A la lecture de ce livre j'ai eu l'impression de m'enfoncer de plus en plus dans la complexité. Au départ je pensais simplement qu'il s'agissait tout naturellement du récit d'un mariage raconté par les 3 protagonistes de l'affaire, à savoir la femme Ilonka, le mari Péter et l'amante Judit. Je suis donc resté très longtemps sur cette image d'un couple en devenir, je croyais lire une histoire romantique, intimiste, une sorte de vau-de-ville où l'accent serait délibérément mis sur l'étude psychologique des personnages. Mais en réalité il serait très réducteur de ne considérer que cet aspect de cette oeuvre, bien que celui-ci soit très présent et très abouti à l'instar de son aîné et maître du genre,
Stéfan Zweig. L'oeuvre glisse lentement vers des considérations philosophiques étendues abordant les thèmes de la Culture, l'art, l'artiste et son oeuvre ; l'amour et la passion ; la solitude, solitude constructive, solitude destructive ; la lâcheté ; l'ordre sociale, la bourgeoisie, le prolétariat ; le socialisme et le communisme comme modèle idéologique et social ; la fin d'un âge, la mort d'une époque… Tout cela en un seul roman !!!
Le roman de Marai donc est un objet à double face, c'est un roman psychologique, une étude de moeurs en même temps qu'un complexe essai métaphysique et philosophique. Et si l'on ne s'attache qu'à un aspect de cette oeuvre on en perd toute la richesse. D'un autre côté aussi il n'est pas aisé d'en comprendre le sens dans sa globalité, d'autant que le récit se déploie dans un contexte historique bien précis dont personnellement je n'ai qu'une très grossière idée. Pas simple donc !!!
« Métamorphoses ?... » Vous avez dit « Métamorphoses… d'un mariage. Un seul ? »
La construction de ce roman est très originale. le livre est divisé en trois parties (sans compter l'épilogue écrit plus tardivement). Chacune d'elle est le récit d'une même histoire racontée par les personnages principaux. le lecteur est directement pris à partie dans cette histoire. Les personnages font leurs confidences racontant leurs expériences les plus intimes directement au lecteur, qui prend la forme d'une bonne amie ou d'un vieil ami ou même d'un amant, pour finir dans l'épilogue par devenir un compatriote d'exil.
J'ai cru jusqu'à la fin de la 2ème partie que l'on pouvait en lire les 3 chapitres de façon anarchique. Je me disais qu'il pourrait être amusant de commencer à le lire par la fin ou par son milieu et qu'alors la perception de ce récit en serait quelque peu différente. Je croyais que ce roman était en quelque sorte un ovni conceptuel, une oeuvre d'avant-garde éminemment moderne.
Dans les grandes lignes, je me trompais !
Métamorphoses d'un mariage n'est assurément pas une oeuvre à prendre à la légère et avec laquelle on peut jouer.
En réalité chacun des récits complète l'autre. Plus on avance dans sa lecture et plus la connaissance des personnages et de leur personnalité s'étoffe et nous assistons aussi à un déploiement du récit dans le temps. Bien qu'au départ il soit très difficile au lecteur de le situer temporellement, on constate néanmoins que celui-ci s'étale sur plusieurs décennies. Les personnages nous font leur confidence plusieurs années après que les évènements ont eu lieu, c'est-à-dire quand ils ont le recul nécessaire pour nous livrer leur histoire en toute sincérité et avec la plus grande des lucidités. Seul le récit de Judit peut clairement être daté puisque les évènements qu'elle raconte font référence au siège de Budapest.
Très longtemps aussi, je me suis interrogé sur le titre de ce roman,
Métamorphoses d'un mariage. Pourquoi Métamorphoses était-il au pluriel ? Comment une métamorphose pourrait-elle être multiple ? Je croyais alors qu'il nous était raconté la perception d'un seul et même évènement par des personnages différents et qu'en ce sens, vu que ces perceptions étaient différentes, on pouvait considérer que la métamorphose de ce mariage était multiple et justifiait le pluriel de son titre.
Encore une fois, je me trompais… car ceci n'était valable que sans considérer le déploiement temporel de l'histoire. En effet une même chose peut subir plusieurs métamorphoses à des moments différents.
Mais alors, de quel mariage s'agit-il ?
Le mariage dont Ilonka nous fait le récit ? Il est très vite oublié. Apparemment il ne s'agissait que d'un mariage de convenances et d'apparences qui n'était important qu'aux yeux d'Ilonka, dont l'amour était certes sincère mais dictées par les conventions de la bourgeoisie.
Le second mariage de Péter avec Judit ? Bien que revêtant un peu plus d'importance il est aussi le constat d'un échec cuisant. Péter a semblé succomber à un désir de jeunesse, s'est laissé dicter sa conduite par des envies adolescentes, des rêves de révolte, la naïveté de croire qu'il pourrait trouver un sens à sa vie s'il bousculait les conventions préétablies. Pure utopie. Apparemment ce n'est pas non plus ce mariage là qui mérite plusieurs métamorphoses.
