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EAN : 9782070461585
128 pages
Gallimard (02/10/2014)
4.1/5   10 notes
Résumé :
" Peu d'esprits sont assez libres pour accepter de savoir qu'une nouvelle religion, en cours de réalisation mondiale, a été fondée en France pendant la Terreur : celle de l'Etre Suprême. Son désir de mort, son mauvais goût, sa manie du spectacle, son comique involontaire, son moralisme accablant, ses pratiques masquées, son clergé somnambulique des deux sexes, ses rituels corrupteurs marchands, ses crimes mécaniques n'ont eu, jusqu'à ce jour, qu'un analyste informé ... >Voir plus
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Citations et extraits (20) Voir plus Ajouter une citation
[…] Un philosophe de mes amis parle de « ruse de l’Histoire ». La ruse de la Chimère est autrement redoutable et, parfois, on croirait que l’illusion de l’Histoire n’a été inventée que pour la servir. Une fois en place, étayée, adorée, servie par ses nouveaux prêtres, elle décide, bien entendu, la fin de l’Histoire, et c’est bien ce à quoi nous assistons ces jours-ci. Déjà les trafiquants s’agitent en coulisse. L’Être Suprême nous prépare un très bon Veau d’Or. A quoi aura donc servi le supplice affreux du petit La Barre, quand des milliers de sujets seront placés sous son joug ? N’allons-nous pas changer de tyran en pire ? Pourquoi pas, bientôt, un dictateur qui prendrait le titre de mufti ou, plus drôle encore, d’empereur ? Je vois assez bien David se rallier aussitôt au nouveau régime et, après la fête de l’Être Suprême, organiser ce sacre impérial avec le pape lui-même en figurant. Prévenez quand même Sa Sainteté qu’une telle comédie n’est pas à exclure. Ah, Lumières, Lumières, n’étiez-vous donc que la préparation des Ténèbres ? Rousseau, éternel jean-foutre, ton règne est-il venu ? Nous avions des esprits éveillés, éprouvés, fermes. Nous aurons des pleureuses, des Héloïse, des Arsinoé. Je pressens une marée de mélancolie souffreteuse, un culte rendu aux vapeurs de la moindre migraineuse promue prophétesse. Le Sous-Être extrême sanctifiera leurs humeurs. Tout cela, me dira-t-on, sera bon pour le peuple, seule l’aristocratie était athée. Mais, grands dieux, où vont-ils chercher ces sornettes ? Et même si cela était vrai, qui fera jamais mieux que l’aristocratie dans l’histoire du goût, des plaisirs ? A quoi nous servira cette nouvelle idole sinon à augmenter le laid dont les traces, désormais, sont partout présentes ? Vous connaissez ma devise : désordre, beauté, luxe, frénésie, volupté. Et encore : si l’athéisme a besoin de martyrs, mon sang est prêt. Cachons-nous, cependant. Le brave Thomas M… vient de se suicider. Il était devenu misanthrope par l’affaiblissement de ses désirs. Je n’ai pas l’intention d’en faire autant. Mes désirs sont toujours vifs, variés, inlassables, sans cesse renouvelés par l’imagination. La pensée que j’en ai est la pensée même. Je ne l’égorgerai pas sur l’autel du dernier pantin.

Vous croyez que j’exagère ? Qu’un telle bestialité glacée n’a pas pu s’installer en quelques mois dans le pays le plus civilisé du monde ? Et pourtant, c’est ainsi. Les conséquences pour l’avenir sont immenses, car, n’en doutez pas, le modèle sera suivi. On parle de fêter l’Infâme : c’est un arbre. De la « liberté ». Voilà une sacrée transplantation ! Où les rêves de généalogie ne vont-ils pas se fourrer ! Abolissez la servitude : elle revient, plus que jamais volontaire. Je sais qu’on m’accusera plus tard d’avoir forcé la dose dans mes écrits. C’est que personne n’aura vu ce que j’ai vu de mes yeux, entendu de mes oreilles, touché, palpé, vérifié de mes mains. Liberté ? Personne n’a jamais été moins libre, on dirait un fleuve de somnambules. Égalité ? Il n’y a d’égalité que des têtes tranchées ? Fraternité ? La délation n’a jamais été plus active. Aurait-on décidé de mettre à nu le nœud des passions humaines serrant l’annihilation de tous par tous, qu’on n’aurait pas mieux réussi. Oui, chacun veut la mort de chacun, c’est vrai. Mais qu’on y mettre alors de l’invention, du piment, l’infinie ressource des formes et non cette froideur sentimentale de tribunal mécanique. La peine de mort me révulse. Voyez-moi ça ! La mort sérieuse ! Industrielle ! Morose ! Technique ! Et, qui plus est, accompagnée des jérémiades de Saint-Preux, des frilosités de l’Épinette, vous savez, la petite grue de Grimm ?

