Tu t'installes avec douceur, circonspect.
Avec ce livre épais entre les mains, ce livre à la couverture transpercée par une lance. Autour de toi, les ombres regardent, patientes, prises dans l'ambre du moment. Comme captivées par cet instant qu'elles savent capital. Cet instant où tu ouvres
le Pays sans lune pour la toute première fois, encore innocent des drames qui s'y jouent.
Pour le conter, deux personnages :
Simon Jimenez, auteur américain d'origine philippine dont c'est ici le second roman après Cantique pour les Étoiles, et
Patrick Dechesne, traducteur émérite qui avait déjà porter en France l'oeuvre d'une certaine
Sofia Samatar.
L'instant est là, suspendu. La première page, le théâtre qui bruisse, les ombres qui retiennent leur souffle et toi, lecteur.
Toi qui t'apprêtes à dévorer un chef d'oeuvre imprévu épris de liberté.
Terreur sur le monde
L'histoire commence quelque part dans un pays dont nous ne connaîtrons jamais le nom, un pays dans un monde en guerre à l'heure des radios et de la propagande. Dans celui-ci, un jeune homme écoute sa lola qui raconte la légende d'un Vieux Pays et d'un Empereur sanguinaire. Qui es-tu pour me dire qui je suis et savoir où je vais ? Mais pour le raconter, elle ne suffira pas, il faudra autre chose, un autre lieu.
Et voici que notre garçon se retrouve en dehors du temps et de l'espace, dans un Théâtre inversé où l'Histoire est en marche, où le Vieux Pays s'anime et où les héros se lèvent.
Dans le Vieux Pays, le peuple souffre. L'Empereur aux dons divins broie toute opposition à son pouvoir et à sa grandeur. Pour l'aider dans cette tâche, ses trois fils, les trois Terreurs. Rien ne semble pouvoir mettre fin à ce règne de violence et de cruauté jusqu'au jour où l'Empereur décide de traverser le pays pour rejoindre la Cité Divine et traverser l'océan car ses rêves lui ont murmuré qu'il y trouverait l'immortalité.
Mais avant de partir, il doit une dernière visite à la mère de ses enfants, l'Impératrice, enfermée sous son palais et gardé par le fils de son fils, Jun Ossa, l'un des Paons Rouges. Je ne suis pas sûr, je ne sais pas pourquoi je devrais garder cette femme que j'aime tant enfermée ainsi, tiraillée entre ma loyauté et ma peine, soldat d'élite réduit à l'hésitation. Car l'Impératrice n'est pas une simple mortelle, elle est la Lune qui a prise forme humaine, détachée du ciel par le Premier Empereur et qui, depuis, donne une lignée souveraine impitoyable aux pouvoirs redoutables. Seulement voilà, l'Impératrice veut mettre fin à l'horreur qu'est devenue le règne de son fils.
Et ainsi, la Lune échappe à l'Empereur et à ses Terreurs !
Reprenant le cheminement impérial vers la Cité Divine, aidée par Jun, l'ancien Paon Rouge aux crimes terribles, secondée par Keema de la tribu Daware, et par l'une des tortues magiques de l'Empereur capable de communiquer avec les siens par télépathie, l'Impératrice-Lune se prend à rêver à la fin de la Terreur. À un avenir plus clair dans un ciel retrouvé.
Avant cela pourtant, le feu et les larmes, la douleur et la haine. Une danse qui ne peut être brisée que par une chose.
Par une histoire d'amour tranchante jusqu'à l'os.
C'est ici que l'on vous laisse en compagnie de
Simon Jimenez et de sa fantasy épique qui vous renverse dès les premières pages. Située dans un univers d'inspiration asiatique (et plus précisément Chinoise), Un Pays sans lune refait le monde à l'ombre d'une poésie stupéfiante et d'une narration protéiforme qui surprend d'abord avant de ravir.
Vous êtes dans le Vieux Pays mais aussi dans le Nouveau Monde, peu importe, vous êtes là pour découvrir qui vous êtes.
Une fantasy venue d'ailleurs
Un Pays dans lune, c'est d'abord la prouesse d'une histoire ample, dense, frissonnante et carrément renversante. Une aventure qui jongle avec un talent insolent entre épique et intime, retrouvant la couleur du sang autant dans la bataille que dans la douleur de soi.
