AccueilMes livresAjouter des livres
Découvrir
LivresAuteursLecteursCritiquesCitationsListesQuizGroupesQuestionsPrix BabelioRencontresLe Carnet
Citations de Alison Lurie (136)


Il y a des façons de dire la vérité qui sont pires qu'un bon mensonge.
Commenter  J’apprécie          30
Molly avait toujours trouvé ennuyeux de parler de sa vie. Après plus de quatre-vingt ans, elle ne comprenait toujours pas pourquoi les gens aimaient tant parler d'eux - insistaient même pour le faire - et tenaient tant à répéter des faits qu'ils savaient déjà. Parfois, elle se demandait s'ils ne doutaient pas de leur existence et ne cherchaient pas sans cesse à se la prouver.
Commenter  J’apprécie          136
Erica s'éloigne avec son verre, buvant par petites gorgées parcimonieuses : d'une part il faut qu'elle rentre chez elle en voiture - et puis elle se rend compte qu'on l'observe. Étant une femme séparée de son mari, si elle a l'air ne serait-ce qu'un tout petit peu ivre, tous, hommes et femmes, vont s'apitoyer sur elle d'un air soupçonneux : est-ce que cette Pauvre Erica s'est mise à boire ?


p.235
Commenter  J’apprécie          40
L'Angleterre, pour Vinnie, a toujours été le pays élu de son imagination et de ses désirs. Elle a passé un quart de siècle à le visiter en esprit, lui donnant une forme et un contenu à partir de ses livres favoris, de Beatrix Potter à Anthony Powell. Quand elle l'a enfin vu, elle a éprouvé la même impression que les enfants de l'ouvrage de John Masefield, "The Box of Delights", qui découvrent qu'ils peuvent entrer dans le tableau qui orne le mur de leur salon. Dès la première heure, l'Angleterre lui a été chère et familière ; à Londres, surtout, elle ressentait presque un sentiment de déjà vu.
Commenter  J’apprécie          10
Il y avait toujours un conflit d'intérêts potentiel dans les oeuvres de bienfaisance, puisque leurs directeurs et employés dépendaient d'un approvisionnement continu en individus malheureux qu'ils étaient censés aider. Les organismes sociaux avaient besoin de clients; les dealers avaient besoin de drogués, et il en allait de même avec les entreprises spécialisées dans le sauvetage des animaux. Si les dauphins étaient interdits dans les aquariums commerciaux et si tous les filets de pêche devenaient biodégradables, la réserve qu'ils avaient visitée le matin même devrait fermer ses portes. En attendant, quand ils n'avaient pas suffisamment de créatures blessées, ces organismes avaient tendance à garder ceux qu'ils soignaient le plus longtemps possible, à s'y attacher et à les traiter comme des animaux domestiques.
Commenter  J’apprécie          51
Elle avait une peau brillamment tannée et tendue, comme un bagage en cuir de luxe rempli au maximum de sa capacité (au moins un lifting, se dit Molly).
Commenter  J’apprécie          100
Polly avait lu peu de temps auparavant qu’après un divorce, le niveau de vie de l’homme s’élevait en moyenne de soixante dix pour cent, tandis que celui de la femme baissait de moitié.
Commenter  J’apprécie          130
Elle pourrait habiter chez son oncle et sa tante et suivre des cours de première année. Cela l'occuperait jusqu'à ce qu'elle trouve à se marier et lui permettrait d'acquérir des connaissances pratiques (la sténo, la comptabilité) et un petit vernis de culture, malgré la qualité douteuse de la cire.
Commenter  J’apprécie          80
La maladie d’amour, ça peut vous rendre méchant, fou, même. D’après l’idée qu’elle s’en faisait, c’était pareil que si on avait très faim, que si on mourait de faim pratiquement, mais que dans le monde entier y avait une seule chose qu’on pouvait manger. De la gelée à la framboise, par exemple, et encore, seulement si une seule et unique personne était là pour vous la faire manger cuillerée par cuillerée, comme à un bébé sur sa chaise. Alors forcément on avait faim presque tout le temps et on faisait n’importe quoi pour que cette personne-là reste auprès de vous à vous faire manger votre gelée.
Commenter  J’apprécie          10
Je hais le mot « amour » dit Anna avec véhémence. C’est comme une saleté de sirop douceâtre qu’on répand sur les choses pour faire oublier leur vrai goût… Dans le temps j’ai connu un homme qui ne pouvait pas dire une phrase sans prononcer ce mot-là. Pour lui, ça excusait tout. Il ronflait très fort la nuit, il bougeait sans arrêt dans le lit en prenant toute la place, eh bien, d’après lui c’était parce qu’il m’aimait tant qu’avec moi il pouvait se détendre complètement, et si je l’avais aimé vraiment moi aussi, alors je n’aurais pas dû attacher d’importance à ces choses-là.
