Chronique de l'Italie des années 1943-1944 et de la libération progressive de la botte italienne par les armées américaines et françaises, relatée par l'italien Malaparte, alors officier de liaison auprès de l'état major allié. Le récit se déroule en grande partie à Naples pendant la période où les troupes alliées sont bloquées par les troupes allemandes retranchées sur le Mont Cassin (Monte Cassino). Puis on suivra les troupes lors de leur entrée dans Rome (le passage devant le Colisée est savoureux !) puis dans la conquête de la Toscane. Malaparte jouit d'une certaine renommée puisqu'il vient alors de publier "Kaputt" où il retrace son expérience de correspondant de guerre du quotidien "La Stampa" sur le front de l'Est des armées fascistes.
Les batailles, notamment celle, particulièrement sanglante, du Mont Cassin, sont absentes du récit qui se concentre plutôt sur ce qui se passe à l'arrière du front, au travers de diverses scènes, de rue ou de salon, dont l'auteur est témoin. C'est une peinture très sarcastique de la libération de l'Italie à laquelle se livre l'auteur, qui n'épargne ni les italiens aristos qui accueillent dans ce qui reste de leurs palais les officiers américains ou français, ni les habitants des quartiers populaires de Naples, réduits à la misère et qui sont prêts à tout pour sauver "leur peau" , ni ces gradés américains, au comportement désinvolte, qui décidément ne comprennent rien à l'Europe.
En dépit de son côté un peu décousu, j'ai beaucoup aimé cette fresque très visuelle, aux effets picturaux souvent saisissants, qui m'a fait découvrir un pan d'histoire de la seconde guerre mondiale que je connaissais très mal.
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" Un peuple ne peut avoir le sentiment de la liberté s’il n’a pas aussi celui de la pitié. "
Il ouvrit une porte, nous entrâmes dans une grande pièce claire, étincelante, au parquet couvert de linoléum bleu. Le long des murs, des étranges berceaux en forme de violoncelle étaient alignés, l’un à côté de l’autre comme les lits d’une clinique pour enfants : dans chacun de ces berceaux un chien était étendus sur le dos, le ventre ouvert, le crâne fendu, ou la poitrine béante
De minces fils d’acier, entortillés autour de cette même sorte de chevilles de bois qui dans les instruments de musique servent à tendre les cordes, maintenaient ouvertes les lèvres de ces horribles blessures : on voyait battre le cœur nu, les poumons, aux veines semblables à des branches d’arbres, se gonfler tout comme le feuillage d’un arbre au souffle du vent, le foie rouge et luisant se contracter tout doucement, de légers frémissements courir sur la pulpe blanche et rose du cerveau comme sur un miroir embué, les intestins se délier paresseusement comme un nœud de serpents. Aucun gémissement ne s’échappait des lèvres entrouvertes des chiens crucifiés.
Tous les chiens avaient tourné leurs yeux vers nous, en nous fixant avec un regard à la fois implorant et plein d’un crainte atroce : ils suivaient des yeux chacun de nos gestes, épiaient nos lèvres en tremblant. Immobile au milieu de la pièce je sentais un sang glacé monter dans mes membres, peu à peu je devenais de pierre. Je ne pouvais plus ouvrir les lèvres, ni faire un pas. Le médecin posa sa main sur mon bras et me dis : « courage.» Ce mot fondit la glace de mes os, je m’avançai lentement, je me penchai sur le premier berceau. Et à mesure que je passais de berceau en berceau, le sang me remontait au visage, mon cœur s’ouvrait à l’espoir … Tout à coup je vis Febo.
Il était étendu sur le dos, le ventre ouvert, une sonde plongée dans le foie. Il me regardait fixement, les yeux pleins de larmes. Il avait dans le regard une merveilleuse douceur. Il respirait légèrement, la bouche entrouverte, secoué par un tremblement horrible. Il me regardait fixement, et une douleur atroce me creusait la poitrine. « Febo », dis-je à voix basse. Et Febo me regardait avec dans les yeux une merveilleuse douceur. Je vis Jésus Christ en lui, je vis Jésus Christ crucifié, je vis Jésus Christ qui me regardait avec une douceur merveilleuse. « Febo », dis-je à voix basse, en me penchant sur lui, en caressant son front. Febo baisa ma main sans pousser le moindre gémissement.
Le médecin s’approcha, toucha mon bras.
« Je ne devrais pas interrompre l’expérience, dit-il, c’est défendu. Mais pour vous… Je vais lui faire une piqûre. Il ne souffrira pas. »
Je pris la main du médecin entre mes mains, et lui dit, tandis que les larmes coulaient sur mon visage :
« Jurez-moi qu’il ne souffrira pas.
- Il s’endormira pour toujours, dit le médecin, je voudrais que ma mort fût aussi douce que le sienne.
- Je fermerai les yeux, dis-je, je ne veux pas le voir mourir. Mais faites vite, faites vite !
- Juste un instant », dit le médecin, et il s’éloigna sans bruit, glissant sur le tapis de linoléum.
