Les choses sont ce qu'elles ont en littérature. C'est un peu comme dans le jeu des sept familles. Il faut distinguer le père et la mère, quelquefois des personnes additionnelles au couple, les enfants et enfin les oeuvres. Tout cela avant de comprendre comment ces dernières se sont formées, ont évolué et parvenues à leur stade actuel. Ainsi dans la famille Joyce, il y a tout d'abord la bibliographie de l'écrivain, quelquefois savante. On dira scholar pour ce qui concerne les anglo-saxons pour faire référence aux lecteurs souvent chenus que leurs études ont permis de décortiquer les différents stades de la vie de l'auteur ou de sa famille. C'est quelquefois exhaustif et ennuyeux à lire. Mais cela fournit souvent un éclairage différent de la façon dont les oeuvres furent conçues (voyage, difficultés conjugales, besoin urgent de financement, logorrhée maladive, …). Pour des auteurs réputés difficiles, il y a deux cas de bibliographies, l'un pour tenter d'expliquer ce que le lecteur aurait dû comprendre, l'autre pour replacer ce qui a été compris dans un contexte, forcément adéquat.
Survient le cas de
James Joyce (1882-1941). La complexité augmente, bien que le couple soit simple (James et Nora Barnacle) sans compter les additifs (l'écrivain étant concentré sur son oeuvre). Les deux enfants (Giorgio et Lucia). Auxquels il faut rajouter les doubles du couple (Moly Bloom, Stephen
Dedalus) du frère Stanislaus ou le petit fils Stephen, ou encore les amis comme Alfred H. Hunter de même qu'un étudiant italien Ettore Schmitz, plus connu sous le pseudonyme de
Italo Svevo. Ces deux derniers serviront de modèle pour le personnage de Leopold Bloom.
Pour une bibliographie quasi exhaustive de
James Joyce, on se reportera aux deux tomes de
Richard Ellmann « Joyce » traduits par André Coeuroy et
Marie Tadié (1987, Tel #118 et 119, Gallimard, 518 et 574 p.). On lira également le «
James Joyce » de Edna O'Brien traduit par
Geneviève Bigant-Boddaert (2002, Fides, Autrement, 241 p.), ou la version plus personnelle de
Philippe Forest « Beaucoup de Jours, d'après
Ulysse de
James Joyce » (2011, Editions Cécile Defaut, 478 p.)
« Nora - La Vérité sur les Rapports de Nora et
James Joyce » de
Brenda Maddox, traduit par
Marianne Véron (1990, Albin-Michel, 564 p.) est une bonne biographie de Nora Joyce, la femme de
James Joyce. On y trouve aussi des éléments sur la vie des enfants Lucia et Giorgio. Egalement sur ce sujet, le romancé et très contre-versé livre de
Annabel Abbs «
La Fille de Joyce » traduit par
Anne-Carole Grillot (2021, Editions
Hervé Chopin, 416 p.). Mieux vaut se référer au livre de
Brenda Maddox et à celui de
Carol Loeb Shloss « Lucia Joyce, To Dance in the Wake » (2003, Bloomsbury, 561 p.).
Sur le couple, on peut se reporter au «
James & Nora, Portrait de Joyce en couple » de Edna O'Brien, traduit par
Aude de Saint-Loup et
Pierre-Emmanuel Dauzat (2021,
Sabine Wespieser Editeur, 92 p.). Cet ouvrage est suivi par une intéressante postface d'une trentaine de pages de l'un des traducteurs,
Pierre-Emmanuel Dauzat, intitulée « le Yiddish de Joyce » qui éclaire le lecteur européen, plus familier au mélange des langues. On y découvre les processus de fusion-mélange des 17 langues utilisées par
James Joyce, sources de problèmes pour les traducteurs et quelquefois d'incompréhension pour les lecteurs.
Edna O'Brien n'a jamais caché son admiration et son goût pour la chose écrite que lui avait procuré la lecture de
James Joyce.
Le petit opuscule de Edna O'Brien est suivi d'une remarquable postface de
Pierre-Emmanuel Dauzat, l'autre traducteur, intitulée « le Yiddish de
James Joyce ».
