Il faudrait toute l'imagination d'un
Lewis Carroll afin d'inventer le mot adéquat pour désigner cet épais roman de le Fanu. Je dis bien "inventer" car, à mon sens en tous cas, il n'existe pas en notre langue de mot exact pour le définir. L'expression "Ovni littéraire" me paraît, dans ce cas-ci, singulièrement stupide : on ne peut pas mêler les UFO à l'univers de le Fanu - non, on ne peut pas. "Hybride" ne sonne pas plus juste. Quant à "truc" ou "machin", franchement, ils sont bien trop communs. "Kaléidoscope" quant à lui présente une analogie avec la rapidité et la vivacité qui ne peuvent s'allier avec le rythme de l'ouvrage. "Curiosité" serait, à la limite, le mieux approprié mais resterait encore maladroit.
Construit, semble-t-il, à la va-comme-j'te-pousse, partant, en tous cas dans les débuts et toujours en apparence, dans toutes les directions, alliant une once de la préciosité du XVIIIème siècle à une manière d'écrire qui, surtout dans les scènes mélodramatiques (rassurez-vous, elles ne sont pas nombreuses) prouve bien son appartenance au XIXème, révélant pourtant aux moments cruciaux un traitement du suspens et de l'intrigue qui ne déparerait pas l'un de nos romans contemporains, "
La Maison Près du Cimetière" démontre en outre un sens de l'analyse psychologique beaucoup plus moderne qu'on ne s'y attend.
Avec cela, des personnages solidement brossés parmi lesquels seuls les couples de jeunes amoureux seuls s'en tiennent aux stéréotypes d'usage dans le roman de l'époque. Tous mènent un branle endiablé dans cette petite ville de garnison nommée Chapelizod et proche de Dublin dans laquelle nous entraîne
Le Fanu. En effet, si le rythme de l'histoire a quelque chose de paresseux - surtout au début de l'ouvrage - les faits et gestes de nos personnages en revanche ne tardent guère à avoir des conséquences qui, à leur tour, engendreront certaines actions qui ... etc. Il y a du théâtre qui s'ignore là-dedans, un théâtre qui ne laisse pas une minute de répit au lecteur. (Joyce a-t-il songé à cette particularité lorsqu'il a introduit des scènes purement théâtrales dans son "
Ulysse" ?)
Pour diverses raisons extérieures, il m'est arrivé d'abandonner ce livre au bout de une ou deux pages. Mais toujours - toujours - il m'a fallu le reprendre et aller plus loin. Non pour connaître la solution à l'intrigue centrale - qui est le fameux Charles Archer. Non parce que j'y recherchais une histoire fantastique - le goût du macabre et du gothique qui caractérise
Le Fanu se retrouve bien ici mais il n'a pas choisi de les exploiter à fond, au contraire de ce qu'il fait dans nombre de ses nouvelles. Mais parce que les personnages, leurs préoccupations, la vie qu'ils irradiaient m'intéressaient et, pour ainsi dire, me fascinaient. Parfois même, ils semblaient m'appeler.
Vous est-il arrivé, alors que, à moité assoupi, vous contemplez les personnages d'une tapisserie sur le mur d'une maison ancienne, de voir ceux-ci se détacher de la toile et descendre sur votre couverture pour y continuer leur petite vie ? A moi, oui, dans mon enfance. Eh ! bien, avec "
La Maison Près du Cimetière", c'était la même chose, à ceci près que le phénomène n'avait rien de visuel. Il arrive, bien sûr, que des personnages vous poursuivent hors d'un livre. Mais il s'agit en général d'un ou d'une solitaire dont les actes ou les motivations vous hantent. Alors qu'ici, c'était toute cette ronde de petits personnages irlandais de la fin du XVIIIème siècle qui jaillissaient de leur Chapelizod et ne semblaient pas vouloir me laisser en paix tant qu'ils ne seraient pas parvenu à me raconter jusqu'au bout leur petite histoire.
Et pourtant, l'intrigue principale, pas plus que les intrigues annexes, ne sont particulièrement extraordinaires ...
Mais il faut croire que, avec "
La Maison Près du Cimetière",
Sheridan le Fanu est parvenu, par un miracle dont il n'avait peut-être pas conscience, à préserver la vie d'une toute petite ville irlandaise et de ses habitants, tels que lui-même pouvait se les rappeler de son enfance personnelle et tels qu'ils ne sont plus depuis belle lurette. On ouvre le livre et hop ! ils ressuscitent, pleins d'entrain et tout prêts à nous conter leurs dernières aventures, leurs derniers bonheurs. Bref, un ouvrage bizarre et résolument atypique, où le talent et la nostalgie du passé se confondent pour offrir au lecteur un bouquet hirsute, malicieux et fleurant bon l'Irlande dont on ne s'étonnera pas qu'il ait réjoui
James Joyce. ;o)