«
Roman d'un berger » d'
Ernst Wiechert est paru en 1935 en Allemagne au moment de la montée du régime national socialisme, mais il n'a jamais été publié en français jusqu'à aujourd'hui. Les éditions du Typhon ont sorti en avril 2022 une traduction française de grande qualité de ce petit livre.
Avant même de lire les toutes premières lignes, toute la beauté du texte d'
Ernst Wiechert transparaît sous la jolie plume de
Franck Bouysse qui, dans une superbe préface, nous délivre quelques clés pour entrer dans l'univers de cet auteur. Car il faut connaître le contexte qui entoure cette oeuvre pour en comprendre les fondements et les idées sous-jacentes.
En effet, lorsque Hitler accède au pouvoir en 1933, l'oeuvre de cet auteur ne sera pas considérée comme de l'art dégénéré. Il décide alors d'écrire ce petit roman dans l'idée de ne pas être associé au nazisme.
En 1938, après de multiples prises de position publiques répétées où il s'oppose ouvertement à l'idéologie nazie,
Ernst Wiechert est interné durant cinq mois à Buchenwald. Relâché avec la promesse de ne plus écrire contre le régime, il ne se pliera pas à ces exigences et écrira deux romans qui seront publiés après la guerre dont un dans lequel il relatera son expérience des camps de concentration.
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Dans «
Roman d'un berger », l'histoire se passe avant la première guerre mondiale dans un petit village de Prusse orientale, un village entouré de tourbières et de forêts marécageuses qui forment comme un anneau protecteur, isolant la petite communauté du monde extérieur et de l'insécurité.
La scène d'ouverture est impressionnante, à la fois belle et tragique. Elle raconte la mort de deux garde-forestiers, écrasé sous le poids d'un arbre qu'ils viennent d'abattre. C'est avec ce drame que nous rencontrons le fils d'un des deux hommes, Michaël, alors âgé de six ans, seul témoin de l'accident.
« …l'enfant, qui sentait une secrète épouvante grandir en lui à mesure que ses rêves s'évanouissaient, aperçut des petites mouches noires qui s'affairaient autour du visage de son père. Il en avait vu souvent se poser sur des visages endormis, mais il se douta que cette fois le dormeur dormait d'un sommeil bien trop profond pour pouvoir les chasser, au bord des yeux, d'un battement de cils. »
Cet enfant, devenu fils d'une veuve, a une grande capacité de résilience aux chocs.
Très vite, on sent que ce jeune garçon est différent des autres enfants, qu'il a une compréhension fine de la vie et de la mort, de la souffrance des autres, du monde qui l'entoure.
De par sa pauvreté, il va très vite arrêter ses études pour devenir berger, alors que ses camarades ont les moyens de continuer leurs études.
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Michaël n'est pas un héros conventionnel. Malgré son dénuement, l'enfant est aimé pour ce qu'il est : sa simplicité, son empathie, son assurance tranquille, sa discrétion, sa modestie, sa dignité en font un leader naturel que les enfants du village suivent et écoutent.
Il accomplit son travail avec honnêteté et assurance. Et surtout, il gagne le respect de tous, y compris des adultes, par son attitude résolue, calme et altruiste.
« Car le troupeau n'était pas seulement l'orgueil du village, sa richesse et, si modeste soit-elle, sa gloire, le troupeau était le village même, il était son être profond, il était comme l'odeur des toits de chaume, la fumée des cheminées, le parfum des tilleuls du cimetière. »
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Au-delà de son histoire familiale, de ses origines modestes, ou de son humble destin, ce sont ses valeurs humaines et morales, son respect profond envers la nature et la vie qui m'ont le plus touchée.
Michaël semble lié à cette forêt qu'il connaît parfaitement. Elle est un refuge contre la violence.
« Son âme est pleine d'histoires. C'est la forêt qui les fait éclore, la solitude et le silence. Il n'a pas besoin d'apprendre des odes latines. Des semaines passent où la pluie tombe en bruissant sur les forêts et pendant lesquelles, étendu sous un pin dont les longues branches retombantes l'abritent, enveloppé dans son manteau de berger, il écoute les voix qui viennent des profondeurs. »
Ce récit vibrant de vie n'est pas un roman initiatique, car on a l'impression que cet enfant n'a rien à apprendre des autres. Ce sont, au contraire, les villageois qui ont tout à apprendre de lui, de sa sagesse, de sa force mentale, de ses connaissances de la forêt, de son attitude respectueuse envers toute vie. Il est comme un gardien, un guide, un berger que l'on a envie de suivre malgré son jeune âge.
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Si la nature est prédominante dans cette histoire, la religion est aussi très présente, sans en être véritablement centrale.
Le sujet y est abordé régulièrement, tout au long du récit, avec beaucoup d'intelligence et de finesse, par des références au combat de David contre Goliath ou au berger qui guide son troupeau.
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Si ce récit est si puissant, c'est qu'il nous emporte avec force dans la violence de cette guerre qui se dessine, comme une ombre menaçante qui s'étend lentement jusqu'à envahir chaque page. Mais cette force destructrice n'est pas tapageuse. Au début lointaine, elle se rapproche jusqu'à se révéler dans toute sa barbarie.
Si cette histoire est si poignante, c'est parce qu'elle est portée par une écriture superbe, sensible, poétique et par cet enfant au grand coeur qui murmure à l'oreille des animaux. La nature, toujours présente, accompagne les moments forts du récit.
Si ce récit m'a autant touchée, c'est qu'à travers le portrait de cet enfant si attachant, l'auteur nous amène à des réflexions profondes sur la paix, la liberté, la responsabilité individuelle et les actes de bravoure. Il nous interroge sur le sens de nos vies, sur les relations entre les hommes et notre rapport à la nature.
« En ces jours des premières batailles, où les évènements se précipitaient et qui semblaient pourtant bien longs, l'orage de la guerre, assemblant ses nuées, commençait à gronder en cercle de toute part, paresseux encore et comme hésitant à se déchaîner, mais parfois aussi, dans les nuits lourdes, lançant déjà quelque signal de flamme sur l'horizon anxieux. »
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Pour conclure, «
Roman d'un berger » est une très belle histoire sur la nature, l'enfance et le passage à l'âge adulte, l'amitié, la guerre, le courage et le sacrifice. C'est un récit court et fort, d'une beauté à la fois simple et intense.
Pétri d'intelligence, de douceur, de profondeur et d'humanité, il dénonce les horreurs de la guerre.
De part son caractère universel et intemporel, il ne peut que nous toucher, nous confronter à notre propre questionnement sur le sens de la vie.