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Critiques de Danilo Kis (20)
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Sablier

« Sablier » est un livre qui parle d'un personnage qui, entre autres, parle des livres dans lesquels il pourrait se retrouver : des biographies possibles, fantasmées.

Des existences multiples venant camoufler une autre : la seule, la vraie, une identité qui pourrait bien avoir un intérêt à devenir indiscernable de ses doublures livresques.

Lecture marquante, tantôt ardue, tantôt passionnante, à la fois déstabilisante (de par son air expérimental) et prenante (grâce à la beauté, à l'humour et à la poésie de certaines pages – à voir la longue citation que j'ai ajoutée sur Babelio), « Sablier » représente une performance d'ordre littéraire et politique, un acte d'ascèse narrative et de refus d'artifice apte à longuement nourrir notre réflexion.



Dès les premières pages, on est prévenus sur la possibilité de trébucher sur les questions d'illusion d'optique et sur les blocages de notre esprit (ou de notre volonté ?) d'admettre le vide, le négatif, le creux.

Car presque tout, tout le sens, réside dans les creux du « Sablier ».

Il se laisse égrainer au fil des pages, au fur et à mesure que la lecture avance, et que le temps s'écoule du « Sablier ».



La litote et la prolepse, les procédés du narrateur évitant, qui choisit de dire moins que ce qu'il en sait au but d'entretenir la tension de la lecture, se trouvent génialement manipulées par le protagoniste du livre : le mystérieux, l'imparfait et tellement humain E.S.

L'étrangeté de ce personnage, c'est « d'être à la fois celui qui regarde et celui qui est regardé » (p. 34), d'être en même temps sujet et objet d'observation, récitant et récité : s'il se livre à la première personne (dans les cinq sections des « Carnets d'un fou » – écho trompeur au « Journal d'un fou » de Gogol), produisant réflexions, considérations, méditations métaphysiques, souvenirs et listes parfois