« Il faut que l'homme se sente d'abord limité dans ses possibilités, ses sentiments et ses projets par toutes sortes de préjugés, de traditions, d'entraves et de bornes, comme un fou par la camisole de force, pour que ce qu'il réalise puisse avoir valeur, durée et maturité. » (
Robert Musil, L'homme sans qualité)
Quelle que soit la raison invoquée pour expliquer que cette sagesse n'ait plus cours (éloignement du Principe, homme considéré comme une marchandise, déracinement, intolérance progressive du corps et de l'âme aux agressions ordinaires, etc.), Olivier Rey consacre son ouvrage, publié en 2006, au fantasme de l'homme dit moderne : sorti de nulle part, l'homme 2.0 ne se reconnaît aucune dette symbolique. La toute-puissance lui semble permise. Il la mérite, puisqu'il est, sans qu'il ne le sache, le rêve des générations qui l'ont précédé.
Le fantasme de l'être auto-engendré n'est pas nouveau mais il suffisait, aux possédés de l'imaginaire d'antan de pousser leur délire un peu trop loin pour être rattrapés par la réalité. Depuis quelques décennies cependant, les supposés progrès de la technique soutiennent ces possédés dans leurs revendications qu'ils n'élucident que du point de vue manifeste, et jamais latent. le développement des techniques de procréation médicalement assistée, la biométrie, l'humanité augmentée ou la transition d'un sexe biologique à l'autre prétendent repousser les limites de la condition humaine – mais ne nous incitent pas à nous demander si nous les repoussons vers le haut ou vers le bas, sans doute parce que la réponse est trop évidente.
« Bientôt, les femmes n'auront plus besoin de porter leurs enfants, ni de père pour procréer », s'enthousiasmait
Bernard Debré en l'an 2000, année du grand bug. Ce rêve devrait être l'aboutissement d'un parcours, préparé depuis quelques siècles, de destitution du père, c'est-à-dire de dénigrement de la métaphore paternelle, qui permet à tout nouveau-venu au monde de s'inscrire dans l'ordre symbolique qui lui préexiste. Comble de l'ironie, à mesure que cette destitution devient plus évidente et que le père s'efface, la revendication au matriarcat par les féministes et par les hommes qui, tels des loups dans la bergerie, espèrent tirer profit de leur compromission auprès de l'ennemie, se montre de plus en plus pressante. La daube du moment devrait être remplacée par la daube de demain, celle-ci ne paraissant pure que d'être encore imaginaire.
Le fantasme de l'être auto-engendré ressort de l'incapacité psychologique à se satisfaire de ses limitations, à leur trouver un sens, à les faire coïncider avec le plaisir de se sentir vivant. L'homme, à force d'être au service de l'outil puis de la marchandise, finit par se considérer lui-même comme un machin manufacturé censé conférer, sur le mode du discours capitaliste, la pleine-puissance d'être à celui qui s'en saisit. Prises dans une vision linéaire du temps, calquée sur les progrès des bureaux de recherche et développement, les moeurs et les valeurs du passé sont considérées comme obsolètes. Update your pathetic life. Certes, le passé n'était pas plus idyllique qu'aujourd'hui mais la transmission symbolique, qui agissait d'une génération à l'autre, assurait la prise du sujet dans la lignée de ses ancêtres et le projetait dans la perspective d'une descendance. Vision du monde aujourd'hui vaine : une folle solitude nous tenaille. Quand bien même nous voudrions croire aux valeurs d'antan, nous n'y parvenons plus vraiment.
Rejeter le passé en tant que constitué par ceux qui nous ont précédé conduit à se rejeter soi-même en tant qu'être fatalement voué à la désuétude. le temps passe, le vide s'élargit autour de nous : l'homme moderne se voulant autosuffisant découvre l'impasse de son être-marchandise. « Être absolument moderne, c'est être l'allié de ses propres fossoyeurs », écrivait
Milan Kundera. Ne s'étant attaché à rien en particulier, rien n'est attaché à lui, et son existence sur terre aura été la plus absurde qu'il soit, ainsi que le peint
Michel Houellebecq dans ses romans. « Je suis salarié, je suis locataire, je n'ai rien à transmettre à mon fils. Je n'ai aucun métier à lui apprendre, je ne sais même pas ce qu'il pourra faire plus tard ; les règles que j'ai connues ne seront de toute façon plus valables pour lui, il vivra dans un autre univers. Accepter l'idéologie du changement continuel, c'est accepter que la vie d'un homme soit strictement réduite à son existence individuelle, et que les générations passées et futures n'aient plus aucune importance à ses yeux. »
Olivier Rey attache sa critique du monde moderne à de solides références philosophiques et littéraires. Il reste dans le champ de la philosophie et se soutient d'une rigueur logique formelle qui révèle en creux par quelles failles émotionnelles le discours progressiste a pu s'insinuer pour établir si puissamment son hégémonie.