Mes yeux sont embués lorsque d'un tel joyau,
Il convient à autrui d'en donner le noyau.
Pour nous autres humains, parler de ce chef-d'oeuvre,
N'est-ce point parler la langue d'une couleuvre ?
J'ai pensé bêtement qu'usant du même vers,
Je pourrais situer ces mots dans l'univers.
C'est en alexandrin que mon discours se forme,
Contre ma volonté, je me plie à sa norme.
Non pas que je prétende égaler cet auteur,
Peut-être simplement en peindre une couleur,
Qui, si pâlie soit-elle après l'originale,
Puisse vers ce sommet orienter votre étoile.
Ô Jean, pardonne-moi, si de quelques licences
Mon vers fait usage. Mais, vois-tu, notre France,
N'est plus celle de ton âge. On la dirait rance.
Je ne saurais comment qualifier ce pays,
Qui, malgré son bonheur d'enfanter ton génie,
T'a remis au placard pour conter autre chose.
Et c'est à ce moment que j'évoque ma cause :
Je fus bien ignorant pendant plus de vingt ans,
Je marchais dans la vie sans trop savoir comment.
Puis un soir de juillet parvint à mon oreille,
La plus douce musique, une pure merveille :
Les mots de
Bérénice face à son amour,
Lorsque de son départ il explique le cours.
Dans sa blanche pureté, l'émotion divine,
S'exprime de l'Olympe : la langue de Racine.
« Dans un mois, dans un an, comment souffrirons-nous,
Seigneur, que tant de mers me séparent de vous ? ».
Bérénice est noyée dans un chagrin terrible,
Tel sera le loyer de ma vie et ma Bible.
L'existence obscurcie que je n'habitais plus,
Trouvait en
Bérénice planche de salut.
Je découvris le goût des larmes d'une reine :
Perle sur ma langue, le chant d'une sirène.
Et comme contrepoint au devoir de Titus,
Le véritable amour qu'éprouve Antiochus.
L'histoire est un gâchis, comme une vie humaine,
Mais sa musique en est la raison, le domaine.
Pour nous comme pour eux, tout cela est bien vain,
Et n'est justifié que par ces mots divins.
Rien ne sert de courir : il faut ouïr Racine,
Poussière de la vie adoucie par la bruine.
Cela existe ? Des mots peuvent faire ça ?
Repalpiter un coeur qui de battre cessa ?
Colorer la noirceur, faire exploser l'atome,
Qui contenait en lui le plus doux des arômes ?
Car si de simples mots agencés çà et là,
Produisent plus d'effet même que Falbala,
Je retrouve ici-bas une raison de vivre,
Par cette mélodie qui doucement m'enivre.
De moi ces mots reçus par l'organe auditif,
Ils ne sortiront plus, je les garde captifs.
Vingt années, vingt années, de bagne en cette terre,
A trimbaler ma croix, de Paris à Cythère,
Pour qu'en quelques instants se trouve purifiée,
Ma damnation terrestre, et ma vie justifiée.
Souvent, quand je suis triste, et repense aux dégâts,
Que j'ai subis, causés, en tant que renégat,
Comme un précieux calmant, ces doux vers me reviennent.
Et voilà qu'à nouveau le sang remplit mes veines.
J'étais ce jardinier qui, quarante ans durant,
Plantant ses cerisiers, espérant, espérant,
Sans voir le moindre signe ni la moindre pousse,
Dirait : « Il faut partir : ici-bas rien ne pousse. »
Et qui finalement se voit récompensé,
De milliers de fruits par le ciel élancés.
Dans ces fruits célestes pas la moindre vermine,
S'y trouvait la pureté : le vers de Racine.
De même ai-je obtenu la rançon de mes jours,
Sans comprendre pourquoi, ni d'où ni par quel tour.
D'un coup, sans m'y attendre, je me disais : « Renonce » ;
Et tout s'illumina : j'ai trouvé la réponse.
France ! Je t'apostrophe et demande pourquoi,
Deux décennies subies sous tes austères lois,
M'ont été imposées sans que l'on ne m'enseigne,
Le moyen de soigner un coeur français qui saigne.
Que ne m'astreignais-tu, quand j'étais écolier,
De ce vers racinien faire un précieux allié ?
Et trouver en ces mots le calmant nécessaire
Au supplice ingrat : l'établissement scolaire.
France ! Tu exiges de chacun d'entre nous,
D'être un bon citoyen, informé avant tout,
Jusqu'à nous demander, à l'occasion du vote,
D'être aussi éclairés qu'Hugo et
Aristote.
D'avoir sur notre dos ton passé glorieux,
Et dans notre cerveau l'esprit de nos aïeux.
Tu es un beau pays, douce patrie, ma France,
Mais c'est tout à dessein que ma rime est : souffrance.
Les temps sont difficiles, et l'on est à deux pas,
Que les Français se disent : je préfère ne pas.
Peut-être ce malheur est-il inévitable,
Mais serait moins amer si dans notre cartable
National nous trouvions :
Bérénice et Titus.
Comme le voudraient nos coutumes et nos us.
D'un côté la douceur, les doux mots d'une femme,
De l'autre la douleur, la dure loi infâme.
Si bien que le français oscille entre deux pôles :
D'un côté la pensée, de l'autre les épaules.
Les beaux vers de Racine pour nous apaiser,
D'avoir sur nous un monde trop lourd à porter.
Nous devenons Titus lorsque tu nous exhortes
A supporter sans mot tes exigences fortes.
Laisse-nous
Bérénice afin que nous puissions,
Soulager dans nos coeurs cette âpre condition.
Tu enfantas les deux et serais boitillante,
En ne nous montrant pas cette ardeur éclatante :
Remèdes et poison sont produits à la fois,
C'est là ton histoire, France en qui j'ai la foi.
Mais si je crois en toi, c'est car je crois savoir,
Qu'en tout français repose un indicible espoir :
« Je voulais qu'à mes voeux rien ne fût invincible,
Je n'examinais rien, j'espérais l'impossible. »,
De sa noble mémoire, ces grands vers disparurent,
Et pourtant dans son âme, résonnent toujours purs.
« Impossible » ce mot se trouve dans Racine,
Mais historiquement n'est pas dans nos racines.
D'une même médaille, l'avers et le revers :
Confinement mondial, de Racine les vers.
Ce qu'on doit supporter est l'affre d'une époque,
« le progrès est En Marche », balafre qu'on invoque.
Nous avons créé de sombres technologies,
Mais par le même effet ; du repos, le logis :
Il se trouve en ces vers, nos poëtes sublimes,
Ne plus les enseigner, voilà quel est le crime.