Bref, un mauvais goût infernal devrait rejaillir partout sur les lettres et les arts, surtout grâce à ce fou d’Hébert et à son Père Duchesne. On n’assassine pas que les corps mais aussi la langue, la musique, la peinture, l’architecture, le théâtre, la science. Le vandalisme est devenu général et, bien entendu, l’analphabétisme suivre cette régression. Il a fallu douze ou treize siècles pour réparer les ravages du christianisme, combien nous en faudra-t-il pour nous remettre de ceux de la nouvelle religion ? [...] Les attitudes et les grognements sont préférés au savoir, celui-ci désigne aussitôt un privilège qui vous classe comme royaliste, comploteur, agent de l’étranger, contre-révolutionnaire. La Vertu, l’immonde Vertu, reprend vie sous le souffle putride de l’ignorance et du préjugé [...]. L’église gallicane ? Mais ce fut l’erreur fatale, protestantisme qui n’ose pas dire son nom, Rome de pacotille, succédané d’entre-deux…. Les tonsurés de chez nous trop liés à l’Ancien Régime et à la noblesse – nos anciens domestiques, en somme – sont maintenant éliminés, mais la majorité est déjà ralliée à la cause de l’Être Suprême, ils fourniront demain les troupes du nouveau culte encore moins païen, ou plutôt d’un paganisme exsangue. Le christianisme n’est supportable que s’il préserve le paganisme. Sans quoi, c’est de nouveau l’être chimérique et vain qui ne parut que pour le supplice du genre humain. Dites de ma part au Saint-Père que, chimère pour chimère, la sienne, quoique parfaitement hypocrite et risible, a au moins l’avantage d’avoir peuplé les sanctuaires des bacchanales les plus plaisantes de l’histoire. Pas un luxurieux ne s’y trompe, et je regrette souvent les heures délicieuses que j’ai passées à Florence ou à Naples, devant toutes ces nudités convulsives, offertes. J’ai adoré Michel-Ange et Bernin, je n’adorerai pas des bustes phrygiens ou des colonnes tronquées de faux temps. Ah, Cardinal, faites votre possible, je vous en conjure, demain il sera trop tard ! Que nos dernières années ici-bas soient du moins employées à retarder le règne de la Suprême Mégère ! Si ce malheur devait arriver, nous serions, imaginez-vous, à regretter mes maîtres jésuites que vous avez contribué à chasser du pays ; les jésuites, ces chacals de l’ombre, mais qui, au moins, à force de rhétorique, n’ignoraient rien de l’inexistence de Dieu comme de l’art du Diable !


Savez-vous comment on appelle ici la guillotine ? « La cravate à Capet » ; « l’abbaye de Monte-à-regret » ; « la bascule » ; « le glaive des lois » ; « la lucarne » ; « le vasistas » ; « le rasoir national » ; « la planche à assignats » ; « le rasoir à Charlot » ; « le raccourcissement patriotique » ; « la petite chatière » ; « la veuve ». Ces deux derniers mots ne mériteraient-ils pas un long commentaire ? Gageons que « la veuve » a un long avenir devant elle et que l’Être Suprême sera son éternel mari. Il y a d’ailleurs eu des discussions autour de l’appellation divine. L’un voulait qu’on l’appelât « le Grand Autre ». Pour une divinité altérée de sang, ce n’était pas mal. D’autres hésitaient : le Grand Suprême ? L’Autre Suprême ? Quelques Allemands qui se trouvaient là ont proposé tantôt « l’Esprit », tantôt « le Sujet Transcendantal ». L’un d’eux, particulièrement obstiné, voulait qu’on se mît d’accord sur « la Chose en soi » ou « l’En-Soi ». Un autre tenait qu’on s’en tînt à « l’Être », sans adjectif. Il avait une figure très sacrale. Un autre a proposé plus hardiment : « le Néant ». Le Néant suprême ? Avouez que ce Dieu, cent fois plus cruel que l’autre qui s’était déjà surpassé, ne sera pas sensé avoir d’états d’âme. Quoi encore ? Un Viennois de passage prétendait que nous devions désormais nous prosterner devant « l’Inconscient ». Il s’est vaguement mis à parler aussi de « Manque-à-Être », mais c’était assez. Il fallait trancher. L’Être Suprême l’a emporté, les préparatifs de son intronisation devraient se montrer bientôt. Les partisans de la déesse Raison murmurent bien un peu. Aimable foutaise. Et pourquoi ne pas appeler notre divinité « le Poumon », comme aurait dit Molière ? Enfin, non, l’Être, vous dis-je, ce sera l’Être. La matière, la nature, la république une et indivisible, la république universelle future et l’ensemble des corps, doivent chanter son hymne. Toute l’astuce est de savoir qui tirera les ficelles du polichinelle. La Finance, bien sûr, come sempre. Tel sera, sous la baguette de l’Incorruptible, le mariage du vice et de la vertu. Déjà, l’un de mes fils, s’appuyant sur ma légère notoriété littéraire, envisage, lorsque les affaires reprendront, de commercialiser mon nom sous forme... d’une marque de champagne. Il trouve que cela va bien à mon style, à son côté pétillant, effervescent, rafraîchissant, ainsi qu’à notre nom dont le bon latiniste que vous êtes sait qu’il signifie agréable, délicieux, délicat, sapide. Les jeunes générations ne doutent de rien : à défaut de me raccourcir lui-même, ce charmant Oedipe veut faire tomber notre blason dans le domaine public. A lui donc, demain ou après-demain, les nuits et les fêtes. « Buvez du Sade ! », « Une coupe de Sade ! », « A la santé de l’Être Suprême ! » La Montreuil, sous ses grands airs, est très tentée, et ma femme aussi. Les femmes pensent surtout à l’action, voilà une vérité qui n’est pas près de finir. A quand ce merveilleux banquet ? Au Globe ? En été ? Pour Thermidor ? [...]
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Que notre projet soit clair, en tout cas : nous ne souhaitons pas autre chose que l’accélération de ce sympathique courant clandestin. Oui, nous ne demandons qu’à renforcer, en quelque sorte, ce chuchotement en faveur de Sade.

