Palinure est un personnage de l'Énéide.
Virgile nous dit de lui : «une seule victime pour le salut de beaucoup». Neptune avait exigé d'Énée une victime expiatoire en échange de son aide pour que la flotte du Troyen puisse atteindre en toute sécurité les côtes italiennes. Compagnon et pilote d'Enée, une nuit où il était à son poste, endormi à la barre par un sortilège envoyé par le dieu, Palinure tomba à la mer. Il n'eut donc pas de sépulture, ce qui était l'un des plus grands malheurs qui pouvait arriver à quelqu'un dans l'Antiquité gréco-romaine. Ensuite, lorsqu'Enée sera descendu dans l'Hadès en compagnie de la Sybille de Cumes, celle-ci prédira à l'âme tourmentée de Palinure qu'un cénotaphe serait érigé un jour en sa mémoire sur la côte campanienne.
Et «Palinuro», qui est-il dans le roman homonyme de Fernando del Paso ? le narrateur ? Un double du narrateur ? Son frère aîné mort à huit mois de gestation dans le ventre de sa mère ? le frère de Fernando del Paso, décédé lui aussi quelque temps avant la naissance de l'écrivain?
Si l'on peut légitiment présumer au début du roman que la première et la troisième voix de narration utilisées à tour de rôle pointent au moins deux entités, à la fois séparées et réunies, âmes non pas jumelles, mais pour ainsi dire siamoises, distinctes quoiqu'irriguées simultanément par quelques «kilomètres d'une tuyauterie sanguine» partagée, très rapidement la question de savoir qui raconte quoi deviendra accessoire pour le lecteur, pour ne pas dire superflue...
En effet, à l'image d'une des tantes du (des) narrateur(s), Luisa, qui après avoir rencontré l'amour à Paris, l'avoir perdu au Mexique, où ce dernier venu la rejoindre avait été sauvagement assassiné, déciderait malgré tout de rester à Mexico mais en vivant au quotidien à l'heure de Paris, l'on s'habituera à accepter sans problème cette transitivité possible entre les choses, conception facilement vérifiable par simple démonstration poétique, «qu'une chose peut être elle-même et autre chose en même temps, ou plusieurs à la fois» ; qu'un cénotaphe, par exemple, peut être un monument funéraire sans mort, ou qu'une histoire soit racontée par «une personne qui peut être d'autres personnes en même temps, et aucune d'elles»...
Dans l'«Interprétation des Rêves»,
Sigmund Freud ne nous avait-il pas d'ailleurs appris que tous les personnages d'un rêve peuvent représenter une seule et même personne, avatars plus ou moins reconnaissables du rêveur lui-même ?
PALINURE DE MEXICO, il est vrai, plutôt qu'à un récit réaliste ou réaliste-magique habituels, pourrait faire penser davantage à un long «rêve éveillé», construit à partir de «restes» biographiques de son auteur/narrateur et nourri par ses projections fantasmatiques : élucubrations oniriques d'un cogito mis temporairement en veille alors que le courant créé par cette tension située entre l'organique et le psychique qu'on appelle «pulsions» continuerait, lui, à circuler activement dans l'espace mental instauré par le roman.
Malgré son aspect extravagant d'orgie langagière, superlative et pléthorique, dédiée au «cercle absurde, obscur, magnifique et vicieux de la vie» (selon la formule du «cousin Walter», l'un des avatars certainement les plus prolifiques du narrateur),
PALINURE DE MEXICO tels les rêves, ou
l'inconscient d'où ceux-ci extrairaient toute la richesse symbolique et l'essentiel de leur énergie créatrice, se révélera être, cependant, selon la célèbre formulation de
Lacan, parfaitement «structuré comme un langage», d'une cohérence interne à toute épreuve!
PALINURE DE MEXICO relève d'une pure performance littéraire qui m'a personnellement laissé pantois: Pororoca littéraire risquant de charrier, et de jeter quelquefois à terre, un lecteur à moitié sonné par une telle puissance péristaltique, par une mécanique parfaitement huilée accouchant à tour de rôle, sans discontinuer, de flots amazoniens de verve discursive et de prose poétique, d'érudition et de culture d'almanach, de lyrisme et de truculence, de farce picaresque et de sagacité pénétrante, ce sur près de huit cents pages bien tassées (coll. «Points Poche»)!
