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Des hommes dans ma situation » est un roman étrange, immobile malgré un narrateur constamment en mouvement, au goût doux amer d'une vie qui nous glisse entre le doigts. le héros Arvid Jansen, écrivain en panne d'inspiration, accumule. Il a perdu ses parents et deux de ses frères dans l'épouvantable incendie qui a frappé le Scandinavian Star, ferry qui venait de quitter Oslo. Et un an plus tôt, c'est son épouse Turid, l'amour de toute une vie, qui l'a quitté en emmenant avec elle leurs trois filles.
Arvid traverse ce qui lui reste de vie dans un état d'hébétude quasi-permanent. En multipliant les allers-retours temporels, en entremêlant les nuits mouvementées, les journées en voiture dans d'interminables déambulations autour d'Oslo et les rêves tourmentés de son héros,
Per Petterson parvient à décontenancer son lecteur et à lui faire partager ce sentiment de stupéfaction incrédule qui a envahi le malheureux Arvid Jansen.
Le narrateur est perdu dans l'immensité de non-sens qu'est devenue sa vie. Il évolue dans un monde devenu flou, où les rêves semblent parfois plus réels que la réalité. Il ne sait plus où en sont ses sentiments pour Turid, n'a pas surmonté la terrible disparition de sa famille dans les flammes du Scandinavian Star, et seule la présence de ses trois filles le raccroche le temps d'un week-end sur deux à une vie à l'équilibre précaire.
Notre héros entretient un rapport presque charnel avec sa vieille Mazda, dans laquelle il lui arrive de dormir, malgré la rigueur de l'hiver norvégien. Il passe des heures à conduire sans but, et tourne en boucle autour d'Oslo, s'arrêtant tantôt au cimetière où repose sa famille, tantôt dans un café où il écrivait jeune homme, tantôt dans le quartier de son enfance. «
Des hommes dans ma situation » est ainsi un « road-trip » immobile, dont le héros tourne en rond, revenant sans cesse sur les lieux de son passé, constatant la mutation d'un pays qui a tourné le dos à l'industrie et remplace peu à peu ses usines par des centres commerciaux.
Si le narrateur évolue sur un fil, il ne sombre jamais véritablement dans la folie qui semble parfois toute proche. le soir, il se rend en ville et fréquente les bars où il boit plus que de raison et multiplie les conquêtes sans lendemain avec une facilité déconcertante. Au coeur de la nuit enfumée et alcoolisée d'Oslo toutes les femmes sont belles et il est rare que l'une d'entre elles ne soit pas attendrie par le curieux mélange de tristesse et de perplexité qui émane d'Arvid.
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Des hommes dans ma situation » est un roman touchant, souvent déconcertant, parfois bouleversant. Il s'attache à nous faire partager l'amertume qui envahit son narrateur, son impossible travail de deuil, son amour inconditionnel pour ses trois filles, la dernière lueur qui éclaire encore son quotidien. Si
Per Petterson ne retrouve pas dans son dernier livre la magie qui habitait son chef d'oeuvre «
Pas facile de voler des chevaux », il réussit le tour de force de rester sur la ligne de crête qui sépare la dignité de la souffrance de la veulerie de l'apitoiement. Jour après jour, Arvid s'égare, accumule les erreurs, frôle une forme de folie mais il fait face. La poésie introspective exempte de pathos du roman fait entrer ce personnage magnétique au panthéon des perdants magnifiques.