Pour que cet auteur revienne
Survint une époque de troubles : les valeurs,
le climat, l'équilibre des âmes... Même l'écri-
vain, quand il prétendait exercer son travail
d'analyse ou de création, trouvait devant lui
les insurmontables difficultés du brouillard,
l'indécision du discours, la carence des idées
(des idéaux). Son intervention devint rare et
malaisée. Mais il ne désespéra pas. C'est lui
qui, jour après jour, tente de renaître, ou qui
cherche seulement à ce que l'ancien génie re-
vienne subitement en plein cœur de la page.
***
Pessoa
Là où tu es, sans être jamais revenu de nulle part, sans volonté de partir là où tu n'arriveras jamais, parce que là c'est déjà hier, je te rencontre. Tu me demandes de m'asseoir : et tous deux, à la table d'un des cafés de l'Éternité, nous écrivons des lettres que jamais personne ne recevra. Mais tu ris, sachant que Lui, l'inConnu, est en train de les lire, et probablement aussi de les écrire, à travers toi, pour un autre qui a ton visage et tes mains, et cependant ce n'est pas toi, et qui me regarde maintenant. Et tu me dis : c'est un fantôme ! Et tu ris davantage, dans ces limbes où commence à tomber un crépuscule qu'ailleurs on appellerait la Mort : mais que tu sais être plus que la mort et, en même temps, une vie à laquelle nul n'oserait aspirer.
Et tu fais silence, songeant à celle à qui tu as écrit des lettres que personne d'autre que toi n'a jamais lues, même pas elle que tu regardais , dans un bureau plein de soleil et de vent, rêvant à des bateaux et à des voiles, tandis qu'elle pensait à ce que tu sentirais pour elle, sans savoir que ce que tu sentais, elle seule pouvait le sentir, dans ce reflet d'un temps où elle serait l'ombre, à peine, de quelqu'un qui pourrait avoir été. (Et cette ombre soudaine trouble ton ombre que je regarde, et qui me hante.)
11 juin 1985 – Lisbonne
Morte saison
Je remontai la nuit jusqu'à l'enfer, dont je touchai
le cœur ; ses noires écailles me blessèrent
et je bus le lait acide d'aortes obscures
que m'ouvraient, béantes, des bouches tordues. Je fuis
vers un hôtel d'été, au bord de la mer,
mais c'était l'hiver, les portes se fermaient
devant moi ; il pleuvait sur l'esplanade. Un
anglais fou dormait, debout, sur les fleurs
calcinées. La servante lisait Virgile, en latin,
tandis que j'ouvrais le lit. Je l'étendis près de moi
sur le sofa aux feuilles violacées ; et je touchai ses
hanches, devinant sa peau morte.
Nuno JÚDICE – Un anti-Pessoa ? (France Culture, 1999)
L’émission « For Intérieur », par Olivier Germain-Thomas, diffusée le 10 octobre 1999 sur France Culture. Invité : le poète en personne !