Simon Jimenez tricote un univers qui reprend des codes de narration épiques qu'on dirait tout droit sortis des fameux Trois Royaumes, et les retranscrit pour en faire le symbole d'une lutte pour la liberté, où la révolte ne sera jamais sans prix, où la libération se fera avec perte et fracas. On suit le destin de ces personnages — Jun, Keema, l'impératrice, Malfait et tant d'autres— comme une suite de soubresauts pour se libérer du joug, entre désespoir et tragédie.
Simon Jimenez n'a nullement l'intention de vous épargner et ses moments de bravoure sont toujours teintés de cruauté, comme une danse qui n'en finit jamais, brisant le tibia de la danseuse éreintée pour le bon plaisir d'un tyran, où lorsqu'un père est condamnée à exécuter l'ensemble de ses enfants, impuissant devant l'horreur.
le Pays sans lune n'est pas un conte sans larmes, c'est un mythe où pleure les âmes. La violence absolu de certains moment contrastent pourtant violemment avec la beauté incroyable de la poésie déployée par l'auteur. Avec des images inoubliables, comme celle de cette Lune qui vous raconte l'histoire de son arrivée sur la Terre, de son serment et de son enfermement. Comme l'histoire de ces tortues, gardées captives pour leurs pouvoirs toutes leurs vies et qui ne veulent que goûter la fraîcheur de la rivière. Comme cet enfant qui regarde par-delà le temps en se demandant pourquoi lui, pourquoi être témoin si loin de ses racines.
Simon Jimenez construit une fantasy exotique qui vous imprègne jusqu'au coeur. Qui vous transperce par sa beauté évocatrice et stylistique.
Aimer et savoir aimer
Car quelle beauté, mes aïeux !
Quelle incroyable style rendu à la perfection par un
Patrick Dechesne toujours impeccable de la première à la dernière lettre. le récit a ceci de particulier qu'il alterne très rapidement les chapitres, chaque titre s'incluant lui-même dans l'histoire. Et la narration suit, de la première à la troisième personne sans oublier le « tu », comme pour briser le mur et vous entraîner dans ce théâtre grandiose à votre tour. Dans le récit, en italique, des pensées font irruption sans crier gare. Les personnages que l'on croise se confie et se dévoile en plein milieu d'un moment qui ne leur appartient pas. du simple paysan au grand seigneur. Tout se mélange, tout danse. C'est elle, la danse, qui occupe une place de choix. C'est à travers les arts, du théâtre, de la légende écrite et orale, et de la danse, que le monde tombe de sa course et change de trajectoire. C'est là toute la beauté ultime de cette fantasy audacieuse qui veut tout faire…et réussit tout avec brio !
Mais ce n'est pas tout. Un Pays sans lune, non content d'être un hymne à la liberté et une éclatante démonstration de l'importance de la narration, c'est aussi et surtout une réflexion sur le temps et l'Histoire qui nous précède, sur nos racines et ce que notre passé fait de nous.
Simon Jimenez regarde ces hommes devenir des fables et s'interroge sur ce qui s'effiloche avec le temps, sur notre manque de fierté d'appartenir à un peuple, à une nation, à un mythe. Il se demande comment l'on peut être soi sans avoir d'histoire à soi et en être conscient. Car qu'est-ce qui fait l'homme si ce n'est ce qui le précède ? Eh bien, peut-être encore une chose.
L'Amour. Ultimement, entre ces pages de terreur et de Terreurs, malgré les pleurs de l'enfant-loup traité comme un monstre et ceux d'une Mère-Tortue pour ses enfants enchaînés, c'est l'Amour qui tranche. Et ce sera même le fil rouge de cette fantasy, où la romance s'immisce sans lourdinguerie, où elle est à la fois discrète et brillante comme un diamant brut, une roman et un amour comme un interdit, comme quelque chose qui ne devrait pas être alors qu'il est tellement évident en définitive. Tellement indispensable.
Voilà.
Voilà, lecteur, ce qui compte.
L'Amour de tout.
Et se repose dans votre main, fermé et paisible, l'ouvrage fantasy qui vient de secouer vos fondations. Vous n'êtes certainement plus le même et plus aussi assuré mais vous savez une chose, à la fois violente et évidente.
Un Pays sans lune est un chef d'oeuvre intense et vibrant, qui file des frissons et des yeux humides.
Simon Jimenez, avec ce roman, a bel et bien décroché la Lune.
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