Ma chère Lucienne… Quand elle la lirait, cette lettre, elle serait bien obligée d’admettre qu’ils n’avaient été que des associés. D’ailleurs, il lui mettait les points sur les i. Il lui disait notamment : Le moment viendra où l’indifférence se changera en haine… Oui. Il n’avait pas reculé devant le mot. Parce que la haine, il commençait à la connaître. Quand Lucienne passait une heure à se faire les ongles… Quand elle occupait interminablement le cabinet de toilette… Ou bien quand elle prétextait des migraines pour paresser au lit… Ou quand elle réclamait de l’argent car elle était toujours à court… Et toujours avec l’air d’être loin, de l’autre côté d’un mur de verre et de silence.
Je cherchai une sonnette. Pas de sonnette. Je frappai donc, discrètement. Aucun bruit. Myriam et son guépard dormaient. Je fis le tour de la villa et découvris la mer, à travers les pins. De ce côté-là, un balcon de bois courait le long de la façade ; il était très large. On y avait laissé une chaise longue près d'un guéridon. Le vent feuilletait doucement un livre ouvert oublié sur la table. Je revins au perron et j'appelai.
– Quelqu'un ?
Au moment où j'allais redescendre, la porte s'ouvrit brusquement et je vis une négresse.
Ce fut un peu avant midi qu'on frappa à la porte. Odette était sortie. On frappa de nouveau et la porte s'ouvrit. Ils étaient deux, en gabardine, le feutre sur l'œil et les mains dans les poches.
- Pierre Doutre ?
- C'est moi.
Ils s'approchèrent lentement, chacun d'un côté du lit. Ils étaient tels que Doutre les avait imaginés, dans ses rêves. Ils n'avaient pas l'air méchants. Ils étaient solides, compacts. L'un des deux, le plus grand, avait une curieuse cicatrice qui courait sur sa joue gauche, comme une fêlure. Ils sentaient le mouillé, la rue, le réel. Doutre se renversa doucement sur son oreiller et sourit.
- Je vous attendais, murmura-t-il... Je vous attendais depuis si longtemps ! ...
— Elles étaient deux, fit Ludwig.
— Vous êtes sûr ?
— Absolument sûr. Je les connaissais bien, puisqu’on a travaillé ensemble au Kursaal, à Hambourg.
Le commissaire étudiait Ludwig. Derrière lui, se tenait un inspecteur, un grand gaillard en imperméable, avec une curieuse cicatrice qui courait sur sa joue gauche, comme une fêlure. Et Ludwig ne pouvait détacher ses regards de cette cicatrice.
— Pourquoi n’êtes-vous pas venu nous raconter cela plus tôt ? demanda l’inspecteur. Il y a plus d’un mois que l’affaire est classée.
— Je ne suis en France que depuis cinq jours, dit Ludwig. Je suis jongleur, chez Amar. Ce sont des camarades qui m’ont appris la mort de la petite… Annegret… J’ai été bouleversé.
— Je vous répète que l’affaire est classée, maugréa le commissaire… Avez-vous des faits nouveaux à nous apprendre ? … Voulez-vous insinuer que cette jeune fille a été tuée ?
Ludwig baissa les yeux, allongea les mains sur ses genoux.
— Je n’insinue rien, dit-il. Je voudrais simplement savoir laquelle des deux est morte. Et l’autre, qu’est-elle devenue ? Pourquoi ne parle-t-on plus d’elle ? … Comme si elle n’avait jamais existé.
Le commissaire appuya sur un timbre.
— Vous êtes prêt à signer votre déposition ? insista-t-il. Elles étaient deux ? … Je veux bien vous croire, mais si on ouvre une nouvelle enquête…
— Drôle d’histoire ! murmura l’inspecteur.
Drôle d’histoire, en effet ! Elle avait commencé bien des années auparavant. Au début, ce n’était qu’une histoire de gosse. Mais ensuite…
Les paupières de Mireille battirent, une fois, deux fois. Il n’y avait plus qu’un minuscule point de clarté au centre des prunelles, puis cette lueur fut soufflée, et les yeux se fermèrent lentement. Ravinel se passa la main sur la figure, d’un geste brusque, comme un homme qui sent sur sa peau un fil d’araignée. Mireille ne bougeait plus. Entre ses lèvres fardées, apparaissait la ligne nacrée des dents.
