En arpentant aujourd'hui le petit port catalan qui fut la fin du voyage pour
Walter Benjamin, une formidable méditation poétique et politique sur les chaos passés et peut-être à venir.
Sur le blog Charybde 27 : https://charybde2.wordpress.com/2022/01/23/note-de-lecture-
les-desordres-du-monde-walter-benjamin-a-port-bou-sebastien-rongier/
26 septembre 1940 : le philosophe
Walter Benjamin, juif et ex-allemand (la déchéance de nationalité était bien alors pratiquée avec vélocité par le régime nazi), réfugié à Paris – où la naturalisation lui a été refusée – avant la guerre et désormais en danger du fait de la politique collaborationniste antisémite du régime pétainiste (mais les soucis et les séjours en camp d'internement pour étrangers apatrides avaient commencé pour lui dès septembre 1939 et la déclaration de guerre), s'est embarqué in extremis à Marseille avec l'intention, enfin, de fuir en Espagne. Mais débarqué à Port-Vendres, franchissant clandestinement la frontière pour parvenir à Port-Bou, il y est pris dans un micmac administratif pourtant ponctuel, et ne supportant plus l'idée d'être livré à ses bourreaux, il se suicide dans le petit port catalan en absorbant une dose massive de stupéfiants qu'il avait conservée au cas où, justement.
Avec ce «
Les désordres du monde », publié en 2017 chez Pauvert,
Sébastien Rongier nous offre une sublime plongée, songeuse et mélancolique, mais néanmoins politiquement acérée, dans le tourbillon terrible des derniers mois de
Walter Benjamin, dans ce moment d'oscillation cruelle où le philosophe, tout entier absorbé dans ses recherches parisiennes en bibliothèque pour son jamais totalement achevé «
Baudelaire », sent bien le péril monter mais ne s'en « occupe » pas vraiment, tout en minimisant lourdement ses difficultés quotidiennes et financières auprès de ses amis qui s'inquiètent, de là où ils ont déjà pu se réfugier (et c'est le cas notamment de
Adorno et de
Horkheimer aux Etats-Unis) ou presque à ses côtés, mais lancés dans l'échappée de manière nettement plus volontariste (que l'on songe alors à
Hannah Arendt). Et de nous être offerte dans le cadre d'une pérégrination familiale dans le Port-Bou d'aujourd »hui, où seul le monument de Dani Karavan dédié à l'auteur posthume de «
Paris, capitale du XIXe siècle » semble vouloir se distinguer, pérégrination pas véritablement psychogéographique, mais laissant pénétrer la terrible absence de magie des lieux dans nos perceptions, cette méditation tragique n'en prend que davantage de puissance poétique et politique (on songera certainement, dans un registre pourtant fort différent, à l'également décisif « Narré des îles Schwitters » de
Patrick Beurard-Valdoye, à propos d'une autre échappée à l'Allemagne nazie).
Sébastien Rongier sait s'abstenir à merveille de forcer le trait, de prophétiser à rebours, mais sa description songeuse d'un chaos qui rattrape les impétrants dégage d'elle-même ses vertus possiblement, à nouveau, annonciatrices – et nous touche ainsi au plus profond.
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