Citations de Anna Akhmatova (316)
V
Depuis dix-sept mois je crie,
Je t’appelle à la maison.
Je me suis jetée au pied du bourreau,
Pour toi, mon fils,
mon tourment,
Tout à jamais s’est emmêlé,
Je ne distingue plus désormais
Ni la bête, ni l’homme.
L’exécution - l’attente -
C’est pour quand ?
Rien que des fleurs trop belles,
Le grincement de l’encensoir et,
Quelque part, des empreintes
vers nulle part.
Une étoile immense me regarde
Droit dans les yeux, avec
Cette menace d’une mort prochaine.
De nouveau tu es avec moi, mon insomnie !
Je reconnais ton visage immobile.
Alors, ma toute belle, ma rebelle,
Te chanterais-je donc si mal ?
Oh, que de poèmes jamais écrits,
Leur chœur en secret autour de moi rôde
Et il se pourrait bien qu'un jour
Ils finissent par m'étouffer...
(Élégies du Nord)
Déjà la folie, de son aile,
Couvre la moitié de mon âme.
Elle m’abreuve de son vin de feu
Et m’attire dans sa noire vallée.
Et, moi, j’ai compris
Que je devais lui céder la victoire,
Prêtant l’oreille à mon délire
Comme si c’était celui d’une autre.
J’ai entendu une voix consolante
Qui me disait : « viens, viens ici,
Quitte ton pays sauvage, coupable,
À tout jamais quitte la Russie.
Je laverai le sang de tes mains,
Et la honte de ton cœur, j’arracherai.
D’un nom nouveau je te couvrirai
Et tes défaites et tes offenses. »
Mais, indifférente et sereine,
J’ai bouché mes oreilles de mes mains,
Pour empêcher ses paroles indignes
De souiller mon âme affligée.
Cette lettre, ami, ne la froisse pas ;
Tâche de la lire, amour. Jusqu’au bout.
J’en ai assez d’être une inconnue,
D’être sur ta route une étrangère.
Non, pas ces yeux-là, pas cette colère !
Je suis à toi, je suis celle tu aimes.
Je ne suis ni bergère. ni reine,
Ni non plus, à coup sûr, religieuse...
Dans cette robe grise de tous les jours,
Sur ces talons usés...
Comme avant, mon étreinte brûle,
Et mes grands yeux disent la peur.
Cette lettre, ami, ne la froisse pas,
Le mensonge est de toujours ; ne pleure pas.
Mets-la dans ta pauvre musette,
Mets-la, s’il te plaît, tout au fond.
Roseau.
Dédicace.
À l'heure où s'écroulent les mondes,
Recevez ce don de printemps
Qui vient de l'ombre au-delà du Léthé,
En réponse à de plus beaux dons
Pour que, toujours indestructible,
Fidèle malgré les saisons,
La haute liberté de l'âme
Qui porte le nom d'amitié
Me sourie aussi gentiment
Qu'il y a trente ans...
La grille du Jardin d'été,
Et Léningrad sous la neige
Sont apparus, on dirait, dans ce livre,
Dans la brume des miroirs magiques
Et sur le Léthé pensif
Le roseau renaît et chante.
Mai 1940
Léningrad
Plumier, livres dans mon cartable,
Je rentrais de l’école.
Sans doute ces tilleuls n’ont-ils pas oublié
Notre rencontre, ô mon joyeux garçon.
Mais, devenu un cygne hautain,
Mon petit cygne gris a changé.
Sur ma vie s’est posé un rayon de tristesse,
Et ma voix n’est plus sonore.
Le pays a la fièvre, mais le bagnard d’Omsk ¹
A tout compris, fait une croix sur tout,
Voilà maintenant qu’il mélange tout,
Et qu’il s’élance, planant tel un esprit
Au dessus du chaos originel. Minuit sonne.
La plume grince et de bien des pages
Emanent des relents de potence.
¹ Dostoievski
Le miel sauvage sent la liberté.
La poussière, un rayon de soleil;
La violette, une bouche de fille;
L'or, rien.
Les plus sombres jours de l'année
Ont pour devoir de devenir lumière.
Je ne trouve pas de comparaison
Pour dire la douceur de tes lèvres.
Tes yeux, je te défends de les lever vers moi.
Epargne ma vie.
Ils sont plus clairs que les violettes nouvelles,
mais mortels pour moi.
Je l'ai compris : les mots sont inutiles;
Légères, les branches sous la neige...
