Décidément, Akiyuki Nosaka est l'écrivain de tous les excès. Il me paraît toujours complètement détonnant dans le paysage littéraire japonais, tellement il excelle à dépasser les limites de la réserve et de la politesse propres à ses compatriotes ! Cela se confirme encore avec ses deux nouvelles complètement dingues.
Sur le col des dieux décharnés, paysage tourmenté de bord de mer, on ne vivait en cette première moitié de vingtième siècle que pour et par la petite mine de charbon Kazura. Sakûzo Kazura, le propriétaire, s'est marié avec Tazu, une femme autrefois très volage. Ils ont deux enfants, son fils Setsuo, et sa fille au caractère plus fort, Takao. Celle-ci voue un véritable amour aux fleurs de la Vigne des Morts, qui pousse aux abords de la mine. Cette plante n'est jamais aussi fleurie et prolifique que lorsqu'on lui fournit son substrat nourricier organique d'origine humaine…Et elle va en voir passer, des macchabées, durant ces quelques décennies où la famille Sakûzo et sa descendance va se déglinguer peu à peu, entraînant dans son sillage une farandole de siphonnés parmi les mineurs et leurs familles. Chez les Sakûzo, on ne se contente pas de pratiquer l'adultère depuis toujours, on s'est mis aux violences sexuelles sur mineurs (oui, je sais, elle est aussi facile que monstrueuse…), et aux relations incestueuses. Cela commence quand Takao et Setsuo se mettent à coucher ensemble régulièrement. Puis la mère et le frère disparus, Sakûzo se met à coucher avec sa fille…à qui il va faire une petite. Dès lors, même si Takao devenue patronne de la mine au décès de son père arrive encore un temps à bien la faire tourner, le contexte politico-économique dégradé de l'après-guerre et un accident vont déclencher une folie orgiaque et orgasmique chez tous les mineurs, dont bien peu y survivront…
Dans la seconde nouvelle, la petite marchande d'allumettes n'a pas connu son père. Alors, du fond d'elle-même s'élève un cri de désespoir sans fin. A partir du jour où elle surprend sa mère avec son amant, elle va d'abord se laisser violer par lui, puis plus tard par son beau-père, des hommes mûrs en qui elle aimerait tellement reconnaître ce père qui lui manque tant. Elle partira bientôt à la recherche de ces étreintes répétées avec des inconnus. Mais elle sera le jouet permanent de pauvres types, de professionnels (un photographe) et de mafieux évidemment très organisés, la fille qu'on se repasse de mains en mains pour assouvir ses besoins sexuels ou pour faire un maximum d'argent. Les humiliations et la déchéance ne semblent pourtant même pas l'atteindre, elle en redemande. Et surtout pas de jeunes, elle a soif de ces bras et de ses assauts virils d'hommes peu reluisants et fatigués en qui décidément elle voudrait toujours et encore voir son papa…Comme elle n'est même pas belle, et de santé de plus en plus précaire, il lui faut un truc bien à elle pour arriver à exister sur le trottoir. Alors elle frotte des allumettes pour éclairer le spectacle de sa toison. Un jour, il ne lui en reste qu'une…
Des nouvelles de la folie humaine, de la dépravation et de la perversion, qui pourraient nous faire dire que les personnages sont juste dingues, et c'est tout. Certes, Nosaka exagère, il ne nous épargne rien, on se prend à s'étonner voire à rigoler d'incrédulité au déroulé de ces récits hallucinants ! Mais ils ont aussi une facette bien plus subtile et riche. Entre les lignes, Nosaka nous conte le drame du vide intérieur, des manques, des pertes et blessures que chacun porte en lui. Blessures affectives, traumatismes de l'enfance, pauvreté, ne sont que quelques-uns des maux que les personnages portent comme un fardeau éternel. Leur chemin de croix les mène à une fuite en avant autodestructrice. La vie n'est jamais douce, ou en tout cas pas pour longtemps, un destin implacable vient encore illustrer l'impermanence des choses, qui pour le coup est une vision toute japonaise de la vie. Ces récits ont ainsi suscité en moi un mélange de dégoût et de compassion. Le ton et le style sont eux aussi très mouvants, la trivialité le disputant à des passages d'une beauté poétique incontestable et rare, esthétisme alors digne d'un Mishima.
Personnellement, et une fois tout ce qui précède bien pesé, j'ai plutôt apprécié ces deux textes. Décidément, un sacré personnage, ce Nosaka, et à coup sûr un écrivain aussi talentueux que provocateur. Je vous encourage à le lire pour vous faire une idée !
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Après avoir découvert Akiyuki Nosaka avec la tombe des lucioles, je me suis penché sur d'autres nouvelles. La vigne des morts sur le col des dieux décharnés et la petite marchande d'allumettes sont bien différentes.
Le première nouvelle relate de la vie d'une famille qui possède une mine et comment, pour faire pousser cette fameuse vigne des morts, elle tombe dans une spirale de mort et d'inceste. Un conte qui commence bien mais qui fini dans une violence fatale... On est happé nous-même dans ce mouvement, malgré nous, et on accepte l'inacceptable, se disant que cela ne pouvait pas finir autrement.
La deuxième, plus courte mais aussi poignante que la première, explique comment une fille en quête de l'amour d'un père absent, se plonge sans retenue dans des étreintes de plus en plus rapprochées et avilissantes, seul moyen pour elle d'atteindre la plénitude et le réconfort qu'elle cherche depuis toujours.