« Sans doute, beaucoup de tous les écarts que tu vas voir peints te déplairont, on le sait, mais il s’en trouvera quelques-uns qui t’échaufferont au point de te coûter du foutre, et voilà tout ce qu’il nous faut. Si nous n’avions pas tout dit, tout analysé, comment voudrais-tu que nous eussions pu deviner ce qui te convient ? C’est à toi à le prendre et à laisser le reste ; un autre en fera autant ; et petit à petit tout aura trouvé sa place. C’est ici l’histoire d’un magnifique repas où six cents plats divers s’offrent à ton appétit. Les manges-tu tous ? Non, sans doute, mais ce nombre prodigieux étend les bornes de ton choix, et, ravi de cette augmentation de facultés, tu ne t’avises pas de gronder l’amphitryon qui te régale. Fais de même ici : choisis et laisse le reste, sans décla­mer contre ce reste, uniquement parce qu’il n’a pas le talent de te plaire. Songe qu’il plaira à d’autres, et sois philosophe. »


Justine ou Les Malheurs de la vertu.
Catalogue de la vente de Gérard Nordmann (Paris, avril et décembre 2006), lot 368 (Le bibliomane).
Zoom : cliquez l’image.

Quand Sade, en 1791, dédie Justine ou Les Malheurs de la vertu à sa « bonne amie », l’actrice Marie­ Constance Quesnet, sa compagne, on peut dire qu’il a le nez creux. « Sensible », comme il l’appelle gra­cieusement, lui sauve en effet la vie trois ans plus tard, pendant la grande Terreur. « Je dois, lui dit Sade, après t’avoir plu, ou plaire universellement, ou me consoler de toutes les censures. » Faisons attention à cette formule : écrire des horreurs sexuelles et cri­minelles qui plaisent à une femme, et le tour serait joué ? Franchir la censure d’une seule, et toutes les censures s’en trouveraient, un jour ou l’autre, abo­lies ? « Oui, Constance, c’est à toi que j’adresse cet ouvrage ; à la fois l’exemple et l’honneur de ton sexe, réunissant à l’âme la plus sensible l’esprit le plus juste et le mieux éclairé... » Il est permis de sourire devant cette quintessence d’humour sincère, mais il faut insister. Ainsi cet autre radical, ennemi de l’espèce humaine, aurait trouvé une complicité au sein même de son adversaire ? Ce complice serait féminin ? En d’autres termes Sade, ce virus mortel, pourrait être propagé, y compris à leur insu, par les femmes ? Il l’aurait été de tout temps ? Impossible d’y croire, aucune femme au monde ne peut aimer Sade, aucune mère n’a jamais fait lire La Philosophie dans le boudoir à sa fille, et pourtant... Constance avait lu Justine ? Le livre l’avait amusée ? Mais oui. Et il en sera de même en 1799 pour ces deux volumes singulièrement aggravés que sont La Nouvelle Justine et Juliette. Sade, à ce moment-là, a soixante ans, il va être de nouveau arrêté (en 1801), mais Sensible restera fidèle à son écrivain préféré jusqu’à sa mort à Charenton, tou­jours sans jugement, en 1814.

Cet homme exagérait dans ses livres ? Personne n’est plus passible que lui de crime contre l’huma­nité ? Oui, et alors ? Quelle importance ? Pourquoi voulez-vous faire croire, depuis si longtemps, que vous êtes moins coupables que lui ? Vous l’êtes un million de fois plus, en actes, tout en disant le contraire. On croit que Sade plaisante lorsqu’il déclare que ceux qui s’offusqueront de ses écrits seront les libertins, semblables aux hypocrites et aux dévots, autrefois, à l’égard de Tartuffe. Mais il suffisait simplement d’at­tendre que les libertins versent en masse du côté du Pouvoir et de la Loi : dès ce moment, le paradoxe s’éclaire. On peut d’ailleurs compter sur une femme pour ne pas s’en étonner outre mesure. Du coup, pourquoi voulez-vous qu’elle se formalise, elle, de ce que son pauvre et charmant camarade écrit jour et nuit ? C’est sa passion, ses écritures, que voulez-vous, ça le détend, ça le console, ça l’enflamme. Oui, bon, il a un peu grossi, mais il est si beau, si convaincant lorsqu’il a bu, lorsqu’il parle. Et avec ça des atten­tions, des délicatesses, jamais un mot de trop, une tenue irréprochable, beaucoup de dignité, un homme de l’ancien temps ou d’un très lointain futur, qui sait ? Comment voulez-vous être hostile à quelqu’un qui vient de vous lire cette phrase de lui : « L’imagination est l’unique berceau des voluptés, elle seule les crée, les dirige ; il n’y a plus qu’un physique grossier, imbé­cile, dans tout ce qu’elle n’inspire ou n’embellit pas » ?

