Traduction : Jean Grosjean
Préface :
Jean-Louis Backès
Dossier sur la version cinématographique de
Pasolini : Romain Berry
Notes :
Raphaël Dreyfus
ISBN : 9782070466214
L'"Odipe Roi" de
Sophocle est, à ce jour, la plus ancienne version qu'on ait retrouvée de l'antique tragédie grecque, inspirée elle-même par le mythe que nous connaissons tous et qui permit à
Freud de créer sa théorie du "Complexe d'Oedipe."
Freud a omis d'indiquer (ou voulu l'omettre) qu'Oedipe non seulement ignorait qu'il tuait son père mais aussi que c'était sa mère qu'il épousait. On comprend donc que certains puissent reprocher au père de la
Psychanalyse cette formulation dans le fond inexacte puisque Odipe n'épouse pas Jocaste parce qu'il nourrit envers elle depuis l'enfance des sentiments incestueux pas plus qu'il ne tue Laïos en ayant pleinement conscience qu'il se trouve en présence de son géniteur.
Chez l'auteur grec, l'histoire est, pour utiliser une expression hautement moderne mais bien peu littéraire, "brute de décoffrage." Elle est aussi traitée, pourrait-on se risquer à dire ;o), sur le mode de l'intrigue policière. Car ce texte, relativement court - il n'y a ni actes ni scènes, au sens où nous entendons aujourd'hui ces mots dans le monde du
théâtre - qui débute lentement avant d'adopter, avec ce que nous nommerons "la troisième partie", un crescendo aussi saisissant que déchirant, se présente un peu comme une suite de questions dont la dernière posée en entraîne obligatoirement une autre. Un peu normal d'ailleurs : Oedipe n'est-il pas devenu roi grâce à son don pour résoudre les énigmes ?
D'abord, il y a la peste qui a envahi la ville : pourquoi cette horreur ? Pourquoi ce fléau, cette épreuve atroce infligée aux Thébains alors qu'ils sont certains de n'avoir offensé aucun dieu ? Créon, beau-frère du roi, qu'on a envoyé en délégation à Delphes pour interroger la fameuse Pythie, prêtresse d'Apollon, leur rapporte une réponse à la fois nette (sur sa forme) et sybilline (sur son fond) : il faut extirper la "souillure" du sol thébain, il faut dénoncer et mettre à mort l'assassin du précédent monarque, Laïos.
C'est alors que, après un échange un peu rude entre les beaux-frères, le spectateur s'aperçoit que plusieurs versions de l'événement, toutes évidemment invérifiables d'autant que, depuis lors, bien de l'eau à coulé sous les ponts, existent et ont toujours existé. Pour certains, ce sont des brigands qui ont attaqué le monarque par surprise et l'ont lâchement assassiné. Pour Tirésias, devin célèbre qui vit à Thèbes (connu aussi pour des caractéristiques sexuelles qui auraient fait de lui un hermaphrodite), un seul homme au contraire est responsable mais il se refuse à révéler son identité. Oedipe l'Impulsif a beau exprimer ici toute sa fureur : Tirésias ne veut pas entrer dans ce jeu (car il sait bien que c'est une forme de jeu) auquel les Dieux se sont un peu trop mêlés.
Finalement, on découvre qu'il y a eu un témoin, un berger désormais bien vieux, qui s'est retiré dans les montagnes et qu'Oedipe ordonne d'aller chercher illico. Et le berger raconte une histoire bien singulière : Laïos lui aurait confié un nouveau-né - son propre fils - pour qu'il allât l'exposer dans la montagne afin que les bêtes sauvages le tuassent. C'est qu'une autre prédiction avait annoncé à Laïos que ce fils, pourtant si attendu par lui et Jocaste, tuerait son père et épouserait sa mère, dont il aurait même des enfants. Mais, un peu comme le chasseur de "Blanche-Neige", le pauvre berger n'a pas le courage d'obéir à son maître. Certes, il a pris l'enfant mais l'a confié à un inconnu rencontré là haut, dans les alpages, et qui, lui, se trouvait - coïncidence étrange où l'on peut voir la main d'Apollon - bien heureux de dénicher un nouveau-né. le tour de passe-passe s'accomplit donc sans que Laïos soit mis au courant et sans que son malheureux berger sache qu'il vient de faire le jeu du Destin.
