« On nous amène en première ligne. Partout, boue et brouillard. Je vois à peine le type devant moi. C'est tout juste si on ne se tient pas les uns aux autres par la ceinture pour ne pas se perdre. Autour de nous, des maisons incendiées. La colonne s'étire le long de palissades branlantes. On patauge dans la bouillasse, qui se colle aux bottes en mottes gluantes. »
Faruk Sehic ou la guerre en ex-Yougoslavie,(1994) une expérience vécue, bien loin de son désir d'Écriture comme mode de vie. Pourtant, de ce menu (« l'horreur, c'est notre truc ») il extrait en courts épisodes « l'essence immémoriale des choses » : les cadavres, les ruines, la guerre comme un alcool fort, qui nourrit ses textes.
La vie normale n'existe plus, on vit dans l'immédiat, « comme si on allait partir en pique-nique on monte à l'assaut ». Attaque, repli, Les phrases sont rapides, brèves, comme des salves. Parfois des énumérations («
il y avait » suivent les noms des morts), un questionnaire administratif chez le neuropsychiatre, un « flash back du temps de paix » sur un air de
David Bowie.
Il relate les trêves trompeuses, les trocs d'alcool ou de tabac entre adversaires, les marches forcées, le désir de « réduire son cerveau à la taille d'une bille ».
Point de pathos ou de « belles phrases ». le jet dru de l'instant, « un film qui casse en pleine projection ». du vécu, des témoignages aussi, qu'il met en forme,
poèmes bruts des données immédiates, où « les balles explosives font un crépitement de pop corn. »
La pulsion de l'instant : « il me reste cinq à six cartouches dans ma kalachnikov. Assez pour me faire sauter le caisson ».
Imaginer la paix relève du fantastique. Que faire ? Collectionner les obus ? Garder dans le corps des fragments de mitraille, mobiles sous la peau, qu'on prendrait pour des grains de
beauté ?
On est plus près de
Cendrars que d'
Apollinaire, les fragments, souvent durs et secs, prennent le rythme des détonations, jusqu'à la folie.