Le mariage des parents de Péter ? Tous deux issus de la haute-bourgeoisie, un mariage dans les règles, sans amour. Bof…
Ces mêmes mariages vus par les yeux de Judit ?… Pas très convaincant !
Le non-mariage de Judit et de son musicien ? Là l'amour semble être sincère et partagé, mais bien que consommé ce mariage n'en est pas un !
Quel pouvait être donc ce mariage qui subissait ces métamorphoses ?
Dans tout cela je ne voyais que des mariages qui ne subissaient pas de métamorphose, ou une seule si l'on considère le divorce, qui serait tout au plus qu'une conséquence logique quand les deux êtres sensés s'aimer ne sont plus en phase. Mais de là à qualifier un divorce de
métamorphoses d'un mariage, ça me semblait quand même un peu exagéré !
Alors peut-être que pour trouver la réponse à cette question il fallait considérer l'oeuvre de Marai dans sa globalité, et essayer d'en dégager un sens général.
Deux thématiques du roman semblent être de première importance aux yeux de l'auteur.
La première découle directement de son statut d'écrivain et d'artiste. Cette thématique est largement illustrée par les propos de Lazar, écrivain, double de Marai,
Sandor Marai lui-même. Lazar, l'écrivain qui divorcera d'avec la pratique de son art. de même, Péter se définit lui aussi comme un artiste, mais un artiste sans instrument… un solitaire… en somme un célibataire de l'art ?!
D'ailleurs, soit dit en passant, faut-il impérativement pratiquer un art pour être artiste ? Ne peut-on pas être artiste sans art ? Vaste question ???
L'artiste et son oeuvre, ne pourrions-nous donc pas les considérer comme les protagonistes d'un même mariage ? L'artiste n'est-il pas en quelque sorte marié à son oeuvre ?
La deuxième nous est énoncée par le contexte politique et historique dans lequel Marai situe les évènements de son récit. le roman raconte la fin d'une époque, celle de l'entre-deux-guerres où l'Europe est déchirée et subit les bouleversements des nationalismes émergeants et du communisme. Les idéologies changent et la bourgeoisie en fait les frais. Les rennes du pays changent de main. C'est le communisme, les coopératives, les biens appartiennent désormais au peuple. Au récit de ces évènements l'auteur, issu lui-même d'une famille bourgeoise, ne nous cache pas sa grande déception. Les sentiments qui l'animent passent par la désillusion, un grand fatalisme, une envie de fuite et d'exil. Il nous est raconté là l'histoire d'un divorce, le divorce d'un citoyen d'avec son pays. Un patriotisme contrarié.
Ainsi c'est peut-être de ce mariage là dont
Sandor Marai nous raconte les métamorphoses, le mariage d'un artiste avec son pays, et au-delà son histoire et sa culture.
Et force est de constater que ce mariage se solde par un échec comme tous les mariages qui nous sont racontés au fil de ces pages, mais ici l'enjeu est de première importance, il s'agit de la perte et de la fin d'une culture et par extrapolation de la Culture au sens large du terme.
Avec l'avènement du communisme on assiste au nivellement de toute chose et de toute individualité. La société s'en trouve arasée, chaque être est l'égal de son semblable, il n'a du coup plus de spécificité propre ou n'est en tout cas plus considéré comme individualité pleine et entière mais est ramené à l'échelle de la masse et de ses congénères. Un camarade, rien de plus ni de moins qu'un camarade. Insupportable pour tout artiste qui n'existe que par la relation unique et individuelle qu'il établit avec le monde dans lequel il vit. La société telle qu'elle est ainsi offerte ne laisse plus de place à l'improvisation, la vie de tout à chacun est contrôlée, planifiée, régentée, partagée. Tout y est codifié. le partage des richesses devant bénéficier à tout citoyen s'en trouve être au final une somme de devoirs et de responsabilités. le fruit du travail de chacun n'apporte plus ni joie ni satisfaction puisqu'il est aussitôt reversé au bénéfice de la collectivité. Pour le bien de tous, soit disant. Mais Marai n'est pas dupe et il confesse au travers de son oeuvre que le monde qu'on lui propose désormais ne laisse plus de place à la joie. Ce nouveau monde semble désormais ne plus vouloir de la culture, de cette culture qui était le trésor détenue par la bourgeoisie.
"L'écrivain, comme le note son éditeur, doit se résigner à l'évidence : l'humanisme est assassiné, on assiste au triomphe d'une nouvelle barbarie à laquelle, une fois de plus, le peuple se soumet."
Márai finira par choisir l'exil et quittera son pays :
"Pour la première fois de ma vie, j'éprouvai un terrible sentiment d'angoisse. Je venais de comprendre que j'étais libre. Je fus saisi de peur." écrit-il la nuit de son départ en 1948.
(Sources : Wikipédia)
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