Commenter  J’apprécie          00
« Je veux bien que la situation ait quelque chose d’exceptionnel, concéda Bill. Mais d’une manière générale. Si, par exemple, elle refait la même chose pendant que nous sommes ici. Il ne faut pas l’encourager à se comporter comme une enfant. »
Honey se retourna vers Bill, et elle se cabra, écumante de rage. « Pourquoi diable faudrait-il qu’elle se comporte autrement que comme une enfant ? C’est une enfant, non ? »
Commenter  J’apprécie          00
L'ambition sociale et le snobisme sont des thèmes récurrents dans les histoires d'Andersen. Même des objets inanimés les ressentent : l'aiguille à repriser essaie de se faire passer pour une aiguille à coudre, le blé noir se considère supérieur à toutes les autres plantes du champ. Andersen était lui aussi obsédé par l'idée de s'élever dans la société. Toute sa vie, il rechercha la compagnie de personnes riches et nobles. Plus elles étaient riches et nobles, plus il était satisfait. Certains de ses moments les plus heureux le furent en compagnie de familles royales.
Commenter  J’apprécie          10
L'un des thèmes récurrents de l'œuvre de Nesbit est le manque de qualités esthétiques non seulement des constructions bon marché des banlieues modernes mais des grandes villes en général, de Londres en particulier, "cet endroit noir, hideux et haïssable".
Bon nombre d'entre nous sommes si habitués à la vision nostalgique, embellie, que propose la B.B.C du Londres édouardien que nous avons oublié - ou peut-être toujours ignoré - que dans les premières années de notre siècle une grande partie de Londres était d'une saleté repoussante, et la plupart des ses habitants, malades, mouraient de faim. Les rues étaient souillées de crottin et d'urine de cheval, la Tamise polluée et l'air quasiment irrespirable. (La purée de pois qui fait le charme et le mystère des aventures de Sherlock Holmes n'est autre qu'un mélange de brouillard humide et de fumées d'usines particulièrement toxiques).
Commenter  J’apprécie          30
Les grandes figures de la littérature enfantine ne sont pas en règle générale des hommes et des femmes ayant eu des enfances uniformément heureuses - ou uniformément malheureuses - mais plutôt des êtres dont le bonheur a pris fin brutalement, souvent de façon catastrophique. Ayant perdu très tôt leur père ou leur mère - voire les deux - ils se sont retrouvés brusquement brinquebalés d'un foyer à un autre, comme Louisa May Alcott, Kenneth Grahame et Mark Twain, ou même d'un continent à un autre comme Frances Hodgson Burnett, E. Nesbit et J.R.R Tolkien. L. Frank Baum et Lewis Caroll ont été séparés de leur famille et, envoyés en pension, ont dû se plier à une discipline très stricte et subir de nombreuses brimades. Rudyard Kipling, contraint de quitter l'Inde pour l'Angleterre par des parents affectueux mais mal avisés, s'est retrouvé confié à des étrangers stupides et brutaux. Privés de leur part d'enfance, ces hommes et ces femmes ont plus tard recréé et transfiguré leurs mondes perdus. Bien qu'illustratrice plutôt qu'écrivain, Kate Greenaway est de ceux-là.
Commenter  J’apprécie          30
À l'évidence, ce qu'on nous avait appris était vrai : une femme devait choisir entre une famille et une carrière ; elle ne pouvait avoir les deux, contrairement à un homme. En me mariant, j'avais perdu mes pouvoirs. J'avais publié deux enfants mais mes deux romans étaient mort-nés. (22-23)
Commenter  J’apprécie          50
Je n'ai jamais vu de fantômes agitant des draps, de cavaliers sans tête, des manoirs hantés, ni rien de ce genre. Mais une fois, il s'est passé quelque chose d'étrange...
Commenter  J’apprécie          00
* « Je trouve ça très joli, objecta-t-il. Mais je ne vois pas… ajouta-t-il, frappé par ce détail, enfin, comment pouvez-vous faire quoi que ce soit avec des ongles si longs ?
Qu’entendez-vous par “quoi que ce soit » ? demanda Delia avec un étrange sourire.
- Je ne sais pas. La cuisine, le ménage, les courses, la couture… ce que font les femmes.
- Mais je ne fais plus rien de tout ça ’ » Elle lâcha un petit rire et dégagea doucement sa main. « J’y mets un point d’honneur et mes ongles en témoignent.

