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Voilà des années que je veux lire Nietzsche sans jamais me décider à lire autre chose que des extraits de ses plus célèbres écrits.
Par-delà le bien et le mal, voilà un monument dont l'aura rayonne autant que celle d'Ainsi parlait Zarathoustra et dont je ne parvenais pas à franchir le seuil de peur de ne rien y comprendre.
Seulement voilà, lorsque je l'ai vu dans la Masse critique de Babelio, je me suis dit que c'était l'occasion ou jamais de me lancer dans ce défi. Merci donc à Babelio et aux éditions Thélème.

Les deux particularités formelles de l'oeuvre que j'ai reçue sont les suivantes : le format audio et l'enregistrement qui comprend les quatre premiers chapitres du texte.
Le texte lu par Julien Allouf est captivant, ménageant silences et accélérations, adaptant le ton sur un enregistrement sans fioritures. Bref, un travail de lecture de qualité qui nous rend l'écoute agréable et sérieuse.
Les trois premiers chapitres traitent des préjugés des philosophes, de l'esprit libre et de l'esprit religieux, tandis que le quatrième se compose de maximes et autres aphorismes. Nietzsche donne à voir les limites des philosophes qui croient en la valeur absolue de la vérité. Il présente également, dans son deuxième chapitre, un nouveau type de penseur. Cet esprit libre doit redéfinir les valeurs et ne plus se contenter de la binarité du bien et du mal. Enfin, le troisième chapitre interroge la croyance, les superstitions et la morale.
J'ai beaucoup aimé écouter les écrits de ce grand philosophe mais je crois que ce support n'est pas vraiment adapté pour moi. Pour les écrits complexes sur la littérature ou la philosophie, j'ai l'habitude d'annoter, de commenter et de relever les passages clés d'une oeuvre afin d'en faire une synthèse. Et bien que le rythme de lecture ne soit pas rapide, il ne m'a pas permis de pénétrer complètement dans ce texte.
Je vais donc très probablement le lire avant de réécouter les quatre premiers chapitres. Une première lecture me semble indispensable afin d'apprécier l'écoute et de mieux embrasser la pensée de Nietzsche.
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Ce "prélude à une philosophie de l'avenir" s'ouvre sur une critique des préjugés des philosophes, à commencer par leur croyance en la valeur absolue de la vérité, et annonce un nouveau type de penseur : "l'esprit libre", seul capable de redonner du sens à l'existence humaine en créant des valeurs nouvelles. Contre la croyance en l'existence d'un bien en soi et d'un mal en soi, contre la dualité même du bien et du mal, Nietzsche juge qu'"il n'y a pas de phénomènes moraux du tout, mais seulement une interprétation morale des phénomènes".
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On retrouve dans ce livre, je trouve, un "état d'esprit" similaire à ce qu'on peut trouver dans la Généalogie de la morale, qui viendra ensuite, mais avec une importance plus grande de la "volonté de puissance". "Par-delà le bien et le mal" n'est pas à prendre comme un manifeste de destruction de l'idée même d'une sorte de "bonne conduite" mais la remise en cause critique des valeurs occidentales - remise en cause que beaucoup ne comprennent toujours pas aujourd'hui. Il s'attache à montrer le sens de la morale, comme il le fera dans la Généalogie, pour dégager ce qu'il devrait il y avoir en fond : la puissance, au moins en "volonté".
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On pourrait presque sous-titrer cette oeuvre "la philo amusante". Car malgré l'image tristounette que peut avoir Nietzsche, on découvre dans cette oeuvre beaucoup d'humour. Contrairement, aussi, aux idées communément reçue, c'est un ouvrage très facile d'accès : les textes sont courts et tout à fait compréhensibles. Voilà pour la forme.
Le fond quant à lui ne peut que (re)questionner le lecteur sur les notions de bien et de mal. Dit autrement : quelle valeur à la morale ?
Excellent ouvrage qui gagne à être lu.
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Avec « Par-delà bien et mal », je me lance enfin, pour la première fois, dans un ouvrage de Nietzsche, et ceci sans aucun a priori.

Ouvrage assez fourre-tout dans lequel l'auteur dresse un état des lieux de la philosophie (et surtout des philosophes), de la morale, de la religion et du pouvoir dans l'Europe de son temps. Un essai intéressant à plus d'un titre même si on n'adhère pas au constat et à la pensée de Nietzsche. Pour ma part, j'y est trouvé du bon et du moins bon. de quoi réfléchir un peu… ou pas selon les sujets abordés et la manière de le faire.

