Certains lieux tendent à se lisser sous les couches du marketing, à glisser dans l'agitation débridée des « teuflands », des « alcoolodromes » dont les débordements pourraient précipiter dans le trou noir de l'oubli, des hommes, des femmes, des hauts faits qui ont ébranlé l'Histoire.
C'est tout particulièrement le cas de Berlin (on pourrait aussi citer spontanément Barcelone …) où entre autres le canal Landwehrkanal renvoie tristement le reflet de
Rosa Luxemburg, assassinée dans des conditions sordides par des soudards diligentés par le gouvernement socialiste, aux commandes après la chute du kaiser en novembre 1918.
Rosa Luxemburg (1871-1919), d'origine polonaise, fut à la fois une théoricienne et une activiste du mouvement social au sein du parti socialiste allemand.
Dans ce mouvement social allemand, elle fut surtout une des rares personnalités, avec Karl Liebnecht, à refuser « l'union sacrée », la trahison du parti socialiste allemand et son adhésion à cette abominable guerre mondiale qui allait ensanglanter le monde pendant quarante ans. Hitler, Mussolini, Franco, Pétain, Staline et autres Tojo, sont des vomissures de celle culture de la barbarie industrielle forgée en 1914-1918.
Rosa Luxemburg se dressa contre cette apocalypse qui se déployait. A notre époque où les forces obscures contaminent avec succès, les unes après les autres les fondations d'une civilisation progressiste, elle devrait être une inspiration. Mais l'époque préfère référencer et récompenser d'autres sortes d'influenceuses...
Fatalement, la pensée et l'activité provoquèrent l'arbitraire du pouvoir et de la « justice » de l'empire.
Rosa Luxembourg fut incarcérée pendant la majeure partie de la période 1914-1918 avec un régime plus ou moins sévère selon les lieux de détention.
La comédienne Anouk Grimbert a compilé des lettres écrites de prison, qu'elle a mises en scène pour un spectacle de théâtre. Ce livre contient ces lettres sélectionnées, enrichie avec bonheur d'une version audio avec la voix et les commentaires de l'actrice.
Si naturellement la tragédie historique n'est jamais très éloignée des propos, ces lettres expriment surtout les préoccupations, les émotions de la femme dans leurs dimensions humaines et non pas celles relatives à la révolutionnaire politique.
Ces lettres permettent ainsi de découvrir une femme attachante, pleine de charme malgré le tragique du contexte.
La majorité des lettres ont été adressées à ses amies Luise Kautsky, Sonia Liebknecht (les épouses de…) et de Hans Diefenbach (un jeune homme dont elle était amoureuse.
Rosa Luxemburg fut loin d'être une vierge rouge) sans que l'on sache s'il s'agit d'un choix éditorial d'Anouk Grimbert ou d'un échantillon représentatif du fonds documentaire ayant traversé l'Histoire.
En dépit de toute sa fougue pour le combat social, la femme qui lui correspond le plus n'est pas fondamentalement la pétroleuse au poing levé :
« Toi non plus, ma chérie, tu ne veux rien savoir de mon bonheur à être « dans un coin tranquille », et tu n'as que moqueries pour cela. Mais il faut bien pourtant que j'aie quelqu'un pour me croire quand je dis que si je virevolte dans le tourbillon de l'Histoire, c'est par erreur, et qu'au fond, je suis faite pour garder les oies. Tu dois me croire, tu m'entends ? »
(18 septembre 2015-A Luise Kautsky p. 56)
Les vicissitudes de la vie, en premier lieu ces incarcérations arbitraires, ne font pas obstacle à l'amour de la vie :
« Mais la vie est « ainsi », depuis toujours, et tout en fait partie : douleur, séparation et nostalgie.
Il faut la prendre comme un tout, et tout trouver beau et bien.
Enfin, c'est comme ça que je fais. Et pas par sagesse longuement méditée, mais simplement parce que telle est ma nature. »
Je sens instinctivement que c'est la seule façon juste de prendre la vie, voilà pourquoi je me sens réellement heureuse dans n'importe quelle situation. Je ne voudrais rien retrancher de ma vie (...) »
(19 mars 1917-A Sonia Liebknecht p. 138),
Même son inaction contrainte pendant les événement révolutionnaires en Russie n'altèrent pas cette sensibilité pétrie de stoïcisme :
« (...) Dis moi, comment peux-tu, telle une triste cigale, continuer à chanter ta chanson de malheur, tandis que de Russie nous arrive le cri si clair de ce choeur d'alouettes ?
Ne comprends tu donc pas que c'est notre cause qui l'emporte et triomphe là-bas, que c'est l'histoire du monde en personne qui y livre combats et, ivre de joie, danse la carmagnole ?
Est-ce qu'on ne doit pas oublier toutes ses misères privées, quand l'intérêt général est à ce point en marche ? (…)
Mais de ne pas pouvoir y participer ne me rend pas triste du tout, et il ne me vient pas du tout à l'idée de gémir sur ce que je ne peux pas changer, et d'abîmer ainsi ma joie à voir ce qui se passe. »
(15 mars 1917-A Luise Kautsky p. 125 et 126)
Dans ces conditions carcérales, le salut passe par l'introspection, la contemplation positives et actives. Et il est permis de recevoir des livres qu'elle dévore.
Rosa Luxemburg met à profit la situation pour se cultiver, approfondir ses connaissances, aiguiser sa curiosité. Elle devient ainsi passionnée et très informée notamment en sciences naturelles, botanique, ornithologie...
Mais en dépit de cette lumière intérieure, des sombres pressentiments rodent, taraudent son esprit, même si formellement aucune décision judiciaire suprême n'a été énoncée à son encontre.
En lisant ces lettres, cette complicité avec les oiseaux, impossible de ne pas faire le rapprochement avec Cassandre, dans
Agamemnon d'
Eschyle, qui sait qu'elle va mourir :
« Las ! Hélas ! Je n'ai point le sort
Du rossignol au clair babil !
Il peut s'envoler, lui avec le corps ailé
Dont les dieux l'ont vêtu !
Ils lui ont permis les douceurs
D'une vie qui pourrait ignorer les sanglots…
Mais moi, ce qui m'attend, c'est le tranchant du fer
Dont on va me pourfendre ! »
(
EschyleAgamemnon-trad Victor Henri Debidour p. 207)
Et telle Iphigénie sacrifiée à Aulis, il fallait que
Rosa Luxemburg fut immolée pour que le vent de la barbarie (re)prenne son souffle pestilentiel.
Un livre par conséquent très émouvant, pour mieux connaître celle qui fut une combattante exceptionnelle.