La métaphysique ambiante, dans sa fastidieuse ver­sion masculine, pousse les hauts cris ? Tant pis.

Barthes a bien décrit ce qu’aura été, le temps que son cœur batte, l’existence intenable de Sade : « Le couple qu’il forme avec ses persécuteurs est esthé­tique : c’est le spectacle malicieux d’un animal vif, élégant, à la fois obstiné et inventif, mobile et tenace, qui s’évade sans cesse et sans cesse revient au même point de son espace, cependant que de grands man­nequins raides, peureux, pompeux, essayent tout simplement de le contenir. »


Personne, même en prison, n’a réussi à contenir Sade. Sensible, en revanche, a tout le temps devant elle, comme les deux formidables sœurs sorties de l’imagination du Marquis. Elles changeront de noms avec le temps, mais c’est bien d’elles qu’il sera tou­jours question pour le plus grand dam de ce qu’on devrait appeler le monosexisme. La féminité ne sera jamais ce qu’on dit ni ce qu’on croit, elle sera toujours meilleure ou pire, tantôt ceci et tantôt cela, mais en tout cas jamais ça. C’est une tragédie, une comédie, un carnaval, une bouffonnerie, un drame. Dieu peut­ il régler cette question ? On l’a beaucoup dit, on le hurle parfois encore, mais enfin la chose ne fonc­tionne plus, et on a presque envie de répéter à son sujet ce qu’une maquerelle, avec un humour acca­blant, dit, dans ses débuts, à Juliette : « Les cons ne valent plus rien, ma fille, on en est las, personne n’en veut. » La Révolution ? Elles peuvent s’y prêter, mais elles s’en lassent vite, on l’a vu. Le retour à la maison, confort, sécurité, conjugalité, stabilité, enfants entre deux et quatre ans ? Oui, c’est ainsi que cela se passe dans les époques de restauration, et puis, de nouveau des craquements sourds se font entendre. Le travail, l’autonomie, la liberté, l’égalité, la sororité, la parité ? Peut-être, et de toute façon il faut le laisser croire, on verra. En réalité, Justine et Juliette restent définitivement divisées. À l’une de se plaindre sans cesse, de vivre dans une oppression permanente, un étouf­fement déformé et masqué ; à celle-là de s’allonger sur le divan névrotique d’où elle pourra manipuler les mâles crédules piétinant dans l’illusion de leurs obsessions ; à l’autre, sa terrible sœur, à Juliette sur son ottomane, de nous dévoiler une surenchère qu’a­vant elle nous n’aurions jamais eu l’audace d’imaginer (et là est précisément le génie romanesque de Sade). L’une est déprimée, pleure, gémit ; l’autre s’excite et se branle. Est-ce que ce pourrait être la même jeune femme à deux moments différents de la journée ? Pas impossible, mais l’essentiel sera la couleur fondamen­tale, négative ou positive, le vrai ton secret. Sade tranche : un chemin de croix d’un côté, une aventure triomphale de l’autre. Faut-il être surpris qu’il soit si peu question de Juliette de la part des commenta­teurs ?
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Sade Contre l’Être Suprême

En 1989 une lettre inédite du Marquis de Sade était publiée par les éditions Quai Voltaire.
Dans un avertissement, l’éditeur précisait : « Cette lettre inédite et extrêmement curieuse du Divin Marquis avait été confiée par Apollinaire à Maurice Heine, puis, par ce dernier, à Gilbert Lely [6]. Celui-ci nous l’a transmise peu avant sa disparition, avec l’instruction de ne la publier qu’en 1989, pour le bicentenaire de la Révolution française. Sa volonté, aujourd’hui respectée, fait de lui, naturellement, le dédicataire de cette mise à jour.
Nous avons simplifié au maximum l’appareil critique, d’autant plus qu’un certain nombre d’archives (notamment celles du Vatican) nous sont encore en partie inaccessibles. Le destinataire ne peut être que le cardinal de Bernis, exilé à Rome, et mort en 1794. La date de la lettre est, d’après nous, le 7 décembre 1793 au soir. En effet, le marquis fait allusion au supplice de Mme du Barry qui eut lieu le jour même. Or on sait qu’il fut arrêté le lendemain 8 décembre (18 frimaire an II à dix heures du matin). Cette arrestation est d’ailleurs indirectement liée à Mme du Barry, puisqu’elle a porté sur la "correspondance Brissac". Sade, en 1791, avait demandé une place pour lui et les siens dans la garde constitutionnelle du roi dont le commandant général était le duc de Cossé-Brissac, amant de la comtesse du Barry (cf. Cl. Saint-André, Madame du Barry, Paris, 1909). Le duc avait été massacré, lors d’un transfert de prisonniers, par la populace de Versailles. On sait qu’armé seulement d’un couteau et d’un bâton, il se défendit en héros. Quant au marquis, il commence donc la série des internements successifs sous la Terreur : Madelonettes, Carmes, Saint-Lazare, Picpus (où il il se retrouve en compagnie de laclos). Il n’aurait dû sortir de Picpus que pour être exécuté : accusation signée Fouquier-Tinville devant le tribunal criminel extraordinaire et révolutionnaire en date du 26 juillet 1794 (8 thermidor an II). Le fait qu’il ait échappé à l’appel de son nom le conduisant à la mort est resté mystérieux. Dans la liste des condamnés, il porte le numéro 11. Il est accusé notamment d’ "intelligences et correspondances avec les ennemis de la République" et de "s’être montré le partisan du fédéralisme et le prôneur du traître Roland" (autrement dit d’avoir appartenu au parti girondin). Le marquis, ce soir-là, dernier de sa liberté relative, se sait-il menacé ? On peut le penser. D’où l’importance particulière de ce document, dont l’actualité frappera sans doute plus d’un lecteur. »


