Cette fiction s'élève à un niveau auquel peu d'auteurs actuels peuvent prétendre. Virtuose et expérimenté, Rouaud a réussi un roman ambitieux, durant lequel on se se réjouit, malgré la lenteur de l'action et sa longueur − c'est un pavé de 600 pages − et qu'après la lecture on continue de savourer, avec le sentiment d'avoir découvert une perle et le souvenir de scènes inoubliables qui semblent avoir été vécues intimement.
Pour moi,
Jean Rouaud, c'était jusqu'ici le Goncourt 1990[1] qui détaille les essuie-glaces bancals d'une 2 chevaux et la pluie, toujours cette pluie de Loire-Atlantique que personne n'a mieux rendue en littérature, et puis la famille, beaucoup d'autobiographies avec la famille et ses morts. Je l'avais peu lu jusqu'ici.
Il ne s'agit pas d'un roman traditionnel, mais plutôt d'un réquisitoire pour le genre romanesque par le biais d'une histoire d'amour abordée comme une tentative expérimentale. Car on ne raconte plus ce genre d'histoire comme autrefois, le romanesque d'antan s'est perdu, mais la nostalgie reste de ces grandes oeuvres populaires de l'imagination. L'héroïne du récit est "la plus belle ornithologue du monde", Constance Monastier, laquelle est vouvoyée par l'auteur tout le long du récit, particularité qui peut sembler venir du nouveau roman dont l'auteur se rit d'ailleurs discrètement. Derrière ce vous, il y a de la tendresse, de l'admiration, presque un sentiment amoureux tant Rouaud semble empli du personnage qu'il raconte avec une délicate empathie.
Dans la seconde moitié du 19ème siècle, Constance est l'épouse malheureuse d'un maître soyeux des Cévennes, ce Monastier qui lui a donné un fils et qui la visitait toute jeune encore dans sa chambre à la mort de son père, jardinier du domaine. Elle n'aime pas ce mari qui a fait d'elle une bourgeoise mais voue une passion pour les oiseaux. Une grande part du récit raconte le retour de Constance de
Paris vers le sud, après une visite à son fils en pension, et durant lequel, lors de la partie du voyage en diligence, le hasard met sur son chemin Octave Keller, blessé, réchappé de la Semaine sanglante de la capitale et qui tente de fuir par les Cévennes pour gagner l'Espagne. Je viens avec vous, la phrase charnière, une clé qui fera de vous, Constance Monastier, une femme différente, déterminée, responsable et enfin amoureuse. Mais je n'en dis pas trop de ce miracle − quelque chose de sublime ici, dans la progression de l'idylle par petites touches − entre la ravissante rousse et le communeux en fuite, corps de la narration autour de laquelle, avec une volubilité maîtrisée, Rouaud fait graviter une foule de digressions distrayantes, instructives, singulières. de là un récit qui avance très lentement, coupant les phrases par de longues incises entre parenthèses (un peu à la manière de
Eric Chevillard dans "
L'auteur et moi", l'absurde en moins).
Non seulement on nous raconte une histoire mais on nous explique aussi comment on la fait, les difficultés de certains choix et surtout comment ou aurait pu la faire si on avait respecté les attentes très grand public d'un réalisateur de cinéma, introduit par enchantement dans la narration. Ce cinématographe qui ne va plus laisser grande part à l'imagination du spectateur. Rouaud intervient souvent en tant qu'auteur, de manière très divertissante et clairvoyante, établissant des parallèles avec l'époque actuelle, en expliquant à Constance ce qu'elle ne connaît pas encore de son temps, la prévenant même de ce que la vie lui réserve. La technique utilisée par Rouaud est d'une rare force, car il se permet tout, voyage dans le temps, interpelle les époques, les légendes et son héroïne, invoque l'histoire (l'insurrection de la Commune de
Paris, avec en exergue l'Admirable
Eugène Varlin, personnage historique exécuté par les Versaillais) et la modernité avec des découvertes comme la photographie, le cinéma, etc... Il dénigre autant ses personnages antipathiques[2] qu'il excelle dans la façon de rapporter le charme de son ornithologue: "...rien de saillant, rien de rond, dans ce profil, tout un art de la négociation, entre courbes, angles et droites. En le traçant dans l'air il me semble l'avoir recueilli au bout de mes doigts, comme un jardin fleuri tient tout entier dans l'essence d'un parfum."
Zola, surnommé railleusement l'inspecteur, est aussi convoqué à de nombreuses reprises, surtout pour dire ce qu'il aurait écrit à tort, ce maniaque du réalisme, de démolisseur d'imaginaire. Inutile de dire que le naturaliste est malmené par
Jean Rouaud, adepte inconditionnel d'une littérature où l'invention reste reine.
Une telle diversité dans un même livre s'avère exigeante pour le lecteur, car on s'éloigne souvent du récit central pour voyager au fil des pensées vagabondes de l'auteur. Elles font toujours sens, mais il faut de la détermination pour accepter d'être ainsi ballotté. Heureusement, l'écriture ne faiblit jamais et maintient le tout très haut, à la fois légère et chevronnée: les changements de rythme passant de la nostalgie à la jovialité ou au sarcasme, le va-et-vient entre les époques et dans le monde, la succession d'incises habilement glissées, tout fonctionne de manière épatante. Querelle de chapelle dans laquelle Rouaud reconnaît d'ailleurs être injuste.
Quand un livre nous a beaucoup donné, on a envie de le rendre à travers le billet qu'on lui consacre: voilà l'idée lue il y a quelques temps dans un commentaire de la blogosphère. J'espère n'avoir pas restitué démesurément les contentements que m'a procurés cet ouvrage. Je ne saurais, en tous cas, que conseiller de s'essayer à sa lecture.
[1]
Les Champs d'honneur aux éditions de Minuit.
[2] Sur ce plan, l'attitude des voyageurs lors du trajet en diligence est un vrai morceau d'anthologie.
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