Dans l'offre éditoriale pléthorique actuelle, il est précieux de découvrir parfois la voix singulière et novatrice d'un auteur qui prouve que tout n'a pas encore été inventé ni écrit.
Les abattus de Noëlle Renaude est une expérience littéraire inédite et savoureuse, qui renouvelle le roman noir souvent maltraité parce que souffrant d'une réputation erronée de genre facile accessible au premier écrit-vain venu.
Bienvenue dans une famille tuyau-de-poêle pauvre et déglinguée, maman torche ses trois moutards mâles tous un peu fêlés, papa boit puis papa meurt, vivement remplacé par Max qui fait une entrée triomphale dans la smala en augmentant la fratrie d'une petite soeur, grosse, moche et bête, puis maman boit-sans-soif et meurt, son foie lâchant en même temps que tout le reste. Bref, rien ne va. Dans cet environnement digne de Affreux, Sales et Méchants ou d'
Emile Zola plusieurs fois cité, le focus est mis sur le cadet ; cadet des soucis des autres s'entend. En dépit de ce milieu hostile à un épanouissement harmonieux, cet anti-héros pourtant né sous le signe de la chierie intégrale, poussé par quelque enseignant bienveillant et peut-être par un instinct de survie méritoire, parvient à se hisser au niveau du bac et accède à la vie terne et inintéressante d'employé de banque, tandis qu'autour de lui, tombent les morts comme à Stalingrad.
Le héros n'a ni nom, ni prénom . Au départ, seuls la fillette puinée, le beau-père, le poisson rouge et certains protagonistes extérieurs à la famille sont baptisés par l'auteure. La ville de province n'est pas nommée non plus, mais représente l'archétype d'une bourgade endormie dans sa grisaille ou sa neige gadouilleuse, à la bien-pensance hypocrite, où les bourgeois et les manants ne se mélangent pas, sauf parfois dans une brasserie ou un bistrot pour y répandre les dernières rumeurs et médisances. Enfin, il faut noter que le héros jette sur cet environnement un regard indifférent, il n'éprouve rien, n'a pas d'avis tout en étant attachant. Tous les contextes, géographiques ou historiques sont floutés au profit de la description de cette famille-paratonnerre frappée par toutes les déficiences économique, affective, culturelle, et conséquemment par les problèmes financiers, policiers ou judiciaires sans oublier la scoumoune, facteur possiblement aggravant !
Tout est intéressant dans ce roman, à commencer par le style de l'auteure, susceptible de dérouter par son phrasé saccadé, elliptique, ses dialogues incrustés, son rythme unique bien adapté au récit de ces vies sans queue ni tête et changeantes au gré des infortunes, la seule fortune étant celle du casse du siècle réalisé par le second fils, petite frappe locale puis délocalisée. La galerie de personnages – journaliste aux motivations inexpliquées, notaire excentrique et gay, tenancière de bistrot à la cuisse légère, ou flic fantômatique - est le 2ème atout de ce roman si bien troussé, comme le sont certaines femmes de l'intrigue par le héros qui ne ressent rien pour elles, ni désir, ni attirance, juste une envie ponctuelle en prise directe avec ses glandes. Toutes ces personnes vont se croiser, s'oublier puis se recroiser dans un ballet mortifère étalé sur plusieurs décennies.
Il faut, selon mes critères, lire ce roman sans trop se torturer pour savoir où Noëlle Renaude veut aller, car quoi que l'on imagine, on sera à côté de la plaque. Il faut se laisser porter par son écriture, son inventivité, son culot qui seraient inutiles sans son immense talent. Plutôt que de chercher les raisons mal définies qui m'ont fait apprécier cette lecture, je préfère dire en vrac à quelles oeuvres préalables elle m'a fait penser et tout d'abord et avec force à Buffet froid de
Bertrand Blier pour son humour noir, son surréalisme affleurant, des situations à la limite de l'absurde ; en second lieu à
Franz Bartelt parce que deux des lieux stratégiques de l'intrigue sont une brasserie et un hôtel provinciaux à souhait où Vertigo Kulbertus ne déparerait pas ; ensuite à
Graeme Macrae Burnet pour la restitution de l'atmosphère d'une ville de province figée dans un indépassable passé ; enfin et surtout à
Hervé le Corre pour l'étude sociale, et ce n'est pas la moindre de mes références.