Je ne partage pas du tout sa vision (trop radicale) de la société mais la sienne se démarque assurément de la plupart des autres penseurs que j'ai pu lire à ce jours. Même le ton hargneux employé, cette agressivité dans le propos et dans la plume m'a surpris. Son écriture n'en reste pas moins fluide et relativement accessible.

Première incursion concluante. Je n'ai pas eu cette impression désagréable de vacuité – impression très courante lorsque je me plonge dans de la philo – et je me replongerai sûrement dans un autre de ses textes.
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Nietzsche nous confiait : "Socrate, il faut l'avouer, m'est si proche que je me bats presque sans arrêt contre lui.".
Il pourrait en dire autant de Jésus l'autre grande figure auquel il s'opposait vivement.
Nietzsche est un auteur déroutant, difficile ... il semble se contredire à chaque page. Cette impression est très forte à la lecture de ce livre. Tout y est décousu, parfois les aphorismes arrivent en mode rafale par saccades.
Roger Pol Droit en parle admirablement : "on ne voit pas la même chose du haut de la colline et au fond de la vallée. Or Nietzsche ne cesse de changer de point de vue sur le même objet, ce qui n'est pas la même chose que de changer d'avis. Son avis devient autre parce qu'il dépend d'un lieu d'observation différent. Ce qui est directement lié à sa pratique assidue de la marche en montagne : les escarpements, les dénivelés modifient sans arrêt le panorama."
Ou encore : "je me suis rendu compte que Nietzsche ne propose pas une doctrine mais une façon de déplacer le regard. Lui-même n'a cessé, toute sa vie, de se libérer des carcans qui l'enfermaient : le christianisme, l'université, la métaphysique classique … En fait, il livre les moyens d'une libération, donne les clés pour se débarrasser du sérieux, de la pesanteur."

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Chaque livre de Nietzsche contient une myriade de choses à tel point subtiles et profondes qu'à chaque lecture, on y découvre des pensées qui nous avaient échappé ou des interprétations nouvelles. C'est un empire philosophique que l'on peut relire interminablement sans jamais vraiment se lasser.

Ici, Nietzsche se fait un peu spinoziste, en faisant abstraction du bien et du mal, cette interprétation fallacieuse et dogmatique qu'en fit la morale chrétienne car tout part de l'interprétation comme il le dit si bien dans un de ses fameux aphorismes : "Il n'existe pas de phénomènes moraux, mais seulement une interprétation morale des phénomènes".

Puis il s'attaque également à une armée de ces philosophes prédécesseurs tels que Kant, Descartes, Platon, Hume, Locke, même Spinoza en prend pour son grade... Ils s'attaque aussi à l'esprit allemand de son époque, à ce pangermanisme stupide qui donnera au XXème siècle ce que l'on sait. D'ailleurs, à ce sujet, il écrit : "Il serait peut-être utile et juste d'expulser du pays (l'Allemagne) les braillards antisémites".

Il me semble que "Par-delà bien et mal" est probablement le pendant, un peu décousu, certes, de "La généalogie de la morale".
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J'ai beaucoup apprécié la lecture de ce livre, la puissance magnifique de la voix de Nietzsche. Mais je me suis toujours beaucoup méfié de sa propension à flatter son lecteur (toi qui es intelligent, tu me comprends, tu es d'accord, non ?) et de son mépris affecté pour le peuple. À mesure que je fouillais pour écrire ce commentaire, je me suis rendu compte à quel point ce que disait Nietzsche était finalement tout à fait critiquable.