Malsain, peut-être, poétique peut-être, mais au final dérangeant et hypnotique pour que le lecteur aille jusqu'au bout...
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Il ne pouvait détacher son regard des cuisses de sa soeur à nouveau dénudées jusqu'en haut. Elle ne portait pas de sous-vêtements, et pendant qu'il regardait la tache ombreuse entre ses cuisses à la lumière de la lune, il y vit apparaître une goutte argentée qui étincelait, comme la source à l'entrée de la mine, ou encore comme une fleur blanche ornant un sarment de vigne des morts. Takao, qui n'avait pas fait un mouvement, entrouvrit légèrement les cuisses au bout d'un long moment, et répondant à cette invite, Setsuo enfouit son visage dans la source.
- J'en voudrais encore, de la vigne des morts. Je n'ai jamais vu de fleurs aussi belles, disait Takao, délirant à demi, retenant contre elle le corps de son frère.
- Très bien, très bien, je t'en apporterai autant que tu voudras, répondit Setsuo. Devant ses yeux flottait la vision d'un sarment de vigne des morts venant s'enrouler autour de son corps, se nourrissant de son sang et de sa chair, tandis que les tiges se chargeaient de fleurs à vue d'oeil, ce qui lui procurait un plaisir d'une incomparable intensité. Les minuscules ventouses, qui se séparaient ensuite de lui avec un petit chuintement, s'agrippèrent à la surface de sa peau tout entière pour aspirer son sang, les vaisseaux capillaires de la plante se teintèrent d'un trait rouge, qui courut le long de la tige tandis que son propre corps dépérissait à vue d'oeil. Sa chair tomba en morceaux, sa peau prit d'horribles contours, comme un rouleau de cuir tanné, et il s'abandonna à la plante, qui réclamait à nouveau sa pitance.
- Ne dis pas que tu ne veux plus de moi, que tu veux me laisser, ne dis jamais ça ! gémissait Takao sans relâche, le serrant dans ses bras de toutes ses forces, enroulant comme des lianes ses membres autour du corps de Setsuo.
Chaque nuit, désormais, le frère et la soeur mêlèrent ainsi leurs corps. Parfois, ne pouvant attendre la nuit, ils s'allongeaient l'un sur l'autre en plein midi à l'ombre d'un arbre, dans le vaste jardin.
Extrait de "La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés"
Depuis la baie s'offrent au regard les découpes complexes du littoral, caractéristiques des côtes à rias, le rivage couvert de conifères, les morsures incroyablement profondes de la mer dans l'intérieur des terres, noyant les vallées fluviales prolongées par les courbes arrondies des champs en terrasses. A la différence des régions situées face au sud, l'aspect de ce paysage exposé aux brises salines de la haute mer, interdit tout sentimentalisme au voyageur, qui ne peut déclamer que les "labours s'élancent vers les cieux", tant la nature semble ici se moquer du travail laborieux des hommes. Chaque pointe de terre, d'où coule un torrent impétueux quoique bref, se poursuit en crête encerclant les vallées, s'allongeant à l'arrière en collines qui n'atteignent pas quatre cent mètres de hauteur, mais dont l'escarpement extrême donne au paysage un aspect sauvage inattendu à pareille altitude. Les gens de la région ont nommé cet endroit "la main de la sorcière de la montagne", et les pointes de terre évoquent à n'en pas douter des doigts osseux et déformés, les criques formant la fourche entre les doigts, tandis que les champs en terrasse semblent des croûtes galeuses sur le dos de la main.
Extrait de "La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés"
Il n’était pas rare non plus qu’un père viole sa fille, se disant que si, de toute façon, cette enfant qu’il avait élevée avec les soins les plus tendres, devait voir son corps à peine nubile violenté par un homme, autant qu’il soit le premier, et il abusait d’elle, sans cesser pour autant de coucher avec la mère, qui d’ailleurs ni voyait aucune objection si cela pouvait permettre à sa fille de tomber enceinte, elle lui donnait même volontiers un coup de main pour maintenir une fille récalcitrante. Les aînées couchaient avec leurs cadets, les frères ainés violaient leurs petites sœurs…
Elle pouvait endurer la faim et le froid, en fait, elle pouvait même rester deux jours sans manger, cela lui était totalement indifférent, mais ce qu'elle craignait plus que tout au monde, c'était d'être privée de ces bras d'homme, de cette odeur de tabac, de ce contact avec la rudesse d'une barbe, de la seule chose qui apaisait son coeur ! Drapée dans son illusion magnifique, elle folâtrait alors au fond des mers comme un poisson, en compagnie d'un père tendre et aimant. Quand elle entrouvrait les yeux en criant "Papa ! Papa !" le visage de l'homme suant à grosses gouttes au-dessus d'elle se superposait aux traits de ce père inconnu, et elle s'endormait dans une sérénité profonde comme si elle était transportée dans un autre monde. Etre privée de cela était la pire chose qui pouvait arriver. Elle ne le faisait ni pour l'argent ni pour le plaisir : c'était tout bonnement sa raison de vivre.
Extrait de "La petite marchande d'allumettes"
La petite communauté qui vivait en dépendance de la mine Kazura connut son heure de prospérité puis de décadence, ce qui semble inévitable en ce monde voué à l'impermanence où tout change avec le temps qui s'écoule.
La Vigne des morts sur le col des dieux décharnés
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