La lettre du marquis est longue, en voici de larges extraits. Vous noterez que l’auteur cite Rousseau, Voltaire, Kant, Hegel, et même de façon prémonitoire (« ruse de l’Histoire », ruse de la Raison ?), Baudelaire, Heidegger, Freud et Lacan !

Un grand malheur nous menace, mon cher Cardinal, j’en suis encore étourdi. Il paraît que le tyran et ses hommes de l’ombre s’apprêtent à rétablir la chimère déifique. Ne voilà-t-il pas une bouffonnerie incroyable […] Me croirez-vous si je vous dis que l’évangile secret de la nouvelle religion que j’espère encore impossible (mais nous y allons à grands pas) peut se résumer ainsi : « Tu haïras ton prochain comme toi-même » ? […] Nous pensions avoir déraciné l’hypocrisie, eh bien, on nous prépare, figurez-vous, un autre spectacle. Après les flots de sang, vous savez quoi ? Je vous le donne en cent, en mille, en cent mille : l’Être Suprême ! Ne riez pas, c’est le nom regonflé de la Chimère, on nous a changé la marionnette d’habits […]

[…] Or voici venir l’époque du sang abstrait, rigidifié et frigide. La fable chrétienne était absurde, soit, mais elle permettait des élans voluptueux. Que voit-on se former maintenant ? Des corps pincés, désaffectés, désinfectés, hygiéniques, régulièrement tronçonnés sans le moindre signe de lubricité apparente. Prenez ces pauvres Girondins. Vous avez appris qu’ils sont mort en chantant ? Étrange tableau que celui de la guillotine fauchant l’une après l’autre ces voix joyeuses. Ceux-là, au moins, auront fini comme ils ont vécu, avec la même insolence, ainsi de la pantomime de Sillery venant saluer la foule et les tricoteuses aux quatre coins de l’échafaud […]. J’ai vu Fragonard hier soir, oui, le grand et fameux Fragonard. Il ne dit rien, il ne peint plus, il se terre. Il m’a confié l’un de ses dessins, je l’ai, en ce moment même, sous mon lit. D’ici que les fonctionnaires de l’Être Suprême le découvrent ! Mon compte serait bon, et je tiens à garder ma tête corrompue sur mes épaules courbées. L’œil d’Allah nous surveille jour et nuit, n’allons pas éveiller sa fureur. Serais-je obligé demain d’aller me cacher dans les caves du Vatican, au milieu des collections obscènes des papes ? Ce serait un comble, avouez.

Vous vous rappelez sans doute cet écrit de Voltaire signé Joussouf-Chéribibi dont nous avions ri ensemble il y a longtemps. Il s’agit des dangers de la lecture. J’en avais noté quelques phrases, elles ne sont que trop vraies : « Pour l’édification des fidèles et pour le bien de leurs âmes, nous leur défendons de jamais lire aucun livre, sous peine de damnation éternelle. Et, de peur que la tentation diabolique ne leur prenne de s’instruire, nous défendons d’enseigner de lire à leurs enfants. Et, pour prévenir toute contravention à notre ordonnance, nous leur défendons expressément de penser, sous les mêmes peines ; enjoignons à tous les vrais croyants de dénoncer à notre officialité quiconque aurait prononcé quatre phrases liées ensemble, desquelles on pourrait inférer un sens clair et net. Ordonnons que dans toutes les conversations on ait à se servir de termes qui ne signifient rien, selon l’ancien usage de la Sublime Porte » [9]. On pourrait d’ailleurs, mon cher Cardinal, imaginer un temps où, via l’Être Suprême, et contrairement à l’optimisme commercial du gentil Arouet, il sera à la fois prescrit de s’enrichir et de ne plus lire. Paradoxe ? C’est mal connaître les hommes que de penser qu’ils tendent au but qu’ils avouent. Ils disent blanc et ils pensent noir. Oui, et c’est non. Pureté, et voilà le vice. Vertu, et la corruption s’agrandit.