La dictature de l'élite intellectuelle et sélection naturelle

Le rôle social que Nietzsche confie à ces intellectuels sans illusions (qui auront acquis la vérité de la nature humaine), c'est celui de définir et d'imposer un futur à l'humanité - où s'exercera au mieux la puissance intellectuelle - et qui entraînera ainsi l'avènement d'une humanité plus forte (intellectuellement). Nietzsche n'hésite pas à parler de "discipline" et de "sélection"... On est dans une application simpliste des principes du darwinisme au social (à la suite d'Herbert Spencer que Nietzsche critique pourtant, notamment parce que lui estime qu'il faut choisir les critères de sélection) : si la société humaine fonctionne dans son entièreté suivant les principes de la concurrence intellectuelle alors les générations suivantes seront plus intelligentes et plus fortes... Sans parler de l'eugénisme et de la mauvaise lecture de Darwin (croire que le courage intellectuel pourrait s'hériter, comme un gène…), il est difficile d'ignorer les fondamentaux d'une belle dictature idéologique. L'homme du peuple en général, a besoin d'illusions, nous dit Nietzsche. Les élites intellectuelles qui seules savent qu'elles sont fausses, doivent toutefois choisir et entretenir celles qui sont à même d'organiser la société humaine et de l'entraîner dans une direction bénéfique (quelle direction ? qui serait d'accord là-dessus ?). Nietzsche rejoint là la stratégie politique de Machiavel, mais pour que le peuple-bétail aille dans la "bonne" direction. Car les élites savent "mieux" que le peuple ce qui est "bon" pour l'humanité (et on retrouve ici le bien et le mal que Nietzsche avait prétendu évacuer...). Et ce bien, c'est peut-être d'éliminer la partie indésirable de la société (en l'écartant de la reproduction)... Or, pour Darwin, l'existence d'un plus apte à la survie est conditionnée par le maintien d'une grande diversité dans l'espèce. On peut également repérer ce cliché très droitiste fascisant : les masses ont besoin d'être dirigées par la force, la discipline ; l'éducation molle serait la principale raison de leur faiblesse, de leurs vices (comme si ce n'était pas au contraire les élites qui profitaient d'une vie et d'une éducation tout à fait gentille...).

La philosophie et l'individualisme au dessus de tout

Si Nietzsche se pose en éducateur "à la dure" pour les jeunes philosophes, il leur propose en fait une vision du monde ultra flatteuse dans laquelle toute personne ayant la vanité de se sentir supérieure intellectuellement est amenée à jouer un rôle déterminant dans le futur (on retrouve le rôle privilégié du philosophe-guide de la République de Platon), celui d'une élite gouvernante à la pensée enfin reconnue, élite initiée possédant les savoirs secrets sur le monde qui demeurent voilés pour le reste des hommes dont ils se distinguent... La pensée de Nietzsche se base sur l'idée que l'homme supérieur - le philosophe averti - peut seul contrôler sa volonté et donc son destin (justement par la connaissance de ses illusions), par opposition à une majorité passive (allant en cela contre Schopenhauer pour qui la volonté est pour ainsi dire l'élan naturel, qui trouve à s'exprimer dans chaque être, piégeant même la pensée). Nietzsche délimite ainsi deux groupes d'hommes, ceux supérieurs, forts, appelés à diriger l'humanité, et ceux pris dans les filets des illusions symboliques rassurantes, faibles qui ne demandent qu'à ce qu'on leur donne des religions, lois et des règles pour savoir se comporter (loin de la finesse du Discours de la servitude volontaire de la Boétie, pour lequel l'élite intellectuelle se montre plutôt rampante). Cette séparation apparaît non seulement dérangeante (on dirait presque des races différentes), mais relève de constructions idéologiques abstraites : chaque homme aussi génial soit-il est toujours l'imbécile d'un autre, compétent dans un domaine, cuistre dans un autre. Capable de courage et de lâcheté en même temps. Pertinent à un moment, non pertinent à un autre... Et c'est le rôle des autres, du groupe, que de corriger, limiter, compléter l'imperfection de chacun. Kropotkine montre dans L'Entraide que c'est plutôt l'aptitude au collectif qui fonde la vitalité d'une espèce (ouvrage publié deux ans après la mort de Nietzsche, dans une démarche scientifique de continuité avec Darwin bien plus convaincante que celle de Spencer, et aujourd'hui plutôt confirmé par les recherches génétiques).