Ravinel quitta la chambre, avança en tâtonnant dans le vestibule. La tête lui tournait un peu et il avait, collée sur la rétine, tantôt brillante, tantôt floue, qui se posait partout devant lui, comme un papillon de cauchemar.
Il traversa le jardinet en trois enjambées, tira la grille que Mireille avait laissé entrouverte, et appela à mi-voix :
- Lucienne !
Elle sortit de l’ombre, aussitôt.
- Viens ! dit-il. C’est fait.
Elle le précéda dans la maison.
- Occupe-toi de la baignoire.
Mais il la suivit dans la chambre, ramassa le soulier au passage, et le posa sur la cheminée, à laquelle il dut s’appuyer. Lucienne soulevait les paupières de Mireille, l’une après l’autre. On voyait le globe blanchâtre de l’œil, la prunelle inerte et comme peinte sur la sclérotique. Et Ravinel, fasciné, ne pouvait tourner la tête. Il sentait que chaque geste de Lucienne pénétrait dans sa mémoire, s’y imprimait comme un tatouage horrible. Il avait lu, dans des magazines, des reportages et des articles sur le sérum de vérité. Si la police… Il trembla, joignit les mains, puis, effrayé par ce geste de supplication, les mit derrière son dos. Lucienne guettait le pouls de Mireille attentivement. Ses longs doigts nerveux couraient le long du poignet blanc, comme une bête agile qui cherche l’artère, avant de piquer ou de mordre. Ils s’arrêtèrent, se réunirent. Lucienne, sans bouger, ordonna :
- La baignoire. Vite !
Elle avait pris sa voix de médecin, une voix un peu sèche, qui avait l’habitude d’énoncer des arrêts indiscutables, la voix qui rassurait Ravinel, quand il se plaignait de son cœur. Il se traîna jusqu’au cabinet de toilette, ouvrit le robinet, et l’eau crépita à grand bruit sur le fond de la baignoire. Craintivement, il le referma à demi.
- Eh bien, cria Lucienne, qu’est-ce qui ne va pas ?
Et, comme Ravinel ne répondait pas, elle vint jusqu’au seuil.
- Le bruit, dit-il. On va la réveiller.
Elle ne se donna même pas la peine de répondre mais, en manière de défi, ouvrit tout grand le robinet d’eau froide, puis celui d’eau chaude. Après quoi, elle regagna la chambre. L’eau montait lentement dans la baignoire, une eau un peu verte, traversée de bulles, et une vapeur légère se formait, au-dessus de la surface, se condensait en gouttelettes bien rondes, serrées les unes contre les autres, sur les parois d’émail blanc, sur le mur, et jusque sur la tablette de verre du lavabo. La glace, voilée de brume, ne renvoyait à Ravinel qu’une silhouette brouillée, méconnaissable. Il tâta l’eau, comme s’il se fût agi d’un vrai bain et, tout à coup, se redressa, les tempes battantes. La vérité venait, une fois encore, de le frapper, car c’était bien un coup. Coup de poing et en même temps coup de lumière. Il comprenait ce qu’il était en train de faire et il tremblait des pieds à la tête … Heureusement, cette impression ne dura pas. Il cessa très vite de réaliser qu’il était coupable, lui, Ravinel. Mireille avait bu un somnifère. Une baignoire s’emplissait. Rien de tout cela ne ressemblait à un crime. Rien de tout cela n’était terrible. Il avait versé de l’eau dans un verre, porté sa femme jusqu’au lit … Gestes de tous les jours. Mireille mourrait, pour ainsi dire, par sa propre faute, comme d’une maladie contractée par imprudence. Il n’y avait pas de responsable’. Personne ne la haïssait, cette pauvre Mireille. Elle était bien trop insignifiante … Et pourtant, quand Ravinel fut revenu dans la chambre… C’était une espèce de rêve absurde. Il ne savait plus très bien s’il ne rêvait pas… Non. Il ne rêvait pas… L’eau tombait dans la baignoire lourdement. Le corps était toujours là-bas, sur le lit, et il y avait sur la cheminée un soulier de femme. Lucienne fouillait paisiblement dans le sac à main de Mireille.
- Voyons ! fit Ravinel.
