Citations de Dan Simmons (684)
Les animaux avaient refait leur apparition en même temps que le soleil et la mer, dans le ciel comme dans les eaux. Durant les longues journées de l'été arctique, où l‘astre du jour demeurait au-dessus de l'horizon presque jusqu'à minuit et où les températures montaient parfois au-dessus de zéro, les cieux s'emplissaient d'oiseaux migrateurs. Franklin lui-même parvenait à distinguer les pétrels des sarcelles, les eiders des mergules et les petits macareux des autres oiseaux. Autour de l'Erebus et du Terror, les chenaux de plus en plus larges grouillaient de baleines franches qui auraient pu faire saliver un baleinier yankee, sans parler des morues, harengs, et autre menu fretin (...).
Même privé de lanterne, Crozier se déplacerait sans peine dans ces ténèbres infestées de rats; il connaît chaque centimètre carré de ce navire. Parfois, et notamment la nuit, lorsque gémit la glace, (...) Crozier comprend pour de bon que le HSM Terror est son épouse, sa mère, sa promise et sa putain. Cette intimité avec une dame faite de chêne et de fer, d'étoupe et de lest, de toile et de cuivre, est le véritable mariage qu’il connaîtra jamais.
Sous les yeux de Crozier, les champs de glace fracturés qui entourent le bateau virent au bleu, puis au violacé, pour devenir aussi verts que les collines de l’Irlande du Nord de son enfance. À près d’un mille côté tribord, l’immense montagne de glace flottante qui dissimule l’Erebus, le sister-ship du Terror, semble, l’espace d’un instant trompeur, rayonner d’une couleur intérieure, d’un feu glacial brûlant dans ses entrailles.
70°05’ de latitude nord, 98°23’ de longitude ouest. Octobre 1847.
En montant sur le pont, le capitaine Crozier découvre que son navire est assiégé par des spectres célestes. Au-dessus de lui - au-dessus du Terror -, des plis de lumière chatoyante plongent puis se dérobent en hâte, tels les bras multicolores de fantômes agressifs mais au bout du compte hésitants. Des doigts osseux d'ectoplasme se tendent vers le bateau, s'écartent, font mine de se refermer puis se retirent. La température a atteint - 45°C et descend à toute allure.
(Incipit)
Un million d'années de progrès en la science médicale ne suffiront pas à éclairer les compartiments les plus secrets de l'âme humaine.
BEURK !...
— Salut, Terry, dit-il en levant le pistolet.
Le gros homme ferma brusquement le rideau de douche, comme si cela allait le protéger. Le Dodger éclata de rire. C’était vraiment marrant. Il tira cinq fois à travers le rideau. Il y avait des poissons imprimés dessus, rouges, bleus et jaunes, qui nageaient tous ensemble. Le Dodger ne pensait pas que les poissons de différentes couleurs aient l’habitude de nager ainsi en banc.
Le gros homme entraîna le rideau de douche avec sa tringle avec lui dans sa chute. Ce n’était même pas une vraie douche. Juste un tuyau avec une pomme bricolée et un rideau. Le gros type était étalé en travers du bac. Le Dodger ne comprenait pas comment on pouvait vivre dans ces conditions.
Le gros cul poilu du cadavre était à l’air, et ses bras, sa tête et le haut de son torse étaient pris dans les plis du rideau avec ses poissons ridicules. Le sang ruisselait autour de ses orteils et s’écoulait en tournoyant par la crépine. Le Dodger n’avait aucune envie de toucher cette chair moite et molle. Il y avait au moins deux trous visibles et qui faisaient des bulles dans son dos.
Le Dodger chercha la tête à travers le rideau en tâtonnant, trouva les cheveux sous le plastique à bon marché, souleva la tête et appliqua le silencieux contre la tempe. Les yeux, grands ouverts, le fixaient à travers le plastique quand il pressa de nouveau la détente.
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HONEY GLOOM
Il contemplait les millions de tonnes d’eau qui se déversaient hypnotiquement par-dessus le bord bleu-vert de l’infini.
Il songea au mot d’Oscar Wilde sur les chutes du Niagara :
« Pour la plupart des gens, c’est la deuxième grande déception de leur lune de miel. »
Ou quelque chose d’approchant.
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C'est vrai, pensai-je et appris-je en cette seconde. Même quand on est entouré, on meurt complètement seul.