La révolution intellectuelle et bêtise du plus fort

Nietzsche est un aristocrate convaincu (que les meilleurs gouvernent). Mais à la manière de l'idéologie courtoise du Moyen-Âge, Nietzsche aspire à une révolution : le passage d'une aristocratie guerrière ou financière (gouvernant le monde féodal puis le monde industriel) à une aristocratie intellectuelle. Il opère un renversement dans les termes mêmes : les faibles sont pour lui ceux qui usent de leurs forces physiques, de leur argent ou de leur nombre pour gouverner ceux qui devraient diriger de par leur supériorité intellectuelle, les forts. En vérité, il s'agit toujours de refonder la supériorité d'un groupe sur la masse, de se distinguer comme noble élu au milieu d'un peuple honni. L'aristocratie courtoise ne devait plus reposer sur le talent guerrier ou sur la naissance, mais devait être légitimement fondée sur l'éducation, la connaissance et le respect de codes et de valeurs choisies, l'aptitude à bien s'exprimer et à respecter l'autre (dont le dominé, le faible, la femme), donc sur des performances comportementales pouvant s'acquérir, alors que cette bonne éducation n'est pour Nietzsche qu'un camouflage destiné à préserver l'homme supérieur de la masse jalouse (discussions épuisantes et lynchage public). Pour Nietzsche, la supériorité des intellectuels paraîtrait presque biologique (une race de surhommes)... Cette croyance à la supériorité de la philosophie (sa discipline d'élection), à l'infaillibilité des meilleurs philosophes, a quelque chose de fondamentalement naïf et dangereux car Nietzsche confère à l'élite intellectuelle un rôle de guide (Führer en allemand), inattaquable (car même leurs jugements faux sont peut-être une bonne chose)... de quoi transformer l'utopie en dictature de la bêtise. Nietzsche a foi dans l'individu supérieur isolé, puissant et méfiant, par opposition à une société - la masse - qui serait débile (faible). Il ne peut voir l'organisation sociale autrement que par un pouvoir vertical qui doit être suffisamment fort pour entraîner le reste d'une humanité médiocre… À l'opposé d'une intelligence vue comme élaboration dialoguée, comme chez Platon. le Socrate de Platon ne pensait sûrement pas le peuple stupide, mais au contraire chaque dialogue met en évidence la stupidité de leaders qui se croient plus intelligents et plus à même de diriger. le philosophe n'est pas pour lui celui qui sait la vérité, mais celui qui est sage et connaît ses propres limites... C'est peut-être pour cela qu'il doit diriger la cité.
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Ouvrons tout de suite par le titre. Nietzsche se place au delà des valeurs, de cette opposition manichéenne du bien opposé au mal. Il adresse aux philosophes le reproche suivant : leur stupide croyance en l'existence d'un bien ou d'un mal en soi. Il s'annonce donc, par opposition, en penseur d'un nouveau type : « l'esprit libre », capable de créer des valeurs nouvelles, tout à fait détachées de morale. Ce que l'on a nommé philosophie jusqu'à présent ne serait qu'un amoncellement de préjugés. C'est hautement paradoxal, quand on y songe. Un philosophe n'est-il pas, par définition, l'ennemi des préjugés ? En quoi Nietzsche suggère implicitement que les philosophes... ne sont pas des philosophes. Ces penseurs, ces chercheurs de vérité, qui ont recherché l'absolu, ont eu peur de la vie à tel point qu'ils n'ont pas voulu la considérer par delà le bien et le mal. Ils ont nié la vie.

