Citations de Ananda Devi (312)
Ce que j'ai oublié:
Le goût du vent et la mollesse
d'autres lèvres. J'essaie de m'en souvenir,
l'odeur de la terre
par temps d'après la pluie,
le toucher d'un autre corps
par temps d'après l'amour.
Dehors les ronces attendent
la nourriture de leurs plaies
Nos yeux errent sanglants
dans leurs noires harmonies
L'eau sur ma peau
est une robe d'acide
Je ne serai plus jamais esclave ni d'un autre ni de moi
Je boirai certes à la source de tout de qui en toi est toi puis je m'en irai comme une bête déchue certaine que rien d'autre ne m'attend que mon propre visage dans le noir
Je suis femme comme toute femme qui un jour a osé aimer une source une lumière me hante ce n'est pas la vie mais la mort que je porte dans mon ventre
Les mains des hommes prennent possession de vous avant même de vous avoir touchée. Dès que leur pensée se dirige vers vous, ils vous ont déjà possédée.
C'est peut être tout ce que j'ai été jusqu'à présent.Un accessoire dans une autre histoire. Ou bien l'esprit qui les invente sans jamais en faire partie. Il suffit d'être étranger, et l'on est déjà dit. D'ailleurs, à Delhi, comme dans le monde clos d'un livre, tout le monde est étranger. Tous viennent d'ailleurs. Chacun se croit obligé de citer une longue généalogie géographique pour prouver qu'il existe. En fin de compte, ils ne sont jamais d'ici. Le mouvement incessant parle d'une population toujours en partance, jamais arrivée.
L’œil se grée de rire pour mieux taire
Les larmes des enfants solitaires
Qui laissent sur leur cœur de verre
Des striures pastel.
Tu tends l'oreille
Aux voix des absents
Jusqu'à ce que la nuit enfin
Consente à te parler.
Eve :
Un mouchoir de dégoût. Oui, moi aussi on me l’a enfoncé dans la bouche dès la naissance.
Debout près de la fenêtre, je crache la fumée du tabac dans la nuit. Je la regarde se dissoudre comme si elle emportait une part de moi. Ma mère, quand elle viendra dans ma chambre après avoir longtemps hésité devant la porte fermée, ne dira rien, ne sentira rien. Elle s’est délibérément insonorisé la chair pour ne pas avoir à ressentir la vie et à la regretter. Une existence à l’abri de tous les remous, voilà ce qu’elle voudrait. Mais peut-être est-ce la seule vision possible, pour ceux qui sont accouchés par le besoin ?
Sad :
On me dit que je réussirai. Il faut savoir que réussir, ça ne veut pas dire la même chose pour tout le monde. C’est un mot à déclinaison variable. Dans mon cas, cela veut simplement dire que les portes fermées pourraient s’entrebâiller et que je pourrais, en rentrant bien le ventre, me glisser entre elles et tromper la vigilance de Troumaron. Tout le monde sait que la pauvreté est le plus féroce des geôliers. Les profs, eux, disent que tout est possible. Ils me racontent qu’eux aussi apprenaient leurs leçons à la lumière de la bougie. Je vois d’ailleurs dans leurs yeux l’obscurité de penser qui en a résulté. Ils me disent, il faut saisir votre chance, vous ne devez pas freiner le développement du pays. C’est qui vous ?
On ne verra de toi que la folie, que ta tenue de voyou, que ton déguisement de malfrat, que l'ombre du terrorisme qui plane sur ton nom, même si je sais, Zigzig, nous savons tous qu'en dessous, comme en chaque homme, se trouve une âme qui mériterait qu'on la comprenne avant de la condamner.
C'est si facile de se défaire de son humanité. Elle ne tient qu'à un fil ténu, à peine lié à notre âme, ou ce qui nous en tient lieu. D'ailleurs, l'âme n'est-elle pas un mythe semblable au panthéon des dieux qui nous gouvernent ? Tout cela pour nous faire croire que nous serions une oeuvre grandiose de nos créateurs, qu'en nous se dissimule un noyau d'éternité, une chose irréductible, et que nous survivrons coûte que coûte, malgré notre travail de destruction, malgré notre nature biologique éphémère...
