Soudain, surgissant des ténèbres où campent les fauves affamés, un homme et un tison brûlant viennent porter secours à une humble tribu et, plus encore, à toute l'humanité. Voilà la scène dans laquelle apparaît au lecteur, dans toute sa dimension créatrice, le Prométhée pléistocénien, voleur du feu non pas aux dieux mais aux volcans, le dénommé Édouard. Homo erectus de son état, Édouard dirige sa vie comme sa vaste famille, guidé par la seule nécessité de la survie, survie qui concerne l'ensemble des pithécanthropes présents et à venir. Inventeur de toutes choses et de tous concepts, Édouard est la personnification du génie humain, apte en tout et dont l'intellect représente l'arme ultime, celle qui va conduire, bien que ce ne soit pas inexorable, à la domination absolue de l'espèce humaine sur tous les autres espèces animales de ce vaste monde.
Pourquoi j'ai mangé mon père est, de prime abord, le court mais grand roman des débuts de l'histoire humaine. Mais, gagnant le droit de régir le monde, les espèces qui le peuplent et les ressources qui y abondent, l'homme paraît se détacher de la nature ; se pose donc la question de la place de l'homme dans celle-ci, question à laquelle les hommes du Pléistocène, pas plus que nous, n'ont de réponse définitive.
Pourquoi j'ai mangé mon père est d'abord un formidable roman didactique pour comprendre, et se rendre compte de l'incroyable destinée de l'humanité. Évidemment, on ne saurait reprocher au roman de
Roy Lewis l'accélération du temps ou encore la simplification des grandes lignes de l'évolution des hominidés, voire la certitude avec laquelle l'auteur traite tel ou tel thème et pour chacun desquels les paléoanthropologues émettent encore prudemment leurs hypothèses. Tout se déroule au sein d'une même famille, et sur la temporalité d'une vie humaine ; là encore, on ne saurait considérer sérieusement la proposition d'une succession d'événements uniques, marqués et identifiables dans le temps, qui auraient conditionné l'histoire humaine. Cependant conviendrons-nous du dynamisme de cette proposition et de sa commodité narrative. Là, d'ailleurs, n'est pas le sujet. le sujet est bien l'illustration, accélérée, contemporanéisée et donc didactique des débuts de l'histoire de l'humanité, ou la personnification de progrès qui mirent des centaines voire des milliers d'année à se concrétiser, et qui donnèrent à l'homme sa place dominante dans le monde. Ainsi les débuts du roman dépeignent l'homme comme un cousin du singe, bipède certes, mais guère armé physiquement pour faire face aux fauves ou aux grands mammifères, auxquels il doit bien, régulièrement, concéder quelques pertes. Fils et filles, frères et soeurs sont ainsi dévorés, encornés, écrasés par les forces vives de la savane, tandis que le reste de la tribu trouve refuge dans les branches des arbres. Back to the trees, clame Vania, le frère d'Édouard, auquel il oppose un conservatisme aux allures, parfois, de sagesse. Mais c'est bien en constatant l'effroi que provoque la foudre, et le feu qu'elle fait naître, sur tous les animaux, y compris les grands prédateurs, qu'Édouard comprend que la maîtrise du feu signifiera la sécurité pour son espèce.
Roy Lewis fait de ce personnage une sorte de génie préhistorique dont le cerveau imagine sans cesse de nouveau axes de développement pour les pithécanthropes, n'oubliant jamais de philosopher sur, par exemple, la spécification des espèces - et l'incidence de celle-ci sur leur survie - ou de sa propre situation dans le temps long de la préhistoire.