Le titre tout d'abord. On a beaucoup glossé sur la religion de
James Joyce, à savoir s'il était circoncis ou non. La scène de la plage dans laquelle Stephen
Dedalus se promène sur la plage de Sandymount et au moment où Gerty MacDowell renvoie un ballon égaré, en retroussant légèrement ses jupes. Puis, l'esprit échauffé, elle offre aux yeux indécents de l'inconnu en costume noir le spectacle de ses cuisses et de ses dessous, jusqu'à l'extase. Stephen qui en profite pour se masturber semble ne pas être circoncis.
Par ailleurs
James Joyce identifiait « sa mère à l'
Eglise Catholique, qu'il tenait pour fille de cuisine de la chrétienté ». D'ailleurs il n'a jamais caché son aversion pour la religion. de même qu'il quitte son pays, et avec lui « le patriotisme, la pisse-au-vent philosophique, la filouterie, la vacuité et la diarrhée verbale qui réservait le sentiment à Dieu et aux morts ».
Ceci dit, le Yiddish est ici utilisé comme un exemple de mélanges des langues, tel qu'il a été conçu et utilisé dans la MittelEuropa. L'auteur relève l'utilisation dans ses livres de pas moins de 17 langues. Un peu comme le Yiddish. L'opuscule de
Pierre-Emmanuel Dauzat s'ouvre sur une comparaison avec Humpty Dumpty, ce qui n'est pas rien. On se souvient de sa discussion avec Alice à propos du sens et de l'utilisation des mots « Quand j'utilise un mot, il signifie exactement ce que j'ai décidé qu'il signifie, ni plus, ni moins ». Voilà qui est clair, du moins dans le jargon de Humpty Dumpty.
En fait cela signifie que le lecteur a ou interprète un texte selon ses propres critères, et qu'une lecture unique ne saurait suffire. D'autant plus, que « le plus évident devient étranger. Y compris dans sa langue maternelle ».
Reste la question qui trouble
Pierre-Emmanuel Dauzat. « En quel sens Joyce pouvait-il chercher à être incompris, lui qui mettait tant de scrupule à s'assurer que les critiques saisissaient bien ses intentions ? »
Il semble que l'alliance entre Edna O'Brien,
Aude de Saint Loup et
Pierre-Emmanuel Dauzat ait bien fonctionné. Edna qui voyait en Joyce un « funnominal »
Pierre-Emmanuel Dauzat relève par la suite des assonances entre « deepbrow funding » et « de Profundis » ou « Adeste fideles » devient « dusty fidelios », de même que la « Panther monster » dissimule mal le « Pater Noster ». autre coups de pieds de l'âne à la religion catholique, apostolique et romaine, un peu comme la salade du même nom qui peut devenir batavia au gré des baptêmes hollandais.
Comment faut il encore traduire le «
Finnegans Wake » qui débute par « erre revie, pass'Evant notre Adame, d'erre rive en rêvière » (riverrun, past Eve and Adam's) et qui se termine par « Au large vire et tiens bon lof pour lof la barque au fond de l'onde de l' » (A way a lone a last a loved a long the). On retrouve là la théorie des cycles chère à
Giambattista Vico (
Philippe Lavergne précise « recourante via Vico par chaise percée de recirculation »
Ou comment encore traduite les mots de 100 Lettres qui parsèment «
Finnegans Wake » comme « bababadalgharaghtakamminarronnkonnbronntonnerronntuonnthunntrovarrhounawnskawntoohoohoordenenthurnuk! «
« D'où l'autre intraduisibilité : dans sa propre langue, avec la quasi-certitude de ne jamais être sûr de se comprendre soi-même, tel un archéologue arpentant les reliquats d'un vestige d'habitat paléolithique »
« Et si Joyce écrivait Yiddish » parce que Joyce pratique une langue, « comme le yiddish », « formée de toutes les langues », la « langue maternelle devenue à elle-même inconnue, unheimlich ». L'intérêt étant que dans ce yiddish, la traduction se fait à l'infini. A peine terminée, elle recommence en un mouvement perpétuel, rejoignant ainsi à nouveau les idées de Vico.