*- Et soit dit en passant, tu devrais te débarrasser de cette cravate avant que Jacky la voie. Les artistes n’en portent jamais ici, c’est réservé aux hommes d’affaires.
- Tu crois vraiment ?
Absolument. De toute façon, ça te donne trop l’air d’un universitaire. Jacky n’a pas envie de rencontrer un professeur, il a envie de rencontrer un génie. En fait, tu devrais porter un jean et un pull noir.
Bon, d’accord. » Alan avait ri. Après tout, il n’avait rien à perdre. Il avait ôté sa cravate rayée et l’avait roulée en boule dans sa poche.
« Ah ! et tant que tu seras à la galerie, il faudra jouer le type silencieux mais doté d’une forte personnalité. Sois taciturne. Et ne signe rien.
- Tu veux dire que Mr Herbert est un escroc ? avait demandé Alan.
- Non, non. Jacky est un homme absolument charmant et quelqu’un de très gentil. Je l’adore.
- Ah bon ? avait dit Alan qui, cette fois-ci, était parvenu à chasser la jalousie irrationnelle qui perçait dans sa voix.
- Mais évidemment, c’est aussi un marchand d’art. Alors s’il te donne un contrat, contente-toi de dire que tu aimerais le montrer d’abord à ton avocat.
- En d’autres termes, je lui laisse entendre que je ne lui fais pas confiance. »
« Non, pas du tout. Il te respectera pour ça. »

* Alan Mackenzie avait passé une semaine bizarre. Il avait l’impression d’avoir fait une longue randonnée dans la nature, comme lorsqu’ il était enfant, en camp de vacances, à gravir euphorique des pentes arides avant de redescendre, épuisé, dans des marais bourbeux. Les moments d’euphorie avaient concordé avec ses rendez-vous avec Delia, sa capacité retrouvée à conduire et une autre vente à la galerie. Mais il y avait aussi eu les moments de marasme : les maux de dos persistants, la jalousie obsessionnelle, un désespoir grandissant au sujet de son travail et la réapparition soudaine et gênante de Jane dans sa vie.
Commenter  J’apprécie          10
- … mais je sais que c’est une erreur d’endormir toute douleur. Même si le pouvais.
- Comment ça, une erreur ? demanda Alan. Bon Dieu, si je pouvais anesthésier mon dos sans effets secondaires, je m’empresserais de le faire.
- C’est lâche. Je sais que mes migraines surgissent dans un but bien précis. Elles m’apportent quelque chose dont j’ai besoin.
- Vraiment ?
Mais vous devez avoir la même impression. Votre douleur sert à quelque chose. Je veux dire, vous n’avez l’impression que parfois, lorsque vous êtes couché et que vous souffrez, des images ou des messages dont vous n’auriez jamais eu connaissance autrement vous parviennent ? Je sais que certaines de mes meilleures histoires ont commencé comme ces sortes de rêves étranges, qui tiennent un peu de l’hallucination et qui me gagnent tard dans la nuit ou juste avant l’aube, quand je suis complètement épuisée par une migraine. Pas vous ?
Parfois », admit Alan en se souvenant que de transformer la Plaza Fountain de New York en ruine pittoresque lui était venue à l’esprit l’été dernier pendant une nuit noire et pluvieuse où il ne dormait pas et souffrait atrocement dans son lit.
« Quand ça se déclenche, impossible de savoir ce qui va arriver. Parfois ce sont des visions, parfois des cauchemars et parfois rien que le trou noir, l’oubli.
- Il y a des fois où j’ aurais bien besoin d’oubli.
- Oui, mais on ne choisit pas. En fin de compte, il faut accepter sa maladie comme un don. Il faut se demander : qu’essaie-t-elle de me dire, de me donner ? De quoi m’a-t-elle sauvé, Que m’a-t-elle apporté ?
Je n’avais pas vu les choses ainsi », dit Alan. La maladie m’a apporté Delia Delaney, pensa-t-il soudain. Si je n’avais pas de problèmes de dos, elle ne me parlerait pas si intimement.
Commenter  J’apprécie          00
Pendant presque quarante ans, Vinnie a souffert des désavantages particuliers aux femmes nées sans charme physique…