L'oiseleur a déjà tendu
Ses pièges près de la rivière.
Courage
Nous savons ce qui maintenant est en balance
Et ce qui maintenant s'accomplit.
Nos horloges sonnent l'heure du courage,
Et le courage ne nous abandonnera pas.
Il n'est pas terrible de tomber sous les balles,
Il n'est pas amer de rester sans toit,
Et nous te garderons, langue russe,
Immense parole russe.
Nous te porterons libre et pure,
Nous te transmettrons à nos descendants,
Et nous te sauverons de la captivité,
À jamais.
Cet homme (*) a de tels yeux
Que chacun doit l'aimer.
Pour ma part, il est plus prudent
Que je ne les regarde pas.
(Blok)
Printemps. Le matin est ivre de soleil,
Plus net le parfum des roses sur la terrasse,
Le ciel a plus d'éclat qu'une faïence bleue.
Le cahier est relié en maroquin souple,
J'y lis des stances et des élégies
Qui furent écrites pour ma grand-mère.
Je vois le chemin jusqu'à la grille, les bornes
Se détachent en blanc sur l'émeraude du gazon.
Oh! Ce coeur est plein dun amour exquis, aveugle.
Et quelle joie! Ces couleurs dans les massifs,
Et dans le ciel le cri aigu du corbeau noir,
La voûte du cellier au profond de l'allée.(...)
Nuit blanche
Le ciel est blanc d'une blancheur terrible,
Et au granit, au charbon la terre est livrée.
Sous cette lune exsangue et invisible
Plus rien jamais ne pourra scintiller.
Fougueusement rauque, une voix de femme
Ne chante pas mais ne fait que crier.
Au-dessus de moi un peuplier noir
Par aucune feuille ne peut me murmurer.
Fallait-il que passionnée je t'embrasse,
Fallait-il que t'aimant je souffre tant de fois
Pour devoir aujourd'hui, calme et si lasse,
Avec dégoût me souvenir de toi ?
(Juin 1914)
Solitude
On m’a jeté tant de pierres,
Que plus aucune ne m’effraie,
Le piège s’est fait haute tour,
Haute parmi les hautes tours.
Je remercie ceux qui l’ont construite,
Qu’ils cessent de s’inquiéter, de s’attrister.
De tous les côtés je vois l’aube plus tôt.
Et le dernier rayon du soleil triomphe ici.
Souvent dans les fenêtres de mes chambres
Entrent les vents des mers du nord,
Et le pigeon mange dans mes mains du grain…
Cette page que je n’ai pas finie,
La main brune de la Muse,
Divinement calme et légère,
Y inscrira le dernier mot.
1914
//Traduit du russe par Jean-Louis Backès
Dans combien de miroirs ai-je vécu?
J'ai grandi au milieu de calmes motifs
Dans une fraîche nursery du jeune siècle ;
Je n'aimais guère la voix des hommes,
Mais je comprenais celle du vent.
J'aimais la bardane et l'ortie,
Et plus que tout le saule d'argent.
En reconnaissance il a vécu
Avec moi toujours, ses branches en pleurs
Semaient des rêves sur mes insomnies.
C'est étrange ! Je lui ai survécu.
Voici la souche ; les autres saules
Parlent aujourd'hui avec d'autres voix
Sous notre ciel, sous d'autres cieux.
Je me tais ... On dirait que mon frère est mort.
Les uns plongent leurs regards dans les yeux aimés,
D’autres boivent jusqu’aux rayons du jour.
Moi, je passe toutes mes nuits en discussions
Avec mon indomptable conscience.
[…]
Voici de nouveau le soir noir du carnaval,
Le parc sinistre, le trot d’un cheval,
Et le vent tout chargé de bonheur et de joie
Tombait sur moi des abîmes du ciel.
Mais au-dessus de moi, serein,
Se tient le témoin à deux cornes… ô fuir là-bas,
Là-bas, par le vieux chemin des Caprices,
Vers les cygnes et les eaux mortes.
Première
(Préhistoire)
La Russie de Dostoïevski. La lune
Est presque à demi cachée par un clocher.
Les cafés sont ouverts, les fiacres filent,
Des blocs de cinq étages se dressent rue des Pois,
Près de l'église de la Vierge, devant Smolny.
Partout des cours de danse, des bureaux de change,
Et à côté, des «Henriette», des « Basile », des « André »,
De somptueuses tombes : « Choumilov-l'Ancien ».
D'ailleurs la ville n'a guère changé.
(Élégies du Nord)