Comme d’habitude, le fond de la scène est occupé par les femmes. Ce sont elles, ai-je besoin de vous expliquer pourquoi, qui fournissent les gros bataillons du retour à Dieu [...]. Elles rêvent, ces vestales de l’obscurantisme, ces maquerelles manquées de Gomorrhe, de transformer la France en couvent de la nouvelle imposture. Le costume change, l’âme de boue reste identique. On couvrira le manque d’appas de ces rebuts de bordel d’un uniforme noir emprunté aux veuves mystiques de l’islam. Comme vous voyez, tout va vite à mesure que les têtes tombent dans les paniers. Il n’est une de ces arrogantes idiotes qui n’ait envisagé, certains jours, de circoncire violemment le mâle qui les attirait ? Pourquoi, ont-elles dû se dire, s’en tenir à l’organe qui est l’unique objet de nos ressentiments ? Pourquoi ne pas couper plus à fond ? Sans se salir les mains, sans y toucher ? En hommage à l’Être Suprême en méchanceté où se masque plus ou moins bien la figure de leur mère ? La M… m’en a assez appris sur sa fille possédée du démon. L’Être Suprême ! Voilà qui convient mieux que le Père, le Fils et le Saint-Esprit ! C’est plus Elle ! Il suffisait de choisir le sacristain mâle qui pouvait servir politiquement leur dessein : c’est fait.
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Le passé m’encourage, le présent m’électrise, je crains peu l’avenir ; j’espère donc que le reste de ma vie surpassera encore les égarements de ma jeunesse. La nature n’a créé les hommes que pour qu’ils s’amusent de tout sur la terre, c’est sa plus chère loi, ce sera toujours celle de mon cœur.

Juliette, à la fin
d’Histoire de Juliette
ou Les Prospérités du vice.

Le passé radieux a fait des promesses brillantes à l’avenir : il les tiendra.

Lautréamont

Le raz de marée de liberté du dix-huitième siècle a engendré Sade ; le dix-neuvième a travaillé à l’ignorer ou à le censurer ; le vingtième s’est chargé de le démontrer, de façon hurlante, par la négative ; le vingt et unième devra le considérer dans son évidence. Un, deux, trois, quatre : cela, ou rien. Ou plutôt : cela, ou la résignation au mensonge de l’insignifiance.

Sade et la vérité, une autre vérité, tel est l’enjeu, et il est historique, ce qu’on peut trouver étrange s’agissant, en somme, de romans. Mais si, comme je le crois, Sade se révèle peu à peu comme un des plus grands romanciers de tous les temps, quel intérêt avons-nous à ne pas vouloir le savoir ?

J’ouvre le dictionnaire, je lis : « SADE : son œuvre, qui est à la fois la théorie et l’illustration du sadisme, forme le double pathologique des philosophies naturalistes et libérales du siècle des Lumières. » Le sadisme, on s’en souvient, est cette perversion, hélas trop répandue, consistant à tirer du plaisir de la souffrance de l’autre, autrement dit (le dictionnaire a lu Freud) « à se débarrasser de la pulsion de mort sur un objet extérieur ». Précision organique : chez l’être humain promis, en grandissant, à d’autres exploits, la phase sadique-anale se produit entre deux et quatre ans. Le sadisme, d’ailleurs, peut paradoxalement se retourner contre soi-même : on l’appellera alors masochisme, et nous obtenons bientôt le couple célèbre, dit sado-masochiste, dans lequel le marquis de Sade se retrouve marié malgré lui avec un médiocre écrivain du dix-neuvième siècle qu’il aurait, s’il avait pu le lire, profondément méprisé.

La boucle est ainsi bouclée : les livres de Sade sont l’illustration d’une maladie infantile et ne peuvent prétendre ni à la dimension des Lumières ni à celle de la vraie Littérature. Cette pathologie de la vision naturaliste et libérale s’explique en termes d’évolution pulsionnelle. C’est un fait d’expérience : les enfants entre deux et quatre ans sont particulièrement réfractaires aux Droits de l’Homme, et écrivent en cachette, avant de savoir lire, du Sade à tour de bras. Telle est leur période d’invention qu’on aura soin de leur faire oublier par la suite. Quant à l’auteur et au romancier Sade, après l’avoir assimilé au Diable lui-même, il n’y a plus qu’à le décréter illisible, répétitif, monotone, ennuyeux, dégoûtant, absurde. On peut, dès lors, avec combien de précautions et d’hésitations, le publier sans danger. L’adulte pédophile mondial a maintenant ses convictions solides : la famille universelle, la science, le progrès, le sport, la sécurité, les charniers vite recouverts, la routine de la corruption, la justice sans fin différée, le néant souriant, la publicité humaniste, la reproduction contrôlée par ordinateur, les épidémies ravageantes, le terrorisme, le syncrétisme religieux, l’exploration génétique. Le roman de l’époque sera donc policier : blanc et noir, intégration édifiante du noir, pornographie et violence éducatives, cinéma se filmant tout seul, justification mécanisée des souffrances : la solution est trouvée.


Sade peut même devenir (pas trop souvent, entendons-nous) un sujet de thèse universitaire. Il faut alors montrer qu’on a surtout lu les analyses dont il a été l’objet, Blanchot, Bataille, Klossowski, Lacan, Barthes, Foucault, et la suite [4]. On a beaucoup écrit sur Sade, brillamment, savamment, utilement. On peut suivre ainsi les métamorphoses d’une substance décidément très mobile. Sade est un théologien négatif, un philosophe scélérat, un martyr du scandale absolu, un masochiste masqué, un chrétien à peine déguisé, un fervent révolutionnaire, un Kant à l’envers (un peu brouillon et manquant d’humour), un flux ténébreux se jetant dans la pureté définitive du silence puisque l’écriture, comme chacun sait, ne peut viser que sa propre disparition, un sondeur d’abîme, un structuraliste sauvage, un surréaliste de choc. Et pourquoi pas, finalement, un spécialiste du non-sens ? C’est en tout cas ce que m’annonce récemment une très sérieuse revue universitaire américaine où je lis que « cette perte du sens, cet asservissement du réfèrent au signe, procède également, et surtout, de l’usage de la description détaillée avec tant de minutie que l’excès de précision en vient très vite à étouffer la libre circulation de l’intelligence ». Attention, l’auteur de l’article s’apprête à faire une citation de Sade, inutile de dire qu’on l’attend comme une bouffée d’air frais, mais il tient à nous prévenir qu’il est « difficile de s’y retrouver dans les arcanes de ces détails dont l’accumulation supprime tout recul indispensable à une lecture active ».

