SI VIS PACEM...
... Faut-il pour autant se mettre en guerre, la préparer, et comment, dans le cas d'une réponse positive à ces questions ? C'est l'une des questions fondamentales que se pose la philosophe
Simone Weil tout au long de ces quelques textes rassemblés ici sous le titre générique
L'Espagnole, proposé en lecture par la très belle petite maison d'édition suisse Abrûpt, à l'occasion du Masse Critique de février consacré aux non-fictions et que je remercie infiniment, de même que Babelio, pour cet envoi précieux.
La philosophie de
Simone Weil est, à tout le moins, doublement exigeante : en premier lieu, en tant que pensée se prémunissant sans cesse, fuyant même, à raison d'une critique permanente, lumineuse mais parfois aride, tout esprit de système, de tout a priori, de toute facilité dialectique ou expérimentale. En second lieu, c'est une philosophie opérante, vivante, en action, c'est à dire que, contrairement à bien des philosophes "modernes", peut-être à partir de l'époque des lumières mais sans doute plus encore à la suite d'
Emmanuel Kant ou de
Georg Wilhelm Friedrich Hegel, le philosophe s'est avant tout fait penseur bien avant qu'acteur, surtout en ce qui concerne sa propre existence quotidienne. Chez
Simone Weil, rien de cela : la philosophie est avant tout une manière de vivre afin de se rapprocher au mieux de la vérité (notion essentielle dans l'oeuvre de
Simone Weil), de la justice (autre notion de très grande importance, tout particulièrement dans ses textes à caractère politique et sociaux), de soi-même, de l'autre et, vers la fin de sa vie, de l'idée de dieu, que l'on retrouve dans l'un de ses plus grands - et parfois douloureux - textes :
La Pesanteur et la Grâce. Cette absence de système véritable est sans aucun doute l'une des raisons pour laquelle cette pensée a longtemps été mise sous le boisseau, non pas oubliée (son oeuvre est intégralement éditée et globalement aisément disponible) mais pas forcément la plus étudiée non plus. Tout juste se souvient-on ainsi des écrits admirables qu'elle a rédigés tandis qu'elle avait décidé d'embrasser la cause ouvrière non pas seulement en lui rendant hommage et honneur par quelque écrit bien tourné d'une haut d'une tour d'ivoire universitaire, mais en vivant dans sa chair le quotidien des ouvriers de son temps. Cela donnera, entre autre textes d'importance son essentiel Journal d'usine que les éditeurs rassembleront plus tard avec d'autres, fruits de cette expérience, sous l'intitulé de "
La Condition ouvrière", et que l'on ferait bien de relire à l'aune des évolutions d'aujourd'hui, qui n'en sont peut être pas tant.
Par ailleurs, plusieurs points communs entre cet ouvrage posthume (dans sa mise en page) et
L'Espagnole : Dans les deux cas, il s'agit de mettre en conformité, pour reprendre une expression actuelle qui lui aurait certainement déplue, sa pensée - en l'occurrence politique - avec son existence propre ; dans les deux cas, il procède d'abord d'une expérience vécue, forte, jusqu'au-boutiste : Son état de santé défaillant de longue date l'empêchera, après une longue année de double labeur (l'usine mais aussi son travail intellectuel), et à des postes volontairement difficiles, de poursuivre cette sorte de tâche incarnée qu'elle s'était donnée pour mission d'accomplir - jamais nulle tricherie, nulle volonté "documentaire", nulle "fabrication" chez
Simone Weil : c'est toujours tout ou rien (et c'est souvent tout) -. de même, c'est une brûlure assez grave au pied qui aura raison de son implication dans la guerre d'Espagne, à son corps défendant, si l'on peut dire. Voilà pour les correspondances directes.
