Qu'est-ce qui fait d'un roman un classique de la littérature ?
Une écriture particulière ? Qui parfois a quelque chose de révolutionnaire ou de juste nouveau ? Un esprit exceptionnel dont les mots résonneront longtemps après l'écriture ?
Côté écriture ici : on parle souvent à tort et à travers d'une écriture "moderne" pour citer des romans « en avance sur leur époque »… Quand je lis
Agatha Christie, je n'oublie jamais que l'histoire se déroule en un temps révolu déjà si loin du nôtre. Bien souvent l'écriture elle-même nous rappelle sans cesse que l'on est là dans une époque désuète, comme peut l'être l'écriture par exemple d'un
Maurice Leblanc (et ce côté désuet participe même du plaisir de la lecture). Des écritures des années soixante trahissent déjà le gouffre qu'il existe avec un aujourd'hui !
Ici, dans ma lecture, je fus surpris par le passage " à l'improviste" d'une calèche, l'évocation des domestiques, me rappelant la distance avec notre époque, tant l'écriture pourrait être celle du dernier « best-seller !
Ce n'est pas, de mon point de vue, du côté de l'écriture qu'il faudrait chercher dans ces lignes l'explication de cette qualification de « classique de la littérature »...
Cela n'a en tout cas rien à voir avec ce tant entendu « je l'ai lu d'un trait » qui devrait prouver combien une lecture est « prenante ». Je crois que la "grande" littérature au contraire ne peut se lire sans discontinu, sans accident. Parce que les mots parfois résonnent si fort en nous qu'ils nous amènent à tout arrêter, pour penser, se penser. Quand une pensée extérieure s'insinue en nous et nous amène à vagabonder dans les méandres de ce qui fait ce que l'on est, quand un mot éclos à l'extérieur du roman. Quand une part du roman va trouver sa place dans la suite qu'est notre vie, va devenir une partie de nous.
Ce recueil fait certainement partie de ce type de lecture.
Alors... qu'est-ce qui fait ici cette étrange alchimie ?
Ce qui fait de ce recueil un classique, je pense, ce n'est non une écriture mais ce que ces écrits à la lisière du vingtième siècle disent nouvellement de l'Homme, de sa complexité, ses névroses, ses peurs les plus profondes. En s'appuyant à la fois sur des savoirs nouveaux s'agissant de "l'âme humaine" et sur la disparition de croyances (devenues primitives et inutiles)
Sont-ce là des contes fantastiques ou des récits de folies dans une vie bien réelle ? Des protagonistes qui doutent de leur raison (« Qui sait ? ») victimes de « régulières éclipses de la raison » ou l'existence réelle d'un monde parallèle invisible aux humains ? Des fractures de cette réalité ou des déformations de l'esprit ?
A une époque où pourtant des découvertes et sciences "effleurantes" (psychanalyse, électricité, découverte de l'infiniment petit, de l'infiniment grand et lointain…) auraient dû mettre à distance ces peurs ancestrales. Et au lieu de rétrécir « ce monde invisible » fait de créatures et de terreurs, participe paradoxalement à son nouvel essor (la connaissance de l'infiniment petit, de l'électricité, toute chose invisible à l'oeil humain (« Comme il est profond ce mystère de l'Invisible ! Nous ne le pouvons sonder avec nos sens misérables, avec nos yeux qui ne savent apercevoir ni le trop petit, ni le trop grand, ni le trop prêt, ni le trop loin, ni les habitants d'une étoile, ni les habitants d'une goutte d'eau ») à tous ses sens que l'on découvre si limités, ne faisant que prouver l'existence d'un Invisible, des limites du savoir humain, et de ce que cet "insavoir" a alors d'insupportable (Suffit-il que la science nous explique l'assourdissement du tonnerre pour que les hommes cessent d'en avoir profondément peur?)
« Au lieu de conclure par ces simples mots : « je ne comprends pas parce que la cause m'échappe », nous imaginons aussitôt des mystères effrayants et des puissances surnaturelles . » Comme le héros du Horla qui, face à ces hallucinations, face à sa folie, essaie d'expliquer encore et encore : ce ne peut être qu'un problème dans son cerveau la cause !
D'autant plus effrayant alors quand cette partie qui échappe à notre raison, à notre maîtrise, est une part de soi. Et quand il est si facile de faire l'expérience de cette irrationalité, de cet « avant l'Humanité » qui est en nous, par exemple à l'orée d'une forêt en pleine nuit, face à une étendue d'eau sombre dont on ne voit pas le fond…
Que peut l'esprit cartésien face à ce qu'il sait pourtant de déraisonnable, quand c'est à notre part reptilienne que s'adresse ces vagues de terreur insensées ?
Sans doute est-ce là un mélange de tout ça, les névroses d'un homme qui savait la folie rôder autour de lui (et dans pratiquement chacun de ces récits) de par son sang et de par sa maladie (et sa connaissance d'une fin terrible en tant que syphilitique)... de ce que la folie a de « partageable » par chacun de nous !