La suite est si célèbre qu'il serait inutile d'en parler.
Durant toute la pièce de
Sophocle, une question demeure néanmoins sans réponse : pourquoi cette malédiction d'Apollon ? En effet, les dieux grecs, si proches des humains, tuent par passion, par amour, par jalousie, pour aider leur "champion" (comme dans la Guerre de Troie) mais, peut-être à l'exception d'Arès, dieu de la Guerre, qui ne vit que pour le sang et les performances sexuelles - peut-être - ils ne tuent jamais pas plaisir pur : toujours, ils ont une bonne raison pour agir. Il en résulte parfois ce que M. Bush W. appellerait des "dommages collatéraux" mais les occupants de l'Olympe ne les recherchent pas et même les déplorent. Par conséquent, pourquoi Apollon en veut-il tellement à Oedipe ou, plutôt, si on récapitule les faits, à un nourrisson avec qui il n'avait en principe aucun rapport ?
J'écris "en principe" parce que le dieu du Soleil a bien une raison - en tous cas, la raison, il la connaît. J'ai filé me renseigner auprès de Lydia à qui je laisse le soin de vous éclairer. Si elle n'en trouve pas le temps, eh ! bien, je fouillerai dans l'un de mes nombreux dictionnaires ou dans "
Les Mythes Grecs" de
Robert Graves - que je n'ai toujours pas lu, honte à moi ! - et je vous donnerai la solution.
Pour en revenir à la pièce de
Sophocle, eh ! bien, sachez que la troisième partie est d'une beauté sauvage et émouvante (étonnamment moderne aussi). Si sauvage, si émouvante qu'il est impossible que, au-delà tous les siècles qui nous séparent, l'auteur grec ne parvienne pas à vous émouvoir. On peut ne pas apprécier le personnage d'Oedipe - qui la "ramène" un peu, il faut bien en convenir - mais on ne peut que se révolter contre le Destin qui lui est imposé. Oedipe est un coupable innocent, qu'une rancune proche d'une vendetta pure et simple a décidé de créer tel quel. Oedipe paie pour les autres. La grandeur du personnage, grandeur qu'il transmettra à sa fille,
Antigone, éclate, magnifique, éblouissante, dans les scènes finales, quand cet homme un peu suffisant, à qui tout a réussi, découvre que tous ses succès ne lui ont été accordés que dans un seul but : se crever les yeux et prendre la route de l'exil afin d'expier ce dont, en fait, il n'est en rien responsable. Dès le berceau, Oedipe n'était qu' un pion qu'on a pris soin de pourvoir de dés éclatants, fascinants, mais qui étaient pipés.
Comment croire que le Destin puisse vous donner un jeu faussé dès le départ et vous entretenir dans l'idée qu'il sort de l'ordinaire et qu'on ne l'a faussé que pour votre plus grande gloire ? Et pourtant, c'est bien ce qu'il arrive à notre héros. Tandis que le Destin, parrain infernal, caresse doucement Oedipe dans le sens de son orgueil - son talon d'Achille - ce même Destin cisèle les agrafes d'or dont il lui fera un jour cadeau parce que ce qu'Oedipe a fait et vu, sans avoir aucune conscience des tabous qu'il enfreignait, il ne devait ni le faire, ni le voir.
Petit détail en prime : l'ambiguïté de Jocaste qui, elle, peut-être en tant que mère, donne l'impression non pas de savoir mais de pressentir la vérité. Par tous les moyens, elle essaie de retenir son fils-époux sur la voie de la Vérité et l'on peut regretter que les déchirements intimes qui sont les siens ne soient pas mis un peu plus en valeur. Il est vrai que la société grecque ne donnait pas précisément le beau rôle à la Femme ... Précisons toutefois que
Sophocle ne désigne jamais Jocaste comme une coupable éventuelle : pour lui, elle aussi est victime du Destin et de la partie de dés pipés des Dieux.
Vous l'avez compris : lisez "
Oedipe Roi" de
Sophocle, qui a engendré tant de "suites" ou de variantes comme "
La Machine Infernale" de
Cocteau. Rédigé cinq siècles environ avant notre ère, un chef-d'oeuvre d'une beauté si sombre et d'une vérité aussi authentique ne saurait s'ignorer. ;o)