Evidemment, «
La maison du péché » et Les frères Ashkenazy », à première vue, n'ont rien à faire ensemble.
Marcelle Tinayre (1870-1948), femme de lettres française, de nos jours on dirait intellectuelle, introduite dans les milieux culturels parisiens, et
Israël Joshua Singer(1893-1944), écrivain yiddish d'origine polonaise ayant fini sa vie aux Etats-Unis, ne se sont sans doute croisés que dans mes piles hétéroclites.
C'est pourtant assez étonnant de lire les deux livres en parallèle et de trouver dans les premières pages, des paragraphes qui se font écho : la mère de «
La maison du péché » et le père des frères Ashkenazy ont la même exigence d'éducation religieuse et de respect par leurs enfants des principes de cet enseignement. Un respect qui frôle l'intégrisme, dans les deux cas. Les pratiques religieuses sont aussi sombres et contraignantes dans les deux familles. Mme de Chanteprie est chrétienne et Avrom Hersh Ashkenazi est juif.
La conviction de chacun les conduit pourtant à la même intolérance à l'égard de qui ne croit pas selon les mêmes écritures.
La déraison multipliée par deux livres !
D'un côté, les discours doloristes que l'on entendait encore dans les leçons de catéchisme du siècle dernier ; de l'autre, la vie rythmée par le calendrier juif, ses fêtes, ses obligations, ses interdictions multiples et surprenantes pour le goy ignare (ce principe, par exemple, qui impose que la viande et les produits laitiers soient impérativement être séparés ; s'ils ont été en contact, il reviendra au rabbin de définir dans quelle proportion il faut éliminer le produit contaminé).
Le même rigorisme impitoyable.
Mais là où Madame de Chanteprie (ce nom !) a réussi, avec l'aide d'un précepteur, de deux curés et trois amis aussi confits qu'elle en dévotion, à faire d'Augustin, son fils, un croyant convaincu, quasiment forcené, Avrom Hersh peine à écarter de ses enfants, les mouvements de rébellion, d'aspirations à la modernité, que la mixité sociale de la ville de Lodz introduit dans les milieux juifs traditionnels.
Pourtant, à ma gauche, le trouble d'amour s'insinuera dans l'âme d'Augustin. Et à ma droite, l'ambition démesurée et sans scrupules de Simha Meyer, l'un des deux fils Ashkenazi, enverra aux oubliettes à peu près tous les préceptes hassidiques qui lui ont été inculqués.
A ce stade des deux romans, leurs chemins divergent pour de bon.
L'histoire des frères Ashkenazi, c'est celle de leur ville, Lodz, en Pologne, et de toute cette région du centre de l'Europe des années 1860 jusqu'aux années 1930. Histoire accidentée de ce qui n'est pas encore la Pologne indépendante, mais un territoire soumis aux dominations successives, méprisantes et souvent violentes, des Russes puis des Allemands jusqu'en 1918. C'est aussi la chronique de l'apparition de mouvements ouvriers et révolutionnaires qui aboutissent, en Russie, aux évènements d'octobre 1917.
Le père des frères Ashkenazy est arrivé à Lodz avant leur naissance, avec son métier à tisser. L'expansion de la ville, dans la deuxième moitié du 19ème siècle, grâce à celle de son industrie textile, est exceptionnelle. Pour le plus grand bénéfice de quelques entrepreneurs particulièrement adroits et impitoyables, qui font fortune en pressurant les ouvriers de leurs usines.
Simha Meyer Ashkenazy devient l'un de ces entrepreneurs, dont la soif d'argent et de réussite balaie tout sur son passage. Y compris le respect pour son père, l'honnêteté à l'égard de son frère jumeau, la compassion pour ses compatriotes, souvent juifs comme lui, qui s'échinent dans son usine. Simha Meyer est sans loi et a oublié sa foi.
Avec Simha Meyer, fil conducteur de cette histoire longue, on suit au cours des années, la vie de sa famille, mais aussi de quelques personnages qu'il a connus ou croisés et dont le parcours est à l'opposé du sien : gens de peu mais de grande conscience politique et sociale, qui affirment leurs convictions révolutionnaires en assumant tous les risques qu'elles entraînent.
Avec Simha Meyer, on assiste plus tard à l'arrivée à Petrograd du « petit homme râblé au crâne nu et aux traits tatars », jamais nommé dans le roman, qui va dissoudre l'Assemblée et prendre le pouvoir, en octobre 1917.
Les frères Ashkenazy et leur famille vivent ces années au cours desquelles l'antisémitisme ne cesse de s'exacerber, donnant lieu à des pogroms, des emprisonnements, des déportations, des massacres, par lesquels les populations qu'il ne faut pas beaucoup manipuler pour les y pousser, pensent se libérer des fauteurs de troubles et des responsables de leurs conditions de vie désespérantes.
Un demi-siècle de l'histoire de ces régions d'Europe centrale, compliquée, véhémente, féroce, apportant à tour de rôle le malheur et l'expansion, la révolution industrielle et l'oppression de la classe ouvrière, la guerre et des accalmies provisoires, mais quelles que soient les conditions politiques et économiques, la persécution des Juifs, latente ou violente.
Le point final du livre a été posé en 1935. le pire restait à venir.
PS : Trois jours après avoir fini cette lecture, je me demande pourquoi j'ai, sans vraiment y réfléchir, lésiné sur la « 5ème étoile » qu'on accorde aux grands, grands livres.
Pour deux raisons sans doute. La première c'est que j'ai dû, tout le long du roman, me recaler au point de vue historique. Si l'auteur finit par donner quelques repères, ce n'est jamais avec une date. Pour qui ignore l'histoire de ce territoire polonais et de cette région de l'Europe, il faut découvrir par soi-même la période de l'expansion de Lodz, les mouvements et les grèves de 1905, la guerre russo-japonaise et son impact sur la Pologne, en ne sachant pas de quand on part exactement. Sans google sous la main, la lecture est un peu à l'aveuglette.
La deuxième raison, intrinsèque au livre et non plus à l'ignorance de la lectrice que je suis, c'est la psychologie presque caricaturale des personnages du roman. le père rigoriste, le beau-père falot, Simha Meyer ambitieux sans coeur, sa femme qui se décide à l'aimer (pour quelle raison ?) après l'avoir méprisé sans pitié pendant vingt ans, son frère bon vivant chanceux, etc…
Il fallait sans doute cette galerie pour servir la démonstration de Singer, mais il m'a manqué un peu de nuances dans ces caractères pour que je les considère comme des personnages attachants, et non comme des archétypes.