Au Moyen Âge, l'âme individuelle n'existait que par rapport à Dieu. Et en Dieu les singularités trouvaient leur point d'accord, car, comme l'avait dit saint Paul au Galates, "vous êtes tous un en Jésus-Christ". Des théologiens, dont saint Bernard, insistèrent sr le fait que l'union de l'âme avec Dieu n'était pas fusion, mais mariage. Et pour chaque âme il y avait un mariage particulier. Mais l’Époux était toujours le même, et au principe de se résolution dans l'universel.
Tel n'est plus le cas à l'époque moderne. La philosophie cartésienne introduit, dans le rapport en l'âme et Dieu, une certaine symétrie : Dieu a crée l'âme mais l'âme pensante est la première réalité qui s'impose - le cogito, illustration exemplaire du nouveau statut de l'individu, vient avant Dieu qui est en cause. Au fil des écrits, la pensée cartésienne ne cesse, en quête de fondement, d'aller et venir entre l'ego et Dieu - et cette oscillation entretenue, jamais fixée sur l'un des termes, fait partie intégrante du fondement (Jean-Luc Marion par d'ontothéologie redoublée - Cf. Sur le prisme métaphysique de Descartes, PUF, 1986, II, §9-10). Un tel enlacement des principes ne tarda pas à laisser la place à une simple confrontation : l'ego s'éprouvant comme entité face au monde et à une transparence contestée.
Le contraste entre les état généraux de 1614 et ceux de 1789 est révélateur de l'évolution des consciences. En 1614, chaque représentant s'identifiait à l'ordre auquel il appartenait, sa voix était celle de son ordre ; en 1789, chaque représentant parle en son nom propre, juge "en son âme et conscience". Au moment où le roi réunit les états généraux, personne n'imagine une révolution. Mais chacun va s'y trouver entraîné par la logique qui s'est mise en place au cous du siècle. Chaque individu, par cela même qu'il s'éprouve comme individu, porte en soi une critique radicale d'une régime qui ne connaissait que les ordres, les corporations, les corps constitués. La société d'Ancien Régime se pensait comme un corps, dont le roi était la tête et dont les différentes composantes du peuple formaient les membres. Mais le corps n'existe plus - il s'est mué, sur le modèle newtonien, en une assemblée d'êtres indépendants qui réclament de nouvelles lois pour régler leur interactions. Les représentants ne vont pas avoir besoin de vouloir la révolution pour qu'elle se fasse : leurs propres discours la feront à leur place. Ce n'est pas que les mots dépassent leur pensée : c'est que, prononcés à la tribune, ils deviennent contraignants et obligent les actes à suivre. l'élimination graduelle des modérés, la montée aux extrêmes ne sont pas le produit d'une changement progressif d'orientation, elles résultent au contraire du fait que seuls les extrémistes sont en accord total avec les principes énoncés.
Au lieu de penser à la mort on ne pense qu’aux moyens de l’éviter, de la repousser. Trouver les gènes, les médicaments, les aliments, les modes de vie qui permettront de vivre jusqu’à cent vingt ans, deux cents ans, le messianisme techno-biologique fait monter les enchères jusqu’à l’éternité… En réalité, il se passera la même chose qu’avec le développement des moyens de transport, qui ne diminue pas le temps passé à se déplacer mais l’augmente. Plus on connaîtra de facteurs influants sur la longévité, plus la vie sera occupée par le souci de la préserver, de la faire durer en gérant au mieux son « capital santé ».(…) La vie sera longue et stupide.
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Une des raisons majeures du succès de l’idéologie libérale tient à ce qu’en flattant les goûts et en stimulant les désirs, elle confère au déploiement technoscientifique son intensité maximale. Elle réalise bien mieux que les régimes autoritaires ou totalitaires la « mobilisation totale », parce que dans le non-sens général chacun a l’impression de poursuivre son but propre. Ce qui permet de joindre, au nihilisme, l’énergie et la productivité auxquelles nuirait une reconnaissance explicite du nihilisme, de faire collaborer ce qui reste d’individu à son propre anéantissement.
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La mécanique quantique témoigne de l'impossibilité pour la physique de jamais se confondre avec le monde. Dès l'origine de la science moderne, l'expérience étant, selon les mots de Galilée, une question posée à la nature, les faits sont des réponses à des questions posées par les hommes. Le cadre "naturel" de la science classique a pu laisser penser, un temps, qu'il pouvait y avoir réponses et résultats indépendants d'un questionnement. La théorie quantique est venue dissiper cette illusion : dans sa formulation même, elle ne dit pas comment le monde est, mais comment il répond aux sollicitations. Les énoncés se présentent toujours sous la forme : si telle mesure est effectuée, alors le résultat sera, avec telle probabilité.
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On allait voir ce qu’on allait voir : sitôt la science moderne apparue les objectifs ont été grandioses. Elle allait être la vraie philosophie, en révélant le monde tel qu’il est ; elle allait soulager la peine des hommes, en les rendant maîtres et possesseurs de la nature ; elle allait les rendre heureux, en les installant à la place qui leur revient dans la création.
Quatre siècles ont passé, qui n’ont que partiellement répondu aux attentes. Le pouvoir des hommes sur la nature s’est développé dans des proportions colossales. Mais les menaces de catastrophe ont aussi augmenté : les hommes restent des maîtres et possesseurs partiels qui, faute d’une maîtrise d’ensemble, risquent en exerçant leur pouvoir de conduire à l’abîme. (page 9)
Ce que la Piétà d'Avignon donne à voir et à entendre.