, je souhaiterais me pencher un peu sur le personnage de des Esseintes, si singulier et énigmatique qu'on pourrait lui consacrer un mémoire. C'est un personnage qui a grandi dans la solitude, et qui trouve un certain refuge dans ses pensées torturées, ce qui explique en partie ses névroses ultérieures. Ses parents n'ont jamais été là pour lui, et quand ils l'étaient, ils ne parlaient guère ou alors échangeaient des paroles détachées et impersonnelles, nourrissant l'atmosphère froide et oppressante qui régnait entre eux. Il est un personnage profondément incompris, aux portes de la marginalité, qu'il n'hésite pas à grand ouvrir, finalement empreint d'une complaisance vis-à-vis de son exclusion.
La vie de des Esseintes est sans saveur. de plus, elle n'est ponctuée que d'échecs perpétuels. Il s'ennuie ferme, isolé dans sa vaste demeure. C'est pourquoi il décide un beau jour de rechercher l'inédit et l'exclusif sous toutes ses coutures, au point de se livrer à toutes sortes d'expériences les plus excentriques, fantasques et inimaginables possibles, tant sur le plan physiologique qu'intellectuel : expériences artistiques, livresques, humaines, florales, olfactives, androgynes et j'en passe. L'expérience de la tortue est l'une des plus célèbres du roman. Des Esseintes acquiert une tortue pour pouvoir mettre en valeur la vivacité des teintes d'un tapis d'Orient. Par les mouvements et les teintes foncées de la tortue, il pense rehausser les couleurs du tapis. Néanmoins, des Esseintes est loin d'être satisfait du rendu de la tortue sur le tapis. Il estime que ce dernier n'est pas assez valorisé, et même qu'il est enlaidi, avec cette tortue « couleur tête-de-nègre », dont « le ton de Sienne crue de [la] carapace salissait les reflets du tapis sans les activer ». Pour parfaire l'alliance des tons et atteindre une jouissance visuelle inédite, il décide dans un premier temps de recouvrir la cuirasse de la tortue d'or. Malgré tout, cela ne lui convient toujours pas. Pour obtenir une parfaite alchimie, il décide alors de sertir la carapace de l'animal d'une multitude de joyaux, sélectionnés avec minutie : « le choix des pierres l'arrêta ; le diamant est devenu singulièrement commun depuis que tous les commerçants en portent au petit doigt ; les émeraudes et les rubis de l'Orient sont moins avilis, lancent de rutilantes flammes, mais ils rappellent par trop ces yeux verts et rouges de certains omnibus qui arborent des fanaux de ces deux couleurs, le long des tempes ; quant aux topazes, brûlées ou crues, ce sont des pierres à bon marché, chères à la petite bourgeoisie qui veut serrer des écrins dans une armoire à glace ; […] Décidément aucune de ces pierreries ne contentait des Esseintes. » Cette expérience nous montre ô combien des Esseintes est obsédé par la perfection, et ô combien cette obsession et ce constant désir d'anormalité vont finir par le ronger… Il cherche les combines les plus improbables dans l'espoir de pouvoir aller au-delà de la perception d'un simple être humain. Mais ce désir est vain, car la réalité finit toujours par reprendre ses droits, qu'importe les extravagances de des Esseintes.
Par le biais de ces artifices, des Esseintes cultive ses névroses, qui lui permettent de conserver sa singularité et sa grandeur. Il s'est créé un monde si artificiel qu'il est proche de la surnature. Cependant, il n'est pas un surhomme, et quoi qu'il fasse, l'échec reste prédominant. Pour ma part, je trouve l'expérience de la tortue décisive dans l'histoire, car elle marque la fragilité du personnage, son caractère altérable, mais également le début d'une succession d'échecs qui vont le mener lentement à sa perte. Sa quête de sens et de sensations est un fiasco qui l'éclipse lentement vers sa destruction… Epuisé, il est victime d'un corps qui ne lui répond plus. À Rebours, c'est une peinture du corps qui se dégrade, c'est un paysage de chair en lambeaux, un désagrègement éparse d'une carapace qui s'est fissurée au fil des excès. Plus qu'une succession d'échecs expérimentaux, c'est un échec de vie qui nous est raconté dans ce roman. Des Esseintes est un éternel insatisfait, mais aussi un éternel raté. Il est toujours dans le « presque », jamais dans le « plein ». Il s'est enfermé dans un cercle vicieux qui n'est plus de son ressort, et qui lui a désagrégé irrévocablement le corps et l'esprit.
Ce roman nous offre une expérience littéraire unique, une expérience folle, comme nous n'en aurons jamais d'autre. En tout cas, c'est une lecture qui ne laisse pas de marbre, que notre avis soit positif ou négatif. L'écriture huysmansienne est nihiliste à souhait, et à l'image de des Esseintes, esthétisante et poussée à l'extrême. Au demeurant, ne peut-on pas voir dans ce roman une intrusion de Huysmans homme ? Lui qui a toujours vécu dans l'ombre de son maître Emile Zola, comme des Esseintes a vécu dans l'ombre des véritables artistes, ne s'est-il pas finalement projeté dans son personnage, au moins en partie ?
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