Il s'agit d'un livre sur commande, le seul dans l'oeuvre de
Juan José Saer : l'éditeur de
Claudio Magris lui a demandé un livre sur l'exemple de
Danube, consacré au Rio de la Plata, le grand fleuve argentin. Saer a écrit un livre à sa façon, bien différent de celui de Magris.
Le fleuve sans rives se composent de cinq parties : d'abord une sorte d'avant propos, puis quatre moments, qui portent chacun le nom d'une saison. Dans l'avant propos, l'auteur nous parle de son voyage, de Paris (où il vivait à l'époque) jusqu'en Argentine, à
l'occasion de l'écriture de ce livre. Il évoque le voyage en avion, les souvenirs que tout cela remue en lui, la commande du livre, les questionnements que sa rédaction provoque. D'emblée, il nous laisse entendre que la question d'appartenance, d'identité, lui pose un problème, essentiel, fondamental. le livre traite aussi, en filigrane de ce questionnement. Mais
Juan José Saer ne dit pas les choses d'une façon linéaire, nous sommes dans plein de détours et méandres comme ceux d'un fleuve, qu'il observe, en espérant l'inspiration pour son livre. Qui ne vient pas. Alors il se tourne vers les livres, vers ceux qui ont écrit, qui ont observé, étudié. Et aussi vers ceux qui permettent de comprendre d'une façon plus générale, donner un sens à du factuel, de transcender une expérience singulière : dès l'avant propos nous sommes confrontés à
Adorno,
Freud, Heidegger,
Lacan,
Héraclite...Nous voilà prévenu, ce sera un voyage qui n'aura pas forcément grand-chose de pittoresque ni couleur local à tout prix.
Même si cet ouvrage est difficile, voire impossible à résumer, je vais essayer de faire ressortir quelques éléments qui m'ont frappé. Déjà d'une certaine façon, le fleuve, Rio de la Plata, se confond avec l'Argentine. Parler de l'un, c'est parler de l'autre. Et parler de l'un et de l'autre, le pays où
Juan José Saer est né, c'est parler de soi. L'auteur était très réticent vis-à-vis des biographies, mais dans ce livre il livre au final énormément de lui-même : pas tant en événements, mais plutôt dans la façon d'appréhender le monde, et tout particulièrement le pays dans lequel il est né et où il a grandit, avec lequel, malgré une mise en distance permanente, il garde des liens affectifs, sensoriels, qu'il nous fait entrevoir, dans une construction littéraire complexe mais jouissive.
La première partie, ÉTÉ, évoque les premiers temps, le moment où le fleuve, ou le pays qui deviendra l'Argentine a été découvert par les explorateurs venus d'Europe, et tout d'abord Juan Diaz de Solis. Saer évoque aussi les premiers habitants, les Indiens, les premiers temps de la colonisation…
L'Automne a comme fil directeur les étrangers qui ont
écrit sur l'Argentine. Parce que la distance permet peut-être de mieux voir qu'une trop grande proximité. Ce qui nous ramène à la question d'identité, d'identification à une culture, qui est peut être plus une construction, un stéréotype qu'une réalité. Ils ont été nombreux, et Saer en évoque quelques uns. Il a un intérêt particulièrement fort pour Darwin,
Ulrich Schmidel, Alfred Ebelot, mais aussi beaucoup d'autres. Il ne prend jamais rien pour argent comptant : il analyse, scrute, compare et nous livre sa lecture de ses lectures. Qui est aussi une façon de livrer à travers les écrits des autres.
L'Hiver évoque l'histoire politique de l'Argentine, sa violence tout particulièrement. Il dissèque impitoyablement le fonctionnement de son pays, les exactions des militaires pendant la terrible junte, et on ne peut pas dire qu'il soit très optimiste pour l'avenir.
Enfin, dans le Printemps, nous abordons une partie plus sensible pourrait-on dire (même si avec Saer, tout passe par le tamis de son redoutable intelligence), des images, des souvenirs, une évocation de sensations, d'odeurs, de couleurs etc. Mais pour finalement nous dire que ces expériences, vécues ici et maintenant pourraient être vécues ailleurs, à un autre moment, par d'autres, qui sont d'une façon les mêmes dans leur apparente diversité.
Il est vraiment impossible de rendre compte d'un tel livre, de toute sa richesse, et tous ses possibles. de toutes les façons, plusieurs lectures sont sans doute indispensables pour en appréhender les divers contenus. C'est un objet étrange, à la construction très pensée, malgré une apparence de digressions, de changements de sujets, de chemins de traverses que semble prendre régulièrement l'auteur, non pas pour égarer son lecteur, mais pour le faire arriver d'une façon plus complète non pas au but, mais à un endroit possible.
Fascinant, d'une intelligence remarquable, d'une sensibilité très contenue, qui n'empêche jamais l'esprit critique, mais qui donne aussi un sens aux choses, ce livre est un objet rare.