La peur ne naît plus de créatures fantastiques, mythologiques, mais de l'intérieur, la part de non maîtrisable, la part d'incontrôlable du dernier continent méconnu. On ne peut plus accuser cette nature maîtrisée de nous pondre des monstres inconnus et improbables ! On sait maintenant que ces monstres n'ont jamais existé que dans l'esprit humain, et que si on court les revoir avec délice au cinéma, on y va adultes et absolument volontaires, plus jamais naïfs. Juste prêt à cette provisoire suspension consentie de l'incrédulité. Pour jouer à se faire peur.
Et lors les hommes nouveaux, apeurés, restent aux frontières de ce continent imaginaire, incapables de faire aujourd'hui un pas en avant, de parcourir avec délice l'inconnu, le miroir, parce que cette part d'inconnu est une part d'eux-mêmes, sans doute la preuve de leur finitude.
Et si la disparition de ces créatures fantastiques nous disait aussi que d'Autre Monde il n'existe pas ? Qu'il n'y a juste que limites humaines ? Et qu'au final la réalité de la vie, l'amoncellement de savoirs et de Lumières mettent à jour la seule Certitude : celle du pourrissement du corps (la folie pour le pourrissement de l'âme)
Car le plus souvent ces histoires sont ancrées dans une banalité triviale, et l'on se demande si la survenue du fantastique, de l'irrationnel n'est pas juste une production d'un esprit pris de folie ou de momentanées pertes de contrôle (hypnose (« Alors, j'étais somnambule, je vivais, sans le savoir, de cette double vie mystérieuse qui fait douter s'il y a deux êtres en nous, ou si un être étranger, inconnaissable et invisible, anime, par moments, quand notre âme est engourdie, notre corps captif qui obéit à cet autre, comme à nous-mêmes, plus qu'à nous-mêmes. ») rêve, hallucinations, reflet dans le miroir...)
Comme dans "Le tour d'écrou" d'
Henry James où l'on se demande tout le roman si on a affaire à des fantômes ou aux racontars paranoïaques de l'héroïne.
Ou comme ici dans la nouvelle « un cas de divorce » l'on se demande de quelle folie cet homme est accusé. C'est la plus sombre de ces histoires, la moins fantastique et celle dans laquelle il est potentiellement le plus possible de se reconnaître : celle d'un homme qui fait preuve d'une incroyable sensualité quand il parle des fleurs (sensualité à laquelle sa femme n'a plus droit du jour où elle est devenue réalité et non plus fantasme, chaire déjà pourrissante, du jour du mariage consumé ; on est pas très loin d'un Bel-Ami) La folie étant ici le regard de la société sur cet homme, sa singularité. Dans ces cas, la peur est celle de soi-même, de l'Autre en soi, comme dans une bonne partie de ces récits, comme dans « un fou ? »…
Ainsi que dans « le Horla » où il est une fois de plus question de l'Invisible, de toute chose qui échappe à l'oeil humain et à sa compréhension. Un invisible qui a pourtant une influence sur les êtres tout en étant totalement incontrôlable ! de là : la part de soi qui échappe à notre raison, à notre contrôle :
« Tout ce qui nous entoure, tout ce que nous voyons sans le regarder, tout ce que nous frôlons sans le connaître, tout ce que nous touchons sans le palper, tout ce que nous rencontrons sans le distinguer, a sur nous, sur nos organes et, par eux, sur nos idées, sur notre coeur lui-même, des effets rapides, surprenants et inexplicables (…) »
Cet invisible, cet "inconnaissable", on finit par admettre qu'il n'a rien de surnaturel : juste les limites du cerveau humain, de sa connaissance. de surnaturel il n'existe pas !
Ce sont d'ailleurs les nouvelles les plus ouvertement fantastiques qui semblent les plus datées, tant les récits horrifiques de la littérature fantastique ont évolué, tant notre culture populaire commune est riche de récits, de films, séries, d'images, jusqu'à parfois irrespectueusement faire de ces créatures jadis effrayantes des personnages grotesques et drôles, qui au mieux peuvent peupler les cauchemars des seuls enfants. Ne reste alors de ces récits que la moelle, ce qu'il y a de plus facile à partager, d'imputrescible : les défaillances de l'esprit sous toutes ses formes, Les nouvelles où le fantastique n'est qu'effleurement dans la réalité, une mauvaise compréhension, une incompréhension. D'une façon terre à terre, on pourrait presque parler de "faits divers" parfois, comme quand on remonte le cadavre d'une pauvre femme, qu'on l'arrache à cette eau noire, à l'obscurité. Ce sont les peurs profondes des différents narrateurs (totales, ancestrales) qui font le saut dans le surnaturel. C'est l'esprit seul qui crée le surnaturel. Ou la peur de la folie en miroir chez l'autre, comme dans « le tic » où un père fantasme le retour à la vie de sa fille disparue (un ancêtre des histoires de zombie ? comme l'une des nouvelles est un ancêtre des romans de science-fiction ! )
Des peurs communes, comme la peur de l'eau, de l'obscurité, du loup, de la "bête", de la mort, racontées par ceux qui ont vécu ces moments, parfois "anecdotes paysannes" devenues légendes d'un petit village perdu , contes de Noël à raconter le soir autour du feu, comme cette main séparée de son cadavre qui réclame vengeance (« la main ») et qui aujourd'hui encore font les belles nuit des colonies de vacances autour du feu… Des peurs que l'on apprivoise en les réduisant à de la fiction populaire.