Voici :

« On lui donne du relâche pour la mieux faire souffrir, puis on reprend l’opération, et, cette fois, on lui égratigne les nerfs avec un canif, à mesure qu’on les allonge. Cela fait, on lui fait un trou au gosier, par lequel on ramène et fait passer sa langue ; on lui brûle à petit feu le téton qui lui reste, puis on lui enfonce dans le con une main armée d’un scalpel, avec lequel on brise la cloison qui sépare l’anus du vagin ; on quitte le scalpel, on renfonce la main, on va chercher dans ses entrailles et la force à chier par le con ; ensuite, par la même ouverture, on va lui fendre le sac de l’estomac. Puis l’on revient au visage : lui coupe les oreilles, on lui brûle l’intérieur du nez, on lui éteint les yeux en laissant distiller de la cire d’Espagne brûlante dedans, on lui cerne le crâne, on la pend par les cheveux en lui attachant des pierres aux pieds, pour qu’elle tombe et que le crâne s’arrache. »
Ici, le doute surgit, et l’on se dit que l’excellent universitaire en question est en réalité un humoriste froid qui a voulu porter ces lignes à la connaissance hallucinée, furieuse et troublée du lobby féministe de son campus. D’autant qu’il insiste :

« Il coupe les quatre membres d’un jeune garçon, encule le tronc, le nourrit bien, et le laisse vivre ainsi ; or, comme les membres ne sont pas coupés trop près du tronc, il vit longtemps. Il l’encule plus d’un an ainsi [...]. Il aimait à foutre des bouches et des culs fort jeunes : il perfectionne en arrachant le cœur d’une fille toute vivante ; il y fait un trou, fout ce trou tout chaud, remet le cœur à sa place avec son foutre dedans ; on recoud la plaie [...]. »
Allons, c’est clair : il s’agit, entre les lignes, d’une idylle érotique torride entre un petit malin et sa remarquable collègue dont je lis, un peu plus loin, dans la même revue, la contribution subtile, pointue, grammatologique, sur Dante. Nous assistons ainsi, aux États-Unis, sous prétexte d’analyse scientifique ou philosophique, à un nouveau mode indirect de communication, politiquement irréprochable, à un trafic de fantasmes inavouables sous le manteau de la « perte du sens ».
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N’est-il pas piquant, mon cher ami, de voir réimposé le dogme absurde de l’immortalité de l’âme par l’augmentation tétanique de la mortalité des corps ? N’y a-t-il pas là une sorte de vengeance terrible de ce qui n’existe pas sur ce qui existe ? L’âme immortelle et illusoire se repaissant de corps ! Quelle monstrueuse vanité psychique ! Quel narcissisme ignare adorant du vent ! l’Éternel porté par des cadavres au panier, troncs d’un côté, têtes de l’autre ! Oui, oui : d’un côté l’homme et de l’autre le citoyen ! Et fosses communes à la chaux pour tous, égalité et fraternité du magma qui n’a plus de nom dans aucune langue ! Un comédien me disait l’autre soir : « Nous reprendrions demain le Mahomet de Voltaire, tout le monde penserait à la situation actuelle. La pièce serait interdite, nous y passerions. » [...] Le fanatisme les réunit dans la trinité éternelle de la bêtise, de l’ignorance et du préjugé. Qu’en dit votre Casanova ? L’avez-vous revu ? N’écrit-il pas ses Mémoires ? Les vôtres avancent-ils ? Écrivez, écrivez, il faut que le témoignage de la raison se fasse entendre auprès des siècles futurs. « Quels siècles futurs ? Il n’y a pas de futur » murmurent-ils. « Nous ne serons pas jugés ! ». Mais si, vous le serez, canailles, dûssiez-vous étendre la barbarie à tel point que plus personne, un jour, ne sache lire et écrire ! Il en restera quelques uns. Ils traverseront, par la seule force de la musique, la sombre nuit de la mort… Au fait : avez-vous des nouvelles de ce Mozart que nous avions rencontré chez Grimm ? Est-il vrai qu’il a composé Don Juan ? Est-ce beau ? Encore un opéra qui, maintenant, ne susciterait que sarcasmes. On dirait qu’il s’agit des peintures des infamies et des orgies d’une aristocratie dégénérée. Et, qui plus est, athée, le seul et définitif grand crime !