La morale appauvrit la diversité des hommes, en les réduisant tous à deux qualificatifs : « bien » ou « mal ». Alors que l'homme est multiple de nature, est riche, empli de forces contradictoires. Ou, du moins, il devrait l'être. Voilà ce que serait l'homme détaché de morale, l'homme par delà le bien et le mal : un être de pulsions, de désirs, de domination. Seulement, cette catégorisation de l'homme sur ce seul critère mièvre (bon ou mauvais) flatte hautement le moraliste. Celui-ci, comme tout homme incapable d'objectivité et de lucidité, se choisit bien entendu pour modèle. Ne compare-t-on pas son prochain à soi ? Ne le juge-t-on pas par rapport à soi-même ? Évidemment si. On se croit naturellement bien plus valeureux que ce que l'on est, on aime à se rehausser, à s'imaginer être un modèle. Ainsi, nos actes sont forcément « le bien ». Et leur inverse ne peut point être une différence intéressante, une saine altérité, la preuve d'une enrichissante variété d'êtres. Non, la différence d'avec soi ne peut être que « le mal ». le moraliste trouvera légitime alors de penser que corriger l'autre, c'est le faire agir à sa manière. Seuls ceux qui agissent comme lui seront jugés « bons ». La société étant composée, dans sa grande majorité, d'êtres peu réfléchis, peu lucides ni objectifs, voilà comment nous arrivons à une homogénéité factice et terne non seulement, à une masse veule et grégaire, quand l'humanité devrait être une richesse de différences. Mais pire : c'est ainsi que l'homme stagne et jamais ne s'élève. Il prend pour modèle le bien moral, c'est à dire le commun, et s'efforce d'en suivre les lois et préceptes sans jamais n'interroger cette loi ni tenter de surpasser quiconque. Toute sa vie, il s'efforcera d'être le plus fidèle non pas à ce qu'il est intrinsèquement, mais à ce que son semblable attend de lui. Il ne fera de son existence qu'une stricte copie du commun et du piètre. Il est gouverné par les lois morales, et tous ses choix, tous ses actes, ne sont décidés qu'en fonction de cette crainte d'être différent, de ne point se conformer et d'être jugé « mauvais ». Il s'évertue donc à ne jamais se distinguer. Il ne peut se démarquer, faire montre d'une personnalité atypique, d'un élan de génie, d'un noble et sain orgueil, d'une belle et vive cruauté, d'un juste mépris. Il ne peut tout simplement et naturellement pas obéir à ses instincts. Il les refoule par automatisme, en sorte qu'il mourra sans jamais ne s'être rencontré lui-même. Il ne se connaît pas et ignore même qu'il pourrait devenir quelqu'un. Il est le commun, comme l'est son voisin, son frère, comme l'était son père. Il aura tout de même la prétention de se distinguer et de se croire différent, bien à tort : il aura peut-être gagné plus d'argent, épousé une plus belle femme, amassé plus de connaissances universitaires. N'importe : tout cela n'est qu'apparences et vêtements. L'homme nu, lui, est strictement le même qu'un autre. Il est tout le monde et il n'est personne.

Voilà en quoi la morale s'oppose à la vie. Elle tue la vie, elle étouffe l'instinct de vie et de vitalité qui constitue pourtant l'homme naturel. Les philosophes moralistes ont donc nié, renié la vie elle-même, quand le vrai philosophe doit nier la morale et donc dépasser le « bien » et le « mal » au profit de l'humanité, de la saine et naturelle humanité. Ceci est pour le titre.

La suite me fut un peu éreintante. J'ai été surprise de certaines positions de Nietzsche qui m'ont parues, pour la première fois depuis que je le lis, un peu confuses et paradoxales. Nietzsche remet en question, toujours en évoquant les « philosophes », la philosophie de la volonté. Il cherche à déceler ce que suppose le « libre-arbitre » et soulève un paradoxe. Si l'on a cherché, depuis que la philosophie existe, à considérer que l'homme était libre (de ses actes notamment), c'est pour mieux lui montrer comme il commet des « fautes », et donc comme il mérite d'être jugé et puni pour ces fautes, puisqu'elles étaient évitables par son libre-arbitre. L'affirmation selon laquelle l'homme est libre n'aurait, selon Nietzsche qu'une intention : la recherche de sa culpabilité. La conscience (morale) est cruelle et même contre-nature, ce que j'admets volontiers. La morale n'est pas raisonnable, et encore moins naturelle. Elle va à l'encontre de l'instinct, de la vitalité, de ce qui constitue l'homme. Elle étouffe l'Homme en l'homme. Cependant, de là à prétendre que la notion de libre-arbitre est en tort... il m'a fallu une longue gymnastique mentale pour pouvoir me le figurer comme Nietzsche l'entendait. En effet, si l'on admet que l'homme dispose de son libre-arbitre, qu'il a le choix entre faire le bien et le mal (seul choix proposé par la morale), on peut lui reprocher tout manquement moral (un acte d'égoïsme, par exemple). Pour Nietzsche, l'homme n'a pas de libre-arbitre. Il est dominé, dirigé, commandé par sa puissance et son instinct, par sa condition d'homme, par sa naissance. Ainsi, on ne peut le juger responsable d'actes jugés moralement inacceptables. Il s'est écouté, voilà tout. Comment aurait-il fait autrement que d'obéir à ses instincts ? Est-ce qu'on juge le lion de manger une gazelle ? Il a été l'homme naturel, non soumis aux lois morales. C'est qu'il faut comprendre que Nietzsche n'a pas la même définition de « libre-arbitre ». Il l'associe seulement au choix entre bien et mal, sur des critères dictés par la religion notamment.

