Mystique et sensuel !
Féérique est l'intrusion en nous de ce mystérieux livre, un peu comme l'arrivée de la neige ou de la brume, si différents de tout ce qui appartient à la terre ou au soleil, donnant une ambiance onirique. Comme si l'orbite mystique d'une lune inconnue au trajet de météore, pure et virginale, avait heurté notre âme, aux couleurs mêlées et entachées de péchés. Oui, ce livre, à la fois si bassement romanesque mais en même temps si hautement cosmique, empreint d'un lyrisme flamboyant, émet un halo de lumière, comme celui provenant de la neige, emplissant nos yeux d'une légère brume bleutée.
Ce qui m'a le plus marquée dans ce livre, au-delà de l'histoire très romanesque et délicieusement british, est la présence sensuelle de la nature. Rien n'échappe à l'observation de l'auteur, que ce soit la fleur éclose, son parfum, le brin d'herbe, le détail d'une poussière dans la lumière, la couleur de l'eau dans les flaques, le crissement de la neige sous les pas, les parcelles de givre accrochées aux branches, nous voyons tout, nous ressentons tout, nous humons tout.
Nous pourrions alors dire simplement que Powys décrit superbement cette nature mais ce n'est pas ça, ce n'est pas que ça. C'est bien plus qu'un simple talent d'observateur et d'écrivain. Les écrivains de la nature sont nombreux. Il s'agit souvent d'une nature humanisée, une simple image certes jolie, brodée de métaphores…mais là Powys va bien plus loin. L'écriture de Powys décrit des états de conscience élevés résultant d'une révélation mystique offerte par la nature, marqué par l'attachement de l'auteur pour l'occulte et une vision animiste du monde conférant à la nature une âme et un point de vue, voire une influence sur les êtres mêmes.
Le génie du livre réside là à mon sens. A la fois dans ces descriptions minutieuses mais aussi et surtout dans l'influence de la nature sur les êtres, ou encore dans leur osmose comme si les êtres s'accordaient à la nature ou vice-versa. Cela donne des gens versatiles, changeants, parfois au bord de la folie.
Pas étonnant qu'
Henry Miller dise de Powys qu'il était « un titan possédé par le souffle des dieux ».
« L'arbre au-dessus d'elle était en fleurs et l'air bourdonnait d'innombrables abeilles. Toute la douceur de l'été précoce la pénétrait, et la délicatesse de chaque petit détail réveillant une note singulière de souvenirs. le vrombissement, qui cessa soudain, d'une grosse mouche bleue, le vol lourd et paresseux de deux vanesses, le vol plus rapide d'un grand machaon jaune, la blanche lueur nacrée des fleurs de sureau parmi les broussailles, qui dressaient leurs bouquets comme des calices transparents pour recueillir la quintessence diffuse de cette matinée dorée – tout cela, et quelque chose de plus encore, comme la fragrance anonyme et concentrée de toutes les fleurs des champs, boutons d'or et pâquerettes, qui, sans avoir d'odeur particulière, à cause même de leur nombre, doivent libérer leur essence parfumée dans les airs, tout cela envahit l'esprit de Cousine Ann et se mêla au désordre de ses pensées ».
Givre et sang, sinon, c'est le drame d'une lignée familiale sur le point de s'éteindre, ce sont les errements d'un homme tiraillé entre trois femmes au sein d'un domaine de haute lignée, ce sont les manigances et les calculs de ces trois femmes pour être aimées, c'est la tragédie d'un frère adoré qui se meurt.
Givre et sang, ce sont surtout des paysages, des paysages de novembre, de brumes et de brouillards, de givres ensorcelants, de soleil froid, de fantômes au milieu d'un cimetière, de nuits de pleine lune et d'orages.
Givre et sang, c'est le passage du temps, l'alternance des saisons, l'influence primordiale de la nature et de ses éléments sur les êtres. C'est tout ça entremêlé,
Givre et sang.
Givre et sang raconte l'histoire d'une famille en train de s'éteindre en effet : Rook et Lexie sont les derniers descendants des Ashover. Lexie est à l'article de la mort, tuberculeux, obstiné à survivre mais ne pouvant procréer. Rook, son frère, lié à Lexie par un attachement dévorant, est un être plus sombre et fasciné par la voix des morts. Beau garçon taciturne, il a tout du héros romanesque et trois femmes lui tournent autour : sa compagne Netta qui ne peut donner la vie et est considérée comme une intruse et surtout comme une menace par la mère de Rook pour la perpétuation de la lignée, sa cousine Ann qui serait la promise légitime pour se marier avec lui et lui donner un fils, la jeune Nell, femme du pasteur, qui éprouve un désir physique pour le jeune homme. Les femmes sont sources de passions destructrices chez Powys. Rook lui répugne à l'idée de mariage, de paternité, de responsabilités et de sa perte de liberté. Il est en cela proche du pasteur nihiliste en train d'écrire sur l'extinction souhaitable de toute vie, le retour au néant : la Destruction, oeuvre grâce à laquelle, contradictoirement, il pense perdurer.
Givre et sang mêle sans arrêt l'antagonisme entre la vie et la mort, entrelace les deux facettes de cette même réalité du destin, laissant aux être la liberté de perpétuer la vie ou non…
" Ce jour d'automne engourdi, opulent et immobile, répondait parfaitement à son état. Ces pommes et ces poires qui mûrissaient un peu plus chaque jour parmi les branches couvertes de lichen, ces noisettes qui devenaient plus grosses et plus sombres sous leurs feuilles recroquevillées, ces champignons qui avaient surgi si soudainement dans l'herbe grasse des prairies que même ceux qui connaissaient leurs cachettes étaient surpris de leur apparition - la sensation que toute cette vie l'entourait et l'enveloppait apaisa et libéra son esprit, comme si elle (Lady Ann) pouvait enrichir sa propre vitalité en puisant dans l'immense fécondité de la nature. "
John Cowper Powys, écrivain britannique du début du 20ème siècle, au caractère complexe et tourmenté, parfois à la limite de la folie, adversaire farouche du monde moderne et chantre inspiré d'un érotisme polymorphe, est le poète des forces impersonnelles, agissant en l'homme même. Son mysticisme n'est jamais abstrait, jamais alambiqué, mais au contraire d'une incroyable et simple sensualité. Pour lui, le réel n'est jamais lisse, mais champ de forces, de tensions, torsions, contradictions, dont nous sommes partie prenante. Son oeuvre est marquée par une atmosphère légendaire d'inspiration celtique, teintée de gothique.
Un livre qui m'avait beaucoup marquée adolescente pour son côté romanesque, qui m'a émerveillée plus de trente ans plus tard, cette fois par cette manière sensuelle et bouleversante de toucher du doigt, via la nature, le sacré et l'indicible…