Je ne suis plus sujette à l'amour. Je voudrais un coeur plane, aussi plane que mon corps, qui saurait disparaître lorsque vivre serait trop lourd.
(Clélio)
Je crois que je suis né comme ça. Je crois que j'ai vu le futur et que j'ai pas aimé ça. Et quand je vois des clous, j'ai envie de les avaler ou de les faire avaler à quelqu'un d'autre .
... Je sais que je ne changerai pas. Je suis un pisseux, un morveux, un merdeux.
Je suis Clélio, un sale besogneux. L'avaleur des clous rouillés des autres. Que voulez vous ? On ne se refait pas.
Tu vois un visage serré sur ses mensonges. Tu te demandes où tu es allée. Tu cherchais une clé et tu as trouvé une effraction.
Eve, à la chevelure de nuit écumeuse, quand elle passe dans ses jeans moulants, les autres ricanent et grincent des dents, mais moi, j'ai envie de m'agenouiller. Elle ne nous regarde pas. Elle n'a pas peur de nous. Elle a sa solitude pour armure.
Les touristes, eux, nous narguent sans le savoir. Ils ont l'innocence de leur argent. Nous les arnaquons pour quelques roupies jusqu'à ce qu'ils commencent à se méfier de nos gueules avenantes et fausses. Le pays met sa robe de ciel bleu pour mieux les séduire. Un parfum de mer sort de son entrecuisse. D'ici, nous ne voyons pas le maquillage du dehors, et leurs yeux éblouis de soleil ne nous voient pas. C'est dans l'ordre des choses.
Les pèlerinages n’ont jamais conduit vers autre chose que soi – un soi blessé, tourmenté par les visions qui dansent hors de notre portée, par nos rêves faussés. Les pèlerinages mettent à nu nos échecs, nos mirages. Ils sont l’éternel piétinement de ce rien qui nous réclame, nous aspire, nous noie : la mort vers laquelle tout le monde chemine, et rien d’autre. Aucune promesse d’un bonheur quelconque tandis que nos pieds creusent notre propre tombe.
Dans le ciel, les étoiles changent de position, mais personne ne les regarde. Que leur importe ces lumières venues de loin alors que la terre est une géhenne ? Le ciel n’est là que pour recevoir leurs vaines prières. Le ciel est la gigantesque oreille des divinités, rien de plus. Elles leur enverront des pluies bienfaisantes ou dévastatrices, des sècheresses qui boiront jusqu’au sang des vivants, des ouragans et des typhons, et peut-être quelques jours de grâce où l’air sera frais et le soleil clément. Vivre, vivre, aujourd’hui, et puis demain, et puis peut-être encore demain. C’est tout ce qu’ils peuvent espérer. Après… Tout est incertitude.
Tout commence par la perte des eaux.
L’outre se désemplit pour livrer le passage à une entité complète en soi. Pas un corps étranger ; un bourgeon, une ébauche, une excroissance intime, qui, une fois émergé, devient cet autre auquel seuls nous rattachent les liens de l’amour et du désarroi.
Elles gardent les commérages et les moqueries pour ces moments où elles se retrouvent autour d'un verre de thé sucré ou d'alcool, et où elles peuvent rire du grand homme en décrivant son corps pâle comme un chapati mal cuit ou une chair de porc crue, et puis comment il pète au moment d'éjaculer, plus il jouit fort, plus il pète fort, une trompette claironnant sa réussite, un chant de gloire aux divinités, un pet à l'odeur d'encens mâtiné du dhal de la veille, grâce auquel il pourra défoncer les portes du nirvana ! A force de s'esclaffer leur ventre fait mal. Nous sommes les seules à lui faire entendre la voix des dieux ! clament-elles, hilares.