Vers l’âge de cinquante ans Vinnie commença néanmoins à renoncer à ces tentatives épuisantes. Elie cessa de donner à ses cheveux une teinte auburn juvénile et peu naturelle et les laissa revenir à leur bigarrure poivre et sel ; elle donna la moitié de ses vêtements et jeta presque tous ses produits de maquillage. Il valait mieux, se dit-elle, regarder la réalité en face : elle était défavorisée par la nature, et à ce désavantage venait maintenant s’ajouter celui de l’âge ; elle aurait beau agiter des objets de couleur vive pour attirer l’attention, jamais elle ne serait de ces femmes que les hommes chargent avec la fougue d’un taureau. Du moins pouvait-elle éviter d’être ridicule. Si elle ne pouvait se transformer en femme séduisante, elle pouvait, au moins avoir l’air d’une dame.
Mais au moment même où elle se résignait à la défaite totale, l’avantage revint dans le camp de Vinnie. Au cours des deux dernières années, elle a, dans un sens, rattrapé et même dépassé certaines de ses contemporaines plus favorisées. Elle peut comparer son apparence avec celle d’autres femmes de son âge sans y trouver une source constante de mortification. Elle n’est pas devenue plus belle qu’elle n’était, mais elles ont perdu davantage de terrain. Sa silhouette mince, aux proportions modestes, n’a été ni déformée ni avachie par la maternité ou par les excès alimentaires suivis de régimes non moins excessifs ; ses seins petits mais plutôt jolis (d’un blanc crème avec les bouts roses) ne sont pas tombés. Ses traits n’ont pas pris l’expression blessée et tendue des anciennes beautés, elle ne se peint pas la figure, elle ne minaude ni ne roucoule dans le vain espoir
d’attirer sur elle les hommages masculins qu’elle croirait lui être dus. Elle n’est pas rongée de colère et de chagrin de voir s’interrompre des assiduités qui ont toujours été, de toute façon, modérées, peu sûres et irrégulières.
De ce fait, les hommes – même ceux avec qui elle a eu des relations intimes – ne posent pas maintenant sur elle un regard désemparé semblable à celui qu’ils auraient devant un paysage bien-aimé dévasté par l’incendie, les inondations ou l’urbanisation. Peu leur importe que Vinnie Miner, dont l’apparence physique n’a jamais été sensationnelle, ait maintenant l’air d’être vieille. Après tout, ce n’est pas une passion romantique qui les a poussés à coucher avec elle, mais un sentiment de camaraderie et un besoin partagé et temporaire ; souvent, ils l’ont fait presque distraitement, pour soulager la pression causée par leur désir pour une créature plus fascinante. Il arrivait assez souvent qu’un homme qui venait de faire l’amour à Vinnie s’assoie tout nu dans le lit, allume une cigarette et lui raconte les vicissitudes de son aventure avec une beauté capricieuse, s’interrompant de temps a autre pour lui dire que c’était formidable d’avoir une copine comme elle.
D’aucuns seront peut-être surpris de découvrir cet aspect de la vie du professeur Miner. Mais on se tromperait en croyant que les femmes laides sont plus ou moins vouées à la chasteté. C'est une erreur répandue, puisque dans l'opinion publique - et en particulier dans les médias - la sexualité est associée à la beauté. C’est en partie pour cette raison que les hommes ne tiennent pas à se vanter de leurs liaisons avec des femmes sans charme, ou à les afficher. Quant aux femmes en question, les dures leçons de l’expérience et l’instinct de conservation les incitent souvent à ne pas étaler ces relations, où elles bénéficient plus fréquemment du statut d’amie intime que de celui de maîtresse en titre.
Il est assez notoire que n’importe quelle femme, ou presque, peut trouver un homme avec qui coucher à condition de ne pas se montrer trop difficile. Mais les exigences sur lesquelles elle doit en rabattre ne portent pas forcément sur la personnalité, l’intelligence, la vigueur sexuelle, la bonne apparence ou la réussite sociale. Il faut surtout, le plus souvent, qu’elle ne demande pas trop d’engagement, de constance, ni de passion romantique ; elle doit renoncer à tout espoir de déclaration d’amour, de regards admiratifs, de télégrammes spirituels, de lettres éloquentes, de cartes d’anniversaire, de billets doux pour la Saint-Valentin, de bonbons ou de fleurs. Non : les femmes laides ont souvent une vie sexuelle. Ce qui leur manque, c'est plutôt une vie amoureuse.
Commenter  J’apprécie          10
* « Qu’est-ce que tu as contre l’amour ? finit-il par demander.
- Tout, fit-elle, mais sans sourire. C’est rassurant pour l’esprit. Comme toutes les illusions. Quand on est amoureux, on a l’impression que l’univers a une raison d’être… pour un certain temps. Tout… les pensées, les efforts, les projets… tout tend vers quelque chose. Quelque chose d’unique. Et c’est encore mieux que de croire en Dieu, parce que celui que tu adores, tu le vois et tu le connais. Ou au moins tu t’en persuades. Mais c’est comme toutes les religions. Ça mène à des crimes et à des excès odieux. Persécution, auto-destruction, martyre. Et en plus, ça t’empêche de faire quoi que ce soit d’autre, de te soucier de ce qui se passe dans le monde. Tu ne te préoccupes plus de personne. Tu ne penses plus qu’à toi et à l’autre.
- L’opium des masses, fit-il en attirant Anna.
- Absolument
- Si je comprends bien, dans ton univers modèle, personne n’aimera personne et ne s’attachera à rien.
- Ce n’est pas ce que j’ai dit. (Elle secoua la tête.) Les gens aimeront… je ne sais pas, moi… (Elle se laissa aller en arrière.) La liberté, la justice et, oui, bien sûr… la musique, la peinture, les sites superbes et…Tout ce qui leur fait du bien.