C'est ainsi par exemple, qu'après des passages s'attardant sur la passion fusionnelle et dévorante née entre le narrateur et sa cousine Stéphanie, distillant un champ lexical très prolifère, romantique et primesautier, susceptible de ravir des adolescentes chlorotiques cherchant une bonne raison pour ne pas mettre fin prématurément à leurs jours,
PALINURE DE MEXICO n'hésitera pas à enchaîner sur le récit de juteuses étreintes sexuelles, de phantasmes érotiques décomplexés, ainsi que d'autres divagations et errements libidinaux polymorphes plus ou moins crus provenant de l'esprit tordu de son narrateur et de sa bande d'avatarés - ou encore à alterner des chapitres où l'hypermnésique «cousin Walter» égrène à un rythme encyclopéen des connaissances de toutes sortes qu'il emmagasine et débite frénétiquement, ou bien soutient, comme lors de son exil temporaire à Londres, des thèses d'une hauteur de vue philosophique à faire pâlir tout un cénacle de penseurs allemands, avec d'autres chapitres où le «frérot Malkas » du narrateur, Grand Masturbateur «dont la manie branlatoire lui faisait craindre de mourir de la maladie de Parkinson », adepte par ailleurs de savoirs foutraques et de tout un tas d'autres jeux outranciers, développera avec délectation ses thèses sur l'onanisme, ou autour de cette discipline beaucoup moins connue que la Médecine, la Pétologie, déclinant volontiers les grandes étapes de son histoire, depuis l'empereur Claude qui « voulait, selon
Suétone, légaliser par un édit l'émission de pets en tous lieux et circonstances», en passant par « l'ars honeste petandi in societate » de
Pantagruel, ou enfin ce curieux traité éventé par D'Alembert, nommé «Réflexion sur la cause générale des vents», avant, naturellement, de lui proposer de participer à une expérience scientifique prouvant le caractère flammigère de ces derniers.
C'est après avoir quitté le Mexique, depuis Londres et par la voix du cousin Walter, que le narrateur réalise qu'il rêve d'écrire un roman «de tous les points de vue imaginables», « y compris physiologique ou physico-chimique», conçu non seulement et ainsi que le préconisait
Henry James, comme «un organisme vivant», mais «aussi maladif, fragile et défectueux qu'un organisme humain, et en même temps aussi compliqué et magnifique», un livre non pas «à la peau apollinienne, à la peau lisse et blanche (...) mais un livre écorché, un livre dionysiaque qui affirmera triomphalement la vie avec toute son obscurité et son horreur». Si Fernando del Paso avait en fin de compte été le seul dans cette affaire à ne pas avoir entamé de vrais études de Médecine, il semble, comme le cousin Walter, avoir compulsé un nombre incalculable de manuels spécialisés et d'ouvrages sur l'histoire de la Médecine durant la rédaction du roman (initiée au Mexique et terminée à..Londres)!
Roman d'apprentissage prenant donc pour point de départ le microcosme existentiel d'un étudiant de médecine, son histoire personnelle et familiale (inspirée en partie par des épisodes de l'enfance et de la jeunesse de l'écrivain), sa passion éhontée et impudente pour sa cousine, ses idéaux de jeunesse et sa quête de sens à la vie,
PALINURE DE MEXICO se révélera également une épopée moderne, haute en couleur, en lyrisme et en onirisme, reliée et tributaire de l'héritage légué par l'histoire de la littérature occidentale à qui elle ne cesse de rendre hommage – « de
Rabelais à Joyce » (selon les mots très justes d'un critique au moment de sa parution en France), en passant, y rajouterais-je, par Swift , la Commedia dell'arte ou le mouvement surréaliste.
Sur fond de l'histoire tumultueuse et violente, passée et présente, de la nation mexicaine (l'action est située en 1968, année où la police avait ouvert le feu sur des étudiants rassemblés sur la place Tlatelolco à Mexico), incluant notamment le legs européen important rajouté au creuset des cultures ayant contribué à sa formation , PALINURO DE MEXICO affichera par ailleurs une ambition totalisante et décomplexée (et en faisant par la même occasion courir un véritable marathon surchargé d'images, prodigieusement métonymique et oulipien, à un lecteur risquant d'être parfois obligé de faire quelques breaks, respirer un bon coup, avant de s'y replonger !!!) lorsque, essayant de tenir à bout de bras le tout, l'universel, il aspirerait comme le cousin Walter, à décliner la réalité sous tous les points de vue imaginables, ainsi que l'indiquera d'ailleurs, en toutes lettres, le titre de son vingt-cinquième et dernier chapitre-chant : «Toutes les roses, tous les animaux, toutes les places, toutes les planètes, tous les personnages du monde»!!
Ouf ! On y arrive, je crois! Vraiment..?
Ce qui est sûr en tout cas, c'est que je ne conseillerais pas cette lecture tous azimuts, et d'autant moins à ceux qui n'apprécient pas particulièrement le style poétique churrigueresque dont l'auteur fait largement preuve ici.
La surabondance est en effet, à mon sens, l'unique reproche raisonnable qu'on pourrait faire à ce roman magnifique, chef d'oeuvre de l'écrivain et prix du meilleur livre étranger en France (1986).
Un défaut de fabrication d'ailleurs pleinement assumé par l'auteur et cohérent avec sa filiation dionysiaque.
(Et si jamais il vous arrivait en le lisant, d'avoir quelques pulsions poéticides ponctuelles, ne vous inquiétez pas, c'est tout à fait normal!)
¡Que viva México!