François Jullien nous livre ici un essai dense et fouillé, mettant en regard quelques uns des concepts de la philosophie européenne avec leurs équivalents-contraires dans
la pensée chinoise. Il analyse notamment les thèmes de la liberté, opposée à la disponibilité, ou encore, l'ambiguïté, la transformation silencieuse en regard de notre dilection pour l'événement (bruyant), et bien d'autres.
L'exercice est fécond, tout simplement parce qu'il nous oblige à reconsidérer certaines des vérités que nous croyions acquises, telle que par exemple le fameux cogito de
Descartes: "je pense donc je suis". L'astuce de l'auteur est de ne pas opposer
la pensée chinoise et l'occidentale, mais plutôt de nous inviter à réfléchir et, peut-être, à prendre le meilleur des deux, ou tout au moins, à envisager différents aspects et possibilités d'une situation donnée.
Justement, prenons ce concept de situation:
François Jullien montre que chez les Chinois, elle est le point de départ de l'analyse, alors que pour nous, chez qui le sujet est un concept dominant, la situation n'est que le résultat de nos actions. D'où les différences d'approche par exemple, en termes de stratégie militaire. Notre premier véritable penseur
de la guerre,
Clausewitz, pense d'abord la stratégie en termes de plan, alors que
Sun Zi, l'auteur de
l'art de la guerre, s'adapte à la situation en rusant. (notons que
Sun Zi a vécu deux mille ans avant !).
Un aspect fascinant de l'exercice est de montrer au passage comment la langue influence la pensée (ou bien, le contraire?) On le sait, la grammaire chinoise est très différente de la nôtre, beaucoup plus rigide. Mais le lexique aussi y joue son rôle. Concernant les choses, par exemple, les Chinois s'attachent davantage à leur cohérence, alors que nous donnons la priorité au sens. Ainsi, en chinois, le même mot peut signifier à la fois "exact" et "bien apparié". Fin sinologue, l'auteur clarifie aussi pour nous certains concepts dont la signification précise ne nous est pas forcément connue, comme le yin et le yang.
Une lecture parfois exigeante, bien loin des platitudes rabâchées par les gourous auto-proclamés du développement personnel, mais qui vaut bien un petit effort pour faire faire un pas de côté à notre cerveau.