Nietzsche est le philosophe qui refuse l'idée du libre-arbitre. Il y oppose la force vitale. La volonté n'est pas libre, elle est seulement forte ou faible. La liberté est une illusion causée par la religion. L'homme détaché de morale agit selon ses instincts, ses pulsions, ses réflexions propres, son jugement non biaisé.

« La névrose religieuse » serait à l'origine du libre-arbitre, et par extension de ce sentiment de mauvaise conscience qui rend l'homme malade alors qu'il n'a fait que suivre ses instincts. Voilà pour la névrose : l'homme se créer une maladie lui-même, dont il souffre sa vie durant. Il étouffe ce qui est grand en lui, et quand il ne l'étouffe pas, il en éprouve une grande culpabilité, qui est illégitime et évitable : il suffit de ne pas vouloir se conformer aux préceptes moraux pour n'éprouver aucune culpabilité, pour ne point se rendre malade, donc, et enfin s'épanouir en tant qu'Homme. Cependant, il ne se rend pas malade seul, on l'y aide. La notion de « péché », insidieusement rabâchée par les prêtres, constitue pour eux une forte manière de domination. La « niaiserie religieuse » introduit la culpabilité en l'homme, le tient fermement attaché. L'homme coupable doit alors racheter sa faute ... par la religion justement. C'est ainsi que les religieux fidélisent ce que l'on nomme à juste titre les fidèles.

Ce que l'on nomme les vertus, c'est à dire les qualités suggérées par la morale telles que l'altruisme, la bonté, la chasteté, ne sont que des dérèglements. Les vertus contrarient les instincts, dénaturent les hommes, empêchent leur puissance de s'exprimer.

Il faut donc, selon Nietzsche, que Dieu meurt, et une fois qu'il sera mort, réinventer une morale en rejetant ce dualisme bien/mal. La nouvelle morale - et j'ignore pourquoi Nietzsche a gardé ce mot, qu'à mon sens il aurait dû tout à fait exclure - doit rendre à l'homme tout son potentiel, quand la moralité chrétienne l'étouffe et le maintient dans un état de faiblesse et d'impuissance (la morale des esclaves).

Il y a quelques mois encore, j'aurais été d'accord avec Nietzsche sur ce point. Je l'aurais approuvé inconditionnellement. Seulement, j'ai lu depuis un texte très profond qui est allé bien au-delà. Nietzsche s'est trompé d'ennemi en citant Dieu. La mort de Dieu n'aurait rien changé. le Dieu chrétien est sans doute arrivé bien à propos, dans une société qui l'attendait pour excuser tous ses travers. Mais je m'arrête là. Cette idée n'est pas de moi, j'y adhère seulement, et le texte n'est point encore paru. Dommage. Cette idée est probablement tout à fait inédite et révolutionnaire.

J'ai été surprise de trouver dans cette oeuvre un début d'analyse du rôle de la femme, qui devrait rester très éloigné de celui de l'homme, et avant tout pour son bien. Selon Nietzsche, le combat pour l'égalité homme/femme conduit irrémédiablement la femme à l'esclavage elle aussi. C'est que Nietzsche poursuit sa réflexion au sujet de l'asservissement causé par le libre-arbitre. le femme lutterait pour devenir aussi libre que son époux, et donc aussi asservie qu'il l'est en fin de compte. Dominée avant par le seul mari, qu'elle peut malgré tout et assez facilement manipuler à sa guise, de par ses attributs, ses jeux de séduction, ses qualités presque naturelles de manipulation (et Nietzsche le dit sans affect ni vengeance. C'est à peine un défaut), elle le serait bien plus si on lui accordait son libre-arbitre : elle deviendrait soumise aux lois religieuses et morales au même titre que ce dernier, et elle en serait tout aussi écrasée de sotte culpabilité que l'est son mari. de même, la femme lutte pour avoir le droit de travailler, quand ce droit est avant tout, lui aussi, une domination, non plus de son mari mais d'entités bien plus écrasantes et avilissantes : de la société, du pouvoir, de l'argent. Par ailleurs, la femme lui apparaît comme dénaturée par ces combats futiles que sont les luttes pour l'égalité des sexes. Ainsi, Nietzsche trouve évidemment que la femme est stupide de réclamer une plus grande servitude que celle qui est la sienne. Ne vaut-il pas mieux n'être dirigée que par un seul sot que par une multitude ? Elle serait donc bien bête d'envier le sort de son époux, plus stupide et avili qu'elle ne l'est.