Il alla au fond de le pièce, ouvrit une armoire. Je restai debout devant Febo, secoué d’un tremblement horrible, le visage sillonné de larmes. Febo me regardait fixement, pas un gémissement ne sortait de sa bouche. Il avait dans les yeux une merveilleuse douceur. Les autres chiens aussi étendus sur le dos dans leurs berceaux me regardaient fixement. Pas un gémissement de leurs lèvres. Tous avaient dans leurs yeux une merveilleuse douceur.
Tout à coup, je poussai un cri de frayeur :
« Pourquoi ce silence ? m’écriai-je, que signifie ce silence ? »
C’était un silence horrible, un silence immense, glacial, mort, un silence de neige.
Le médecin s’approcha, une seringue à la main.
« Avant de les opérer, dit-il, nous leur coupons les cordes vocales. »
- Dans toute l’Afrique du nord, dit Jack, les indigènes se sont immédiatement accoutumés à la civilisation américaine. Depuis que nous avons débarqué en Afrique, il est indéniable que les populations du Maroc, de l’Algérie et de la Tunisie ont fait de grands progrès.
- Quels progrès ? demanda, étonné, Pierre Lyautey.
- Avant le débarquement américain, dit Jack, l’Arabe allait à cheval, et sa femme le suivait à pied, derrière la queue du cheval, son enfant sur le dos et un gros paquet en équilibre sur la tête. Depuis que les Américains ont débarqué en Afrique du nord, il y a eu un profond changement. Certes, l’Arabe va toujours à cheval, et sa femme continue à l’accompagner à pied, comme par le passé, son enfant sur le dos et son fardeau sur la tête. Mais elle ne marche plus derrière la queue du cheval. Maintenant elle marche devant le cheval. A cause des mines. »
Ici, interrompant le rire des convives, la porte s'ouvrit, et sur le seuil apparurent quelques valets en livrée, soulevant à deux mains d'immenses plateaux d'argent massif.
Après les carottes à la crème, assaisonnées de vitamines D et désinfectées dans une solution à 2 % de chlore, l'horrible spam arrivait sur la table, le pâté de viande de porc, gloire de Chicago, disposé en tranches couleur pourpre sur une épaisse couche de maïs bouilli. Je reconnus que les valets étaient Napolitains, moins à leur livrée bleue, aux revers rouges de la maison du duc de Tolède qu'au masque d'épouvante et de dégoût imprimé sur leur visage. Je n'ai jamais vu de visages plus méprisants que ceux là. C'était le profond, l'antique, l'obséquieux, le libre mépris de la valetaille napolitaine pour tout maître étranger et rustre. Les peuples qui ont une antique et noble tradition d'esclavage et de faim, ne respectent que les maitres qui ont des goûts raffinés et des grandes manières. Il n'est rien de plus humiliant, pour un peuple réduit à l'esclavage, qu'un maître aux manières frustes, aux goûts grossiers. Parmi ses nombreux maîtres étrangers, le peuple napolitain n'a conservé un bon souvenir que de deux Français, Robert d'Anjou et Joachim Murat : le premier savait choisir un vin et apprécier une sauce, le second non seulement savait ce qu'est une selle anglaise mais savait aussi tomber de cheval avec une suprême élégance. A quoi bon traverser la mer, envahir un pays, gagner une guerre, couronner son front du laurier des vainqueurs, si l'on ne sait pas se tenir à table? Qu'étaient donc ces héros américains qui mangeaient du maïs comme les poules?
Spam frit et maïs bouilli! Les valets portaient les plateaux à deux mains, en détournant leur visage comme s'ils apportaient sur la table la tête de Méduse. Le rouge violacé du spam, qui, une fois frit, prend des tons noirâtres, de viande pourrie au soleil, et le jaune du maïs, tout veiné de blanc, qui à la cuisson se défait jusqu'à ressembler au maïs dont est parfois gonflé le gésier d'une poule noyée, se reflétaient faiblement dans les grands miroirs de Murano embués, qui sur les murs de la salle alternaient avec d'anciennes tapisseries de Sicile.
La plèbe était restée maîtresse de la ville. Rien au monde, ni les pluies de feu, ni les tremblements de terre, ni les épidémies, ne parviendra jamais à déloger la plèbe de Naples de ses taudis, de ses ruelles sordides. La plèbe napolitaine ne fuit pas la mort. Elle n’abandonne pas ses maisons, ses églises, les reliques de ses saints, les os de ses morts, pour chercher son salut loin de ses autels et de ses tombes. Mais quand le danger devient plus grand et plus imminent, quand le choléra sème les pleurs dans les maisons ou quand la pluie de feu et de cendre menace d’ensevelir la ville, la plèbe de Naples a coutume, depuis des siècles et des siècles, d’élever le regard vers les « seigneurs » pour épier leurs sentiments, leurs pensées, leurs décisions, mesurer, à leur comportement, l’importance du fléau, chercher en eux un espoir de salut, et prendre exemple de leur courage, de leur piété, de leur confiance en Dieu.
D'après un roman de Curzio Malaparte, voici une singulière histoire. En 1943, la guerre est perdue pour l'Italie. Les libérateurs américains débarquent, et les voleurs sillonnent la péninsule. Un soldat italien, Calusia, charge une énorme caisse sur le dos de son âne. Que contient cette caisse ? Mystère… Ce que l'on sait, c'est qu'il doit livrer la caisse à Naples puis rentrer chez lui, à Bergame.