* « Prendre de l’âge a aussi des avantages, vous savez, « On est… disons… beaucoup plus libre. J’ai toujours pensé que la plus grande partie de la vie, c’est comme de marcher dans une épaisse forêt. Tenez, les bois, là-bas. (Par-delà le chemin et les champs, elle désignait au creux de la vallée un bouquet touffu d’arbres verts, le long de la rivière.) C’est continuellement envahi par les buissons et les ronces. Et gorgé d’eau par endroits, un vrai marécage. On a un mal fou à s’y frayer un chemin. Et la vie, c’est comme ça, un fouillis confus, une multitude de sensations, d’émotions violentes, de gens qui se collent à vous.
- Ça, je comprends. (Honey s’était départie de son intonation habituelle, indolente, traînante.) Tous ces gens qui vous touchent, s’accrochent à vous, qui veulent quelque chose de vous…
- Oui. Et on continue à marcher dans le sous-bois pendant le plus clair de son existence. On suffoque de chaleur, on est en nage, égratignée, piquée, mordillée, et on se bute partout. On se fait mal, on fait mal aux autres, oh, pas par méchanceté ou par rancune, le plus souvent. Non, parce qu’on a peur, ou parce qu’on cherche quelque chose qu’on ne trouve pas. Et la forêt est si épaisse que jamais on ne voit bien loin, ni devant, ni derrière, ni à gauche ni à droite. Alors on ne sait plus où on en est et on fait des bêtises. (Anna lança un regard vers la grange, fronçant les sourcils comme si elle y voyait quelque chose de laid. Puis elle inspira longuement et se retourna vers Honey.) C’est comme ça, reprit-elle. Et puis un jour enfin, quand on commence à n’en plus pouvoir, tout se met à s’éclaircir, les arbres, les buissons, les bruyères, et on débouche sur un terrain découvert, où on retrouve un peu de sa liberté de mouvement, on respire plus à son aise, on voit au loin dans toutes les directions. On voit le ciel et les nuages, on voit les montagnes, l’herbe couchée par le vent…
- Moi, j’aurais l’impression d’être un peu perdue. L’impression que c’est tout triste, tout vide.
- Oui, ça l’est quelquefois.
- Et vous réussissez à vous y faire ?
- Oui. Bon, quelquefois… l’envie me prend de faire marche arrière. Mais pas très souvent. Errer dans les bois, je l’ai suffisamment fait pour savoir ce que c’est.
- Han-han, fit Honey, après un bref silence. En tout cas, c’est sûrement pas toujours facile de s’en sortir, même quand on le veut. Mais à partir du moment où quelqu’un d’autre a besoin… bon, j’veux dire, si quelqu’un a de l’amour pour vous.
- Je hais le mot “ amour ”, dit Anna avec véhémence. C’est comme une saleté de sirop douceâtre qu’on répand sur les choses pour faire oublier leur vrai goût… Dans le temps j’ai connu un homme qui ne pouvait pas dire une phrase sans prononcer ce mot-là. Pour lui, ça excusait tout.
Commenter  J’apprécie          30



Acheter les livres de cet auteur sur
Fnac
Amazon
Decitre
Cultura
Rakuten

Lecteurs de Alison Lurie (1563)Voir plus

Quiz Voir plus

quiz été quiz cadeau, chat ou chien ?

Pif

chien
chat
-
-

10 questions
113 lecteurs ont répondu
Créer un quiz sur cet auteur

{* *}