L'oeuvre de
Simone Weil est, pour une large part, tout à la fois anthume et posthume. Ou, pour le dire autrement, c'est une oeuvre en grande partie éclatée et recomposée dans la décennie suivant sa disparition que l'on connait aujourd'hui. Mais éclatée ne signifie aucunement qu'elle n'a aucune ligne directrice, qu'elle est dénuée de tout fil, de toute pensée globale (mais surtout pas globalisante). C'est même l'exact inverse. Et c'est la raison pour laquelle un ouvrage comme
La Condition ouvrière a toute sa raison d'être, tandis qu'il est de composition posthume, exactement comme cette Espagnole, qui amène tout à la fois son lot de témoignage de même que la confirmation que cette pensée sans cesse en mouvement (de la pensée d'Alain, son premier maître, elle se dirigea peu à peu vers une pensée théodicée à la fois toute personnelle et infiniment christique, mais dans une version qu'aucune église ne sera jamais fondée à reconnaître pour sienne - à l'exception, peut-être, du message de l'humble d'Assise, mais nous nous écartons.
Pour en revenir aux textes proposés par cette magnifique petite maison d'édition suisse - dont nous avouons la découverte totale à l'occasion de cette Masse Critique : couverture originale un rien déroutante (pas de titre, pas de nom d'auteur, juste un collage), beau papier, format parfait pour la lecture omnivore, propositions diverses et contemporaines complémentaires surprenantes : l'anarchie n'est décidément pas un chaos. - ils montrent une fois encore à quel point l'éthique de
Simone Weil est inséparable de sa vision politique : sans concession à l'égard des communistes-staliniens mais guère plus à l'encontre de ses camarades anarchistes du CNR dont elle réprouve, définitivement, les manières d'être - et l'être n'est pas une vague notion chez elle - laquelle ne se satisfait jamais des entre-deux ni des entre-soi. Son besoin (et non un "désir") de pureté ne pouvant admettre la lâcheté de ceux estimant que le massacre d'aucun homme, fut-il fasciste, ennemi, curé, bourgeois est excusable, tandis que la philosophe humaniste
Simone Weil estime impardonnable ce massacre en ce qu'il est, d'abord et avant tout, le massacre d'un homme, quoi qu'il pense. Il y a de la faute première, biblique, dans ce qu'elle note dans son journal : «S'ils me prennent, ils me tueront… Mais c'est mérité. Les nôtres ont versé assez de sang. Suis moralement complice.» Ce sens rare et parfait de la Justice, une fois encore.
Deux autres moments sont immenses. En premier lieu, cette longue lettre adressée à
Georges Bernanos. Resituons : Rien n'est plus différent de la pensée sociale et anarchiste de
Simone Weil que celle de l'auteur du
Journal d'un curé de campagne. Pire : il fut, un temps, du côté de Drumont, l'un des penseurs français de l'antisémitisme ! Pour autant,
Simone Weil admira certains écrits de
Bernanos pour ce qu'ils étaient : des avancées, n'oubliant sans doute pas ce que furent les pensées de cet homme, mais ne méconnaissant pas, non plus, son évolution. En nos époques d'absolutisme mou et sectaire à la fois, cette parole est vivifiante !
Il y a, par la suite, cette prolongation politique à la pièce de
Jean Giraudoux,
La guerre de Troie n'aura pas lieu qui définie la vision profonde que
Simone Weil éprouve vis à vis des démocrates et de leurs impérities.
Dense est la pensée de
Simone Weil, et ce n'est certes pas en quelques lignes bien imparfaites d'une critique noctambule que celle-ci saurait être précisée. En retenir toutefois quelques originalités : La perfection peut être de ce monde, à condition de ne pas la soudoyer, même à raison de -logie. La vérité prime tout. Elle n'est pas concession, elle est. La Justice est une de ses plus ferventes compagne, mais, bien évidemment, pas n'importe quelle justice. L'ennemi peut être au plus proche. Y compris chez celui qui est supposément "dans nos rangs". La pensée Weil ne se targue jamais d'être plaisir ni plaisante. Elle saura, plus tard, ce qu'est l'amour - par le Christ, mais c'est là une autre épreuve du Sens -. N'empêche, cette pensée ravaude nos certitudes faibles, elle les remet en jeu, leur réapprend la foi en nous même, humains. Comment ne pas être subjugué par cette incroyable pensée laïque et bientôt mystique ?