- Je cherche son billet, expliqua Lucienne. Suppose qu’elle ait pris un aller-retour. Il faut tout prévoir… Ma lettre ? Tu lui as reprise ?
- Oui, elle est dans ma poche.
- Brûle-la… Tout de suite. Tu serais capable d’oublier. Prends le cendrier, sur la table de nuit.
Ravinel enflamma le coin de l’enveloppe avec son briquet et ne lâcha la lettre qu’au moment où le feu lui lécha les doigts. Le papier se tordit dans le cendrier, se recroquevilla, bordé de dentelures rougeâtres qui bougeaient.
- Elle n’a parlé à personne de son voyage ?
- À personne.
- Pas même à Germain ?
- Non.
- Passe-moi son soulier.
Il prit le soulier sur la cheminée, et une sorte de sanglot lui gonfla la gorge .
Lucienne chaussa le pied de Mireille, adroitement.
- L’eau, dit-elle. Il doit y en avoir assez.
Ravinel marchait maintenant comme un somnambule. Il ferma les robinets, et le brusque silence l’étourdit. Il vit le reflet de son visage, que déformaient des vagues légères. Un crâne chauve, des sourcils épais, broussailleux, vaguement roux et une moustache en brosse sous le nez drôlement dessiné. Le visage d’un homme énergique, presque brutal. Un simple masque qui trompait les gens d’habitude, qui avait trompé Ravinel lui-même, pendant des années, mais qui n’avait pas abusé Lucienne une seconde.
- Dépêche-toi, lança-t-elle.
Il sursauta et revint près du lit. Lucienne avait soulevé le buste de Mireille, et s’efforçait de lui retirer son manteau. La tête de Mireille ballottait, se renversant sur une épaule, sur l’autre.
- Tiens-la !
Ravinel dut serrer les dents, tandis que Lucienne, avec précision, faisait glisser les manches du vêtement.
- Redresse-la !
Ravinel tenait sa femme contre lui, dans une sorte d’embrassement amoureux qui l’épouvanta. Il la reposa sur l’oreiller, s’essuya les mains, respira bruyamment. Lucienne pliait le manteau avec goût, l’emportait dans la salle à manger, où était resté le chapeau de Mireille. Ravinel dut s’asseoir. Le moment était venu. Impossible, maintenant de penser : « Il est encore temps de s’arrêter, de changer d’avis ! » Cette pensée, à plusieurs reprises, s’était présentée à lui, l’avait même soutenu. Il s’était dit que, peut-être, au dernier moment… Il remettait toujours à plus tard, parce qu’un événement qu’on imagine conserve une fluidité rassurante. On a prise sur lui. Il n’est pas vrai. Cette fois, l’événement était là.
(…)
Bon ! Examinons les faits, avec tout le calme possible...Mireille est morte. J'en suis sûr, parce que je suis sûr d'être Ravinel, parce qu'il n'y a pas un seul trou dans mes souvenirs, parce que j'ai touché son cadavre [...] Mireille est vivante. J'en suis sûr aussi, parce qu'elle a écrit, de sa main, un pneumatique que le facteur a apporté, parce que Germain l'a vue. Aucune raison de mettre son témoignage en doute. Seulement, voilà ! Comme elle ne peut pas être à la fois vivante et morte...Il faut bien qu'elle soit à moitié morte et à moitié vivante...Il faut qu'elle soit un fantôme. C'est la logique qui le veut.
Aucun sens. Et pourtant il sentait nettement qu’il était en train de perdre sa liberté, qu’il ne serait plus jamais question de divorcer, que Lucienne, au bord de la mort, le tenait plus fortement qu’une maîtresse et c’était révoltant, odieux… un peu répugnant aussi.
Devant eux, éclairés par un soleil oblique, l'horizon familier, les toits de St Chély, les saules et, sous les arbres, leurs bicyclettes.
- Pince-moi, dit Paul.
La joie, un afflux de vie, plus puissant qu'un alcool les fait trembler des pieds à la tête. Ils se hâtent. Ils se bousculent. Ils descendent, n'importe comment au risque de tomber. Ils sautent à terre et là, ils sont obligés de s'asseoir. Ils ont envie de rire et de pleurer. Le premier, Paul bondit.
- Mémé ! Grouillons !
Et les voilà qui pédalent comme des fous.