En somme, l’Être Suprême veut sélectionner ses corps et les prendre, pour ainsi dire, à la base. C’est une expérience de tri. Peut-être en viendra-t-il un jour à les fabriquer de toutes pièces, à les produire sans mémoire, sans passé, incultes, obéissant immédiatement à sa voix de fer. Quant à moi, je discerne en toute clarté mon destin : après m’avoir déshonoré, ruiné, transformé en bouffon irresponsable, on essayera de me faire passer pour fou. J’irai de la prison à l’asile, à moins d’être saigné avant [...]. L’usage incessant et démocratique du mot foutre, par exemple, présage bien l’interdiction de la chose par l’abus du mot. On dira sans cesse des obscénités pour en rendre la réalisation impossible. Vous savez que j’ai la gauloiserie en horreur. C’est une maladie médiévale des Welches, aurait dit Voltaire, et je pense à sa prophétie : « Il y a des temps où l’on peut impunément faire les choses les plus hardies ; il y en a d’autres où ce qu’il y a de plus simple et de plus innocent devient dangereux et criminel ». Nous en sommes arrivés à cette seconde partie de la pièce. Des légions de petits commissaires viendront bientôt suspecter partout ce qu’il y a de plus simple, de plus innocent. Une nation où les femmes viennent tricoter tranquillement et parler de leurs affaires sentimentales au pied de l’échafaud pendant que les têtes tombent — comme des paysannes continuant de laver le linge pendant que l’on tue le cochon —, cette nation ne peut aller beaucoup plus loin dans l’adoration de la servitude. La débilitation, partout et toujours, prépare le dogme : la sauvagerie sans émoi en sera le ciment nouveau. Voilà ce que le déisme, même ironique, de l’adroit philosophe de Ferney, ne pouvait prévoir.


Un Jacobin particulièrement obtus s’est exclamé l’autre jour : « La tolérance, il y a des maisons pour ça ! ». J’ai eu l’impudence de répondre : « Et, précisément, citoyen, c’est pourquoi nous l’aimons ! ». Il m’a répondu : « Vous êtes pour le bordel philosophique ? ». « Pourquoi pas ai-je répondu, et d’ailleurs cinq solides filles sont arrivées hier d’Avignon ; c’est dans le Marais, je vous emmène ? » [...]

Une autre chose curieuse, c’est la vogue actuelle des horoscopes et des prédictions. Le moindre charlatan se fait une réputation en quelques semaines […].

La philosophie elle-même, on devait s’y attendre, est devenue suspecte. On commence à la déclarer superflue, trop liée à l’Ancien Régime, luxe de la noblesse, passe-temps d’oisifs. Tout doit devenir fête, rassemblement, hymne collectif, distraction d’ensemble. On chantera, on défilera, on criera. L’enthousiasme est une obligation quotidienne [...] On a l’impression de vivre sur un gigantesque écran de mensonges. En outre, des centaines de citoyennes font désormais, le soir, leurs prières devant un portrait de Robespierre mis à la place du crucifix. Il paraît que Danton lui-même, averti qu’il était désormais en danger, a répondu : « Ils n’oseront pas, je suis l’Arche sainte ». Ce que Sanson a commenté sèchement d’un : « Je crois qu’il se trompe. Il n’y a maintenant qu’une Arche sainte : la guillotine ». Fresques pieuses ! Prières ! Arche sainte ! Jusqu’où descendrons-nous ? Combien de temps durera encore cette Saint-Barthélemy juridique ?

Certes, mon cher Cardinal, les horreurs et les crimes se sont accomplis de tout temps, et vous savez que j’en ai nourri mes romans pour en dévoiler, le premier dans l’histoire, la nervure spéciale. Sans moi, je ne crains pas de le dire, les hommes continueraient à s’agiter dans leur bourbier de passions et d’en jouir sans s’en rendre compte. Le compte, le chiffrage, tout est là. L’Être Suprême n’intervient que lorsqu’on est fatigué de compter, on passa l’addition sans vérifier, joli calcul, fausse algèbre […]. Jamais on n’a été aussi dédaigneux de vivre et l’insouciance, parfois, est portée à tel point qu’on assiste à des scènes inouïes. Ainsi Joseph Chopin, hussard, vingt-trois ans, a continué à fumer sur la bascule, la tête et la pipe sont tombées ensemble dans le panier. Les prisonniers ne demandent plus qu’à en finir, Sanson en convient : « J’ai pu m’habituer à l’horreur que nous excitons, mais s’accoutumer à mener à la guillotine des gens tout prêts à vous dire "Merci", c’est autrement difficile ». Et encore : « En vérité, à les voir tous, juges, jurés, prévenus, on les croirait malades d’une maladie qu’il faudrait appeler le délire de la mort ». Tout cela, bien entendu, s’accompagne d’une atroce vulgarité qui n’est que la signature de la cruauté et du fanatisme avec, cependant, quelque chose en plus, jamais vu. Villaré, juré au tribunal révolutionnaire, était pressé d’aller au restaurant ; la séance d’accusation traîne ; il se lève et crie : « Les accusés sont doublement convaincus, car c’est l’heure de mon dîner et ils conspirent contre mon ventre » […].
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Dialogue autour de l'oeuvre de Philippe Sollers (1936-2023). Pour lire des extraits et se procurer l'essai SOLLERS EN SPIRALE : https://laggg2020.wordpress.com/sollers-en-spirale/ 00:04:45 Début
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