Des histoires de "tous les jours" bien ancrées dans la réalité, le quotidien, et que seul le regard malade teinte de fantastique (la peur étant alors la peur du lecteur face à cette folie dont chacun pourrait être un jour atteint) . Pas de créature fantasmagoriques (le Horla lui-même n'est qu'une forme plus évoluée de homo sapiens dont il va naturellement prendre la place, dans la logique de l'évolution des espèces, un rôdeur aperçu par accident, comme dans une autre nouvelle des êtres venues d'une autre planète), de dragons, de loups garous, de vampires et autres gnomes. Tout ce qui fait peur ici, vient de l'humain, de son corps mort en décomposition (qui ramène le lecteur à sa propre mort inévitable) , de ses apparitions mystérieuses, des parties de corps, une chevelure trouvée dans un vieux meuble d'une banale brocante, une main coupée, une mèche de cheveux, d'un reflet... et des rêves de ces humains, qu'ils soient endormis ou éveillés. Des corps non plus rongés par la maladie et la mort, mais des corps rongés par la démence ("la chevelure" : « on sentait cet homme ravagé, rongé par sa pensée, par une Pensée, comme un fruit par un ver. Sa Folie, son idée était là, dans cette tête, obstinée, , harcelante, dévorante. Elle mangeait le corps peu à peu. Elle, l'Invisible, l'impalpable, , l'Insaisissable, l'Immatérielle Idée minait la chair, buvait le sang éteignait la vie Quel mystère que cet homme tué par un songe ! » Sans doute le passage du recueil où
Maupassant dit le plus clairement son effroi face à cette certitude de la maladie mentale, de l'exclusion à soi-même. Quand l'esprit échappe au corps, à son propriétaire. Quand on perd la moelle de son être. Ou quand un Autre vit en soi (« lettre d'un fou » où un homme en regardant une glace croit voir une créature invisible, comme dans « le Horla »)
De la même façon que chez d'autres auteurs de son époque,
Maupassant fait surgir parfois l'incongru, le surnaturel d'objets du quotidien, du présent : « le passé m'attire, le présent m'effraie, parce que l'avenir c'est la mort ». Ou de gestes du quotidien, comme le fait de brosser les cheveux d'une femme. Ce qu'il y a dans ce geste de dérisoire, de prémisse de la mort.
Dans l'une des nouvelles, cette attache à la réalité est dans le fait que le mort soit une célébrité historique réelle (le philosophe
Schopenhauer), dont le narrateur dit :
« Qu'on proteste ou que l'on se fâche, qu'on s'indigne ou qu'on s'exalte,
Schopenhauer a marqué l'humanité du sceau de son dédain et de son désenchantement. »
Quelque chose de "tangible", un des "passe-passe" de cette littérature de genre pour rendre l'inimaginable crédible.
Là encore c'est l'esprit (les jeux de l'esprit) qui fait d'un infime incident un événement surnaturel.
Dans "Apparition" ou dans "lui?", là encore il pourrait n'y avoir rien de surnaturel, que des faits explicables, dont seule notre ignorance engendre ces fractures de la réalité. C'est l'esprit humain qui crée ce surnaturel. Vu par le prisme totalement déformées de crises passagères du schizophrène, par la plus commune des peurs irrépressibles, ou juste par l'Inexplicable. Et par cette part incontestable d'envie d'y voir là des choses "extra naturels". (« cet avide et insatiable besoin d'épouvante qui hante leur âme, les torture comme un fléau" dans "La main ») Un double besoin : celui aussi de voir du surnaturel dans l'incompréhensible, comme si rien ne pouvait échapper à nos explications, à notre raison, fussent-elles irraisonnables.
Car il y a là un indéniable plaisir de lecture, une part de morbide dans le goût pour ces histoires.
« N'allez pas croire, au moins, que j'aie pu, même un instants supposer en cette aventure quelque chose de surhumain. Je ne crois qu'aux causes normales. Mais si, au lieu d'employer le mot "surnaturel" pour exprimer ce que nous ne connaissons pas, nous nous servions du mot "inexplicable", cela vaudrait beaucoup mieux. »
Sauf qu'il semble tellement difficile d'accepter l'inexplicable...