(…) l’évolution n’est pas un progrès, elle n’a pas de « but » ou de direction. L’évolution, c’est le changement. L’évolution « réussit » si ce changement adapte mieux une feuille ou une branche de son arbre de vie aux conditions de l’univers.
Je tiens mon long piolet dans main gauche, côté amont, et prends soin de le planter avant chaque pas. C'est difficile de chercher un cadavre quand on doit regarder ses pieds en permanence.
Faire l'amour avec l'être qui mérite cet amour est une des rares récompenses absolues de la condition humaine, qui compensent la douleur, les pertes, la balourdise; la solitude, la bêtise, les compromis, la lourdeur qui accompagnent cette condition. Faire l'amour avec la bonne personne supplée à pas mal d'erreurs.
Si notre société devait un jour opter pour une dictature à la George Orwell, le meilleur instrument d’oppression serait sans doute le sillage laissé par la carte bancaire.
...que l’essence de l’expérience humaine ne résidait pas avant tout dans les moments exceptionnels, les jours de mariage ou de triomphe que l’on cerclait de rouge sur les calendriers de l’ancien temps, mais plutôt dans le flot inaperçu des petites choses courantes tels les après-midi de week-end où chaque membre de la famille s’occupait à des activités personnelles, croisant les autres sans s’en apercevoir ou échangeant avec eux des propos aussitôt oubliés. C’était la somme de tous ces instants qui créait une synergie éminemment importante et éternelle.
La route du courage la plus courte passe par l'ignorance absolue.
La violence moderne me désespère. Sa nature impersonnelle, son caractère routinier qui l'a rendue accessible au plus grand nombre, me désespèrent. J'avais un poste de télévision, mais je l’ai revendu au plus fort de la guerre du Viêt-Nam. Ces tranches de mort aseptisées — que l’œil de la caméra rendait encore plus distantes — ne signifiaient rien à mes yeux. Mais je pense qu'elles signifiaient quelque chose pour les veaux qui m'entourent. Lorsque la guerre a pris fin, ainsi que sa comptabilité macabre détaillée chaque soir sur les écrans, ils en ont redemandé, encore et encore, et les écrans de cinéma et les rues de cette chère nation mourante leur ont fourni en abondance une provende médiocre. C'est une dépendance que je connais bien.
Chaque être humain se nourrit de violence, de la démonstration de son pouvoir sur son prochain, mais rares sont ceux qui - comme nous - ont goûté l'ultime pouvoir.
Comment saurais-je ce que je pense tant que je n'ai pas vu ce que je dis ?
Si vous lisez ces lignes parce que vous êtes un fan des Cantos du vieux poète et que la curiosité vous dévore de savoir ce qui s’est passé ensuite dans la vie des pèlerins d’Hypérion, vous risquez fort d’être déçu. J’ignore ce qui est arrivé à la plupart d’entre eux.
Malgré le vif éclat des lampes à gaz, un étrange nuage iridescent semblait entourer Charles Dickens pendant qu'il lisait des extraits du plus récent de ses récits de Noël. Ce nuage, j'en ai la conviction, était la manifestation ectoplasmique des nombreux personnages que Dickens avait créés et qu’il convoquait à présent – un par un – pour parler et agir devant nous. Tandis que ces spectres s'emparaient de lui, la posture de Dickens se modifiait. Il devenait soudainement alerte, cédait à l’abattement ou se laissait aller à la nonchalance selon ce que lui dictait l'esprit du personnage. Le visage de l'écrivain se transformait immédiatement et intégralement – certains muscles faciaux dont Charles Dickens faisait si fréquemment usage se détendaient, d'autres entraient en jeu. Des sourires, des regards mauvais, des froncements de sourcils et des mines conspiratrices que l’on ne voyait jamais sur les traits de l’homme qui habitait Gad’s Hill passaient sur le visage de ce réceptacle possédé qui se tenait devant nous. Sa voix changeait de seconde en seconde, et même dans les répliques rapides des dialogues, Dickens semblait habité par deux démons à la fois, voire davantage. (p. 433)
Comme dit une antienne connue, on peut compter sur un meurtrier pour bien écrire ses mémoires et sur un universitaire pour émettre un commentaire déprimant quand on en a le moins besoin.