Par delà le bien et le mal est probablement l'une des oeuvresNietzsche fait le plus référence à la femme. Il enchaine en arguant que la femme est dénaturée par ses nouveaux combats. Contrairement à ce qu'il est logique de penser au sujet de Nietzsche, il ne dénigre pas entièrement la femme. Il la présente même comme le plus sacré des mystères, comme une énigme qu'aucun homme ne peut résoudre. de nature fragile, d'une distinction biologique indépassable - puisqu'elle porte l'enfant- la femme naturelle (c'est à dire non dénaturée par de stupides combats et des prétentions à devenir aussi sotte que ne l'est un homme) est un être qui nécessite et mérite une protection. Elle aurait tout à fait tort de ne point vouloir garder cette position. Cependant, il ne reconnaît à cette femme aucun rôle intellectuel évidemment, hormis celui de compléter son mari. Une bonne alliance serait donc l'alliance entre un homme brillant et une femme favorisant son génie, en l'aidant à s'accomplir et au dépassement de l'humanité, ce qu'il nomme « trouver une profondeur à sa surface ». La femme idéale doit pouvoir pressentir la puissance de l'homme, même si elle ne la comprend pas, et l'aider à s'épanouir. « le bonheur de l'homme est : je veux ; le bonheur de la femme est : il veut ». Une femme doit avoir une première qualité, pour le bien commun : elle doit savoir élire. Et surtout une femme intelligente. Elle devra choisir un mari qui lui est supérieur, de sorte que leurs enfants, si elle les élève bien, seront un apport intellectuel qu'elle fera à la société tout entière.

J'entends déjà les bien-pensants hurler au scandale. Tant pis. Si je ne me sens pas le moins du monde inférieure intellectuellement à l'homme - et surtout pas à l'homme contemporain - j'admets que je préfère être l'assistante et la facilitatrice d'un génie que la féministe qui parvient par un savant calcul de parité. C'est dit. Je songe à Anais Nin qui a tenu ce rôle pour Miller, mais également à la première épouse de Steinbeck, femmes qui j'ai enviées et admirées mille fois, alors qu'aucune féministe n'a réussi à produire cet effet sur moi. Il ne s'agit pas là de renoncement, ni d'abnégation conne, mais d'une belle capacité à élire, à reconnaître le génie, il s'agit d'une capacité encore à admirer, à s'imprégner de ce qui est supérieur et à l'aider à s'épanouir. Par pour le bien-être de son compagnon mais pour le bien de l'humanité, ainsi que pour sa propre élévation. Comment s'élever plus haut et plus vite qu'en vivant à la droite de Dieu ? Il n'y a finalement pas de plus bel égoïsme que de vouloir être l'assistante d'un génie.

N'importe, Nietzsche n'était pas un goujat misogyne particulièrement. Il était misanthrope, voilà tout. Les hommes aussi sont, selon lui, limités et faibles, mais à d'autres niveaux. Voici pourquoi il n'entend pas que la femme envie leur position. Son oeuvre montre ainsi l'une des conditions nécessaires à la naissance du surhomme: deux parents sains, intègres, puissants. En quoi cette humanité renouvelée n'exclût pas du tout la femme. Elle y a son rôle à jouer. À la nuance près que Nietzsche ne parle de la femme que par rapport à l'homme. Il exclut d'emblée toute autonomie de pensée, tout rôle individuel. Peut-on seulement lui reprocher ? A-t-il connu ne serait-ce qu'une ou deux femmes admirables et autonomes ?

C'est tout logiquement que cette réflexion sur la femme le conduit à parler d'amour. Nietzsche se refuse à distinguer convoitise et amour. Il s'agit pour lui de la même pulsion. Et j'ai souri, vraiment, à lire son explication. L'homme marié considérera qu'on convoite sa femme. Il usera d'un terme péjoratif parce qu'il craindra pour son avoir, pour son trophée. Il s'estimera volé par avance si on ose aimer sa femme ! Et comme il n'est point admirable, il a besoin de ce qui le rassurerait quant à ses chances de la garder, il a besoin que l'autre ne soit qu'un voleur, un envieux, un méchant. En revanche, l'homme non marié qualifiera la même pensée d'amour, parce qu'insatisfait et assoiffé, il voudra forcément glorifier son appétit sous la forme du bien : amour. Cette réflexion amusante se vérifie tous les jours. N'est-ce pas touchant, Mesdames, que l'une de vos amies tombe amoureuse et parle élogieusement d'un homme ? Elle l'aime, n'est-ce pas ? C'est si beau ! Mais si la même amie parle en ces termes de votre mari, cela devient tout de suite inacceptable. C'est une envieuse, pour ne pas dire une salope, pas vrai ? N'est-ce pourtant pas le même sentiment éprouvé ?

L'amour est donc avant tout une possession, ou un désir de possession. Rien de plus. Tous les amours, d'ailleurs. L'amour du savoir n'est-il pas l'envie d'en accumuler plus, de posséder le savoir ? Appelons-nous un savant autrement que : Maître ? L'amour de la vérité est, lui, une aspiration à la nouveauté, sans cesse renouvelée. Nous avons possédé une vérité, l'avons faite nôtre. À présent qu'elle est acquise, nous nous en lassons (et c'est heureux !) et partons en quête d'une vérité encore plus grandiose et éloquente. On se sera donné du mal pour parvenir à cerner une vérité, pour mettre le doigt sur une idée neuve. Cela nous aura pris tout notre temps et notre énergie. Mais seule la quête compte. La possession de cette vérité la rétrécit. Elle ne suffit pas à combler le véritable chercheur de vérités. Il lui en faut chercher une autre. Il lui faut se métamorphoser avant de se lasser de lui-même.

Il en est de même pour les bienfaiteurs. L'homme compatissant au malheur d'autrui nomme aussi cela : amour. Alors qu'il ne saisit qu'une occasion de prendre possession du malheureux, qui sera toujours son obligé.

Tout amour est une possession. C'est généralement un prétexte pour dominer l'âme de l'autre. Et d'ailleurs, en ce sens, ce n'est pas péjoratif selon Nietzsche. Il suffit de sortir de la mièvrerie morale et galante pour exploiter l'amour en tant que force vitale. Etre l'élu d'une femme, c'est l'avoir conquise, et donc être un conquérant. C'est donc appauvrir et spolier tous les autres, c'est écraser ses concurrents par la possession de la femme. C'est être un redoutable prédateur, du moins pendant la chasse. Pourquoi avoir fait de la fidélité une loi morale ? C'est que le prédateur doute de ses talents à pouvoir garder sa proie bien longtemps. La loi morale rend légitime son long sommeil. Jamais plus il n'a ensuite à se battre, à rivaliser, à écraser ses adversaires. Jamais plus, une fois marié, il n'a à être un conquérant. C'est très pratique. Cependant, Nietzsche évoque quand même un amour idéal, suprême, magnifique, entre deux être, qu'il nomme amitié et qu'il avait parfaitement décrit dans le gai Savoir : « une soif supérieure et commune d'idéal qui les dépasse : mais qui connaît cet amour? Qui l'a vécu? Son véritable nom est : amitié ».

Cette chronique diffère un peu de ce que je propose d'habitude. Je ne la nomme d'ailleurs pas une « critique » ni même une note. J'aurais pu écrire : hommage. C'est qu'il faut une forte confiance en ses capacités intellectuelles pour « critiquer » Nietzsche. Moi, lorsque je le lis, lui et un ou deux autres seulement, je m'assoie et prends des notes, écrasée d'intelligence et humiliée presque de ne point avoir réfléchi suffisamment. Cependant, l'humiliation ne m'est jamais une importunité, bien au contraire. J'aime être écrasée. Je n'as
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Livre assez inégal, certaines parties sont à mes yeux moins pertinentes et leur actualité plus "lointaine". Par contre la dernière "Qu'est-ce qui est noble ?" est magnifique, écriture limpide, l'humanité (la belle) suinte de partout, c'est peut-être là où Nietzsche se fait le plus clair et le plus compréhensible et où on sent le plus de sa vérité propre. Cette partie vaut mille étoiles. du coup bon an mal an, j'en accorde quatre à l'ensemble. (Faisons) Comme si on (je) pouvait évaluer NIetzsche....
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