La maîtrise du feu est un évènement fondateur : il garantit la sécurité aux hominidés, favorise la solidité de leurs outils de chasse, réchauffe les cavernes dont les hommes ont chassé les ours, permet la cuisson des aliments, laquelle dégage pour la création artistique et la réflexion intellectuelle le temps passé autrefois à l'unique mastication. Page après page, sautant en quelques lignes des milliers d'année d'évolution, le lecteur voit défiler les avancées technologiques, les sauts intellectuels (ainsi de l'ombre dessinée d'Alexandre, qui annonce, comme les peintures d'animaux qu'il a faites, le pouvoir magique conféré à l'art). le progrès permet non seulement de sauvegarder les vies - combien de soeurs et de frères capturés par les fauves ? -, mais aussi de détacher l'homme de ses fonctions purement liées à la survie : l'homme ne s'élève plus seulement en groupant dans les arbres pour sauver sa vie, mais il s'élève intellectuellement pour la rendre plus douce. Et, ouvrant ainsi une porte, sa vivacité intellectuelle s'alliant à une habileté manuelle et à de la curiosité, l'homme entrevoit pléthore de territoires physiques et savants à découvrir. Ainsi de la sociologie, lorsque Édouard, au désespoir de voir son espèce stagner - cela signifiant la mort -, force ses fils à une exogamie devant laquelle ils protestent, voyant désormais de supposés insurmontables murs s'opposer à leur reproduction sexuée. Sans faire oeuvre de paléoanthropologue,
Roy Lewis pose toutefois, chez son lecteur, les jalons dune curiosité intellectuelle pour cette période si vaste et si pleine de progrès que nous nommons indistinctement préhistoire. Plus encore, il évoque, par la bouche de son infatigable Édouard, les questionnements de ces hommes - et les nôtres, de la même façon - desquels nous descendons. Par exemple, lorsque Édouard pressent le caractère magique de la peinture, qui fera bientôt de l'homme le principal récipiendaire du message de Dieu, l'homme pouvant, par des usages, des rites, communiquer avec des forces invisibles et surnaturelles. Ou encore lorsque Édouard, interrogeant son frère revenu d'un voyage réellement planétaire, s'inquiète de ces autres espèces hominidées - l'homme de Pékin, l'homme de Neandertal - vouées, toutes, à laisser leur place à Sapiens Sapiens, dont quelques représentants tiennent le roman ou lisent cette critique.
S'élevant donc au-dessus de la mêlée animale, Édouard et ses fils commencent à éprouver la question existentielle qui taraudera et taraude encore bon nombre de leurs descendants : quelle place l'homme détient-il en ce monde ? Y a-t-il pour cette espèce aux origines simiesques une destinée manifeste à gouverner ce qui se trouve en ce bas monde ? Ou encore : l'homme est-il destiné à rester homme, ou peut-il devenir dieu ? le lion a ses griffes, l'hippopotame sa masse écrasante, la hyène sa rapacité ; l'homme a son cerveau. Avec cet outil, et le langage qui permet à l'homme de communiquer mais aussi d'appréhender son environnement, l'homme se détacher des autres espèces animales, jusqu'à posséder, potentiellement, un pouvoir sur le devenir du monde. C'est cette évolution, extra naturelle dirons-nous, qui inquiète Vania, le frère d'Édouard. le monde se plie à la volonté humaine dès lors que l'homme en maîtrise les lois. Légitimé par la survie, le progrès, par essence, ne peut être arrêté. C'est cette dimension réflexive qui parle d'ailleurs le plus au lecteur contemporain. Que ce soit les contemporains de la publication du livre, dans les années 1960, avec le danger atomique, ou nous autres dans un vingt-et-unième siècle avancé de deux décennies et inquiet de l'influence de l'homme sur le changement climatique, la question est la même : l'homme saura-t-il s'arrêter de lui-même avant que le monde ne s'effondre sous le poids du sacro-saint progrès ? L'optimisme d'Édouard, explicable par la satisfaction d'une perpétuation de l'espèce hominidée quasi assuré rappelle celui, plus béat, de certains de nos contemporains, assurés que le progrès nous sauvera à nouveau. On aimerait les croire. A défaut d'en être sûrs, du moins pouvons relire
Pourquoi j'ai mangé mon père pour mesurer le chemin parcouru et se dire que, avec un peu de sagesse et d'intelligence, nous pourrions y parvenir.