En Mars 2020,
Christophe Siébert créait la surprise avec le premier volume des Chroniques de Mertvecgorod. Nommé au Grand Prix de l'Imaginaire et acclamé par la critique, le français frappait fort et dur.
Un peu plus d'un an plus tard, il récidive avec Feminicid, deuxième ouvrage autour de Mertvecgorod et de ses atrocités.
Avec un titre aussi évocateur (et provocateur), Siébert offre aux lecteurs une habile expérimentation littéraire qui oublie le fix-up de nouvelles pour du journalisme d'investigation et de la théorie du complot à foison.
Sauf qu'à Mertvecgorod, lorsque les cadavres s'entassent, le complot et l'entreprise macabre ne font aucun doute…
Pour cette deuxième incursion dans la République Indépendante de Mertvecgorod (RIM),
Christophe Siébert rassemble tout ce qu'il a déjà écrit sur ce pays imaginaire (et où tous les enfants sont perdus depuis toujours) pour développer l'un des textes contenus dans Images de la fin du monde.
Il porte son dévolu sur Feminicid, article d'un certain journaliste de Mertvecgorod du nom de Timur Domachev dans lequel celui-ci menait l'enquête sur des centaines de meurtres de jeunes femmes retrouvées (ou pas) dans l'un des secteurs de la mégalopole, rajon 14.
Souvent atrocement mutilées, les victimes avaient fini par attirer l'attention de la population mais aussi des autorités qui niaient purement et simplement le côté systémique de cette entreprise meurtrière pour accuser quelques dizaines de coupables trop évidents aux intentions plutôt floues…
C'était aussi l'occasion pour
Christophe Siébert d'imaginer une sorte de virus empathique, le blagočestie, qui permettait à certains habitants de Mertvecgorod de communiquer avec les victimes de ce feminicid (entraînant la constitution d'une secte et la tenue de réunions quasi-mystiques après chaque découverte macabre au coeur du rajon 14).
En reprenant ces éléments, le français va imaginer une enquête entière de la part de Timur Domachev autour de ce feminicid et la faire coïncider avec toute la mythologie déjà connue par le lecteur à propos de la sinistre Mertvecgorod.
Nous revoici donc dans la capitale grisâtre où le trafic d'ordures, d'organes et de drogues se porte toujours aussi bien et où la pollution ambiante refile le cancer à une proportion ahurissante de miséreux et de laissés-pour-compte.
L'atmosphère post-soviétique à la Volodine reste la même, le goût pour le gore, la violence, la pauvreté, le sexe et les notes d'humour grinçant également.
Lecteurs d'Images de la fin du monde, vous ne risquez guère le dépaysement (et les autres, vous devriez déjà filer lire ce précédent coup de poing littéraire pour pouvoir profiter au plus vite de Feminicid…parce que Siébert n'a pas décidé de lever le pied).
Feminicid retrouve donc toute l'histoire et les personnalités politiques corrompues d'Images de la fin du monde pour élargir son univers d'une façon tout bonnement stupéfiante.
Christophe Siébert prend le prétexte de son enquête pour relier tous les fils (ou presque) de son monde en niveaux de gris afin d'accoucher d'une oeuvre encore une fois puissante, subversive, glauque et cruelle.
Mertvecgorod, ancien goulag, décharge de l'ex-URSS puis repaire des oligarques les plus décadents et sanguinaires de toute l'Europe de l'Est.
Mertvecgorod, encore et toujours à la lisière entre un capitalisme mortifère qui détruit toute notion de moralité et cette étrange résilience slave post-soviétique qui fleure bon l'autoritarisme et la milicia.
Découpé en plusieurs parties, Feminicid suit l'enquête minutieuse de Timur Domachev qui va creuser encore plus loin que dans le précédent ouvrage à propos de certains personnages que l'on connaît désormais très bien. le Clan des 4, le Svatoj, l'amiral Doubinski, les membres de la Danse de la mort….
Christophe Siébert opère une vaste opération de relecture pour relier les différents récits et construire de toute pièce une théorie du complot autour du feminicid…une théorie du complot qui n'en est d'ailleurs pas une.
Derrière le drame, des personnages puissants, des sadiques, des monstres, des fanatiques. L'horreur de Feminicid va crescendo, pioche dans toutes les formes, des plus graphiques aux plus psychologiques et délivre un message sur la considération du monde actuel envers les femmes qui meurent. C'est à dire quasiment aucune. Pas étonnant d'ailleurs de se rendre compte que l'auteur dédie son livre aux victimes d'un vrai féminicide, celui de Ciudad Juarez au Mexique. Si Mertvecgorod et son monde pourri jusqu'à l'os peut sembler fictif au premier abord, la réalité rode toujours derrière les inventions macabres de
Christophe Siébert, comme un fauve prêt à bondir, comme une Chasse Sauvage prête à déferler.
Mais là où Feminicid impressionne, c'est par la constante réinvention qu'il nous offre.
Christophe Siébert ne se contente pas d'une enquête policière lambda (et cela aurait été bien difficile quand on connaît un peu l'univers).
Ici, le récit du journaliste s'imbrique avec des morceaux de pages Wikipédia fictives, des patchworks de légendes païennes, des témoignages et des aveux, des articles de journaux, des chronologies et des notes, des analyses d'oeuvres d'arts et même un roman dans le roman.
L'expérimentation littéraire rappelle parfois certains passages de la Maison des Feuilles sauf que l'on frôle dangereusement le snuff-movie et l'indicible, englué dans l'horreur toujours plus profonde et pénétrante qui suinte de Mertvecgorod.
Christophe Siébert n'a toujours aucune limite, et c'est tant mieux puisque l'expérience finale n'en est que plus radicale.
Pour parfaire le tout, l'auteur français plonge à plusieurs reprises dans un fantastique horrifique du plus bel effet qui convoque mythes cthulhiens, rituels sataniques et autres orgies sexuelles transgressant tous les tabous.
Feminicid constate le coeur noir des hommes et se lave dans le sang des coupables comme des innocents, faisant perdre pied à son lecteur au fur et à mesure de la descente, réinventant la figure de Dracula pour mieux lui rendre justice, invoquant des puissances obscures pour asseoir la sinistre histoire de la mégalopole. Tout semble même tourner à la folie à mesure que l'enquête avance, l'espoir n'en finissant pas de crever et l'horreur de submerger la page.
Le goût affirmé et revendiqué pour l'underground et les légendes urbaines donne une saveur très particulière à cette enquête, quelque chose de viscéral, de poisseux qui colle à la peau et à la langue jusqu'à la dernière page.
Si Feminicid veut rendre justice aux corps oubliés et martyrisés des femmes-objets, défigurés par la superstition, la misère et la connerie humaine, c'est aussi pour dénoncer le pouvoir de l'argent qui rend intouchable et permet les choses les plus terrifiantes à l'abri des regards et des lois. Derrière les murs de Mertvecgorod, l'horreur engendre l'horreur et l'injustice semble ne jamais finir, peu importe si les responsables meurent, d'autres prendront toujours leur place.
C'est un nouveau tour de force narratif que nous offre
Christophe Siébert avec cette enquête expérimentale qui unifie un univers passionnant et terrifiant pour en faire un symbole de la corruption morale de notre monde moderne. Feminicid accumule les trouvailles narratives et les personnages marquants, voyage dans le temps et dans les bidonvilles de la Zona, terrorise et intrigue encore et encore. Définitivement l'une des oeuvres littéraires les plus marquantes de ces dernières années.
Lien :
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