Lecture extrêmement lente de cet ouvrage à la fois érudit et poétique. Ce n'est certes pas un roman, ce n'est pas non plus un traité à proprement parler, ce n'est pas plus une oeuvre de philosophie ni de poésie et pourtant il y a tout cela et plus encore.
Aphorismes, prose poétique, étymologie, érudition,
Pascal Quignard oppose au long de cet ouvrage, le « jadis » au « passé pur ». le « jadis » est l'éternel retour des choses dans un présent forcément intemporel. C'est par exemple l'aoriste, passé indéfini du grec, c'est le « il était une fois » itératif du conte, ce sont les proverbes, les légendes et même l'acte sexuel au plaisir toujours intact, c'est à la fois la vie en mouvement mais un mouvement perpétuel et différent, c'est l'acte de naissance, l'expulsion du nouveau-né qui vient de l'ancien, c'est aussi l'existence des fantômes qui envahissent notre vie et qui l'ont désignée. L'auteur multiplie les exemples, les paragraphes, les chapitres, petits traités entrecoupés dans la première moitié du livre par des scènes de contemplation toutes de délicatesse, comme des tableaux du XVII ème siècle, mettant en scène une femme qu'on suppose disparue, Madeline Usher ressurgie.
L'on plonge aussi dans la Rome antique, on fait allusion aux sages de la Chine ancienne, on cite des légendes japonaises, la lecture brasse le temps et l'espace. Sous son aspect à l'apparence décousue, d'où vient cette envie irrépressible de retrouver le livre comme un vieux compagnon de méditation ? Probablement du style et du ton de son auteur, à la fois érudit, fin lettré sans une once de pédantisme,
Pascal Quignard part du principe que son lecteur est intelligent et peut comprendre ce qu'il écrit et, il est vrai que, même sans avoir fait ses humanités ou sans être un philologue, on perçoit son message en filigrane, cet hommage aux fantômes et au « jadis » rend notre présent plus intense Cet aspect décousu et cette envie viennent justement de cela, l'envie de retrouver un rêve récurrent peut-être. le « jadis » renvoie sans cesse à l'origine du monde, à l'origine de l'homme à la vie elle-même et s'inscrit dans notre inconscient pour mieux se développer dans nos rêves. Comme ce célèbre vers de
Shakespeare dans
la Tempête : « nous sommes de cette étoffe sur laquelle se font nos rêves. »
On pourrait citer les trois quarts de cet opus tant les phrases « sonnent » justes et sont bien accordées – l'auteur est musicien- et on aurait tendance à noter chacune comme une espèce de proverbe ou de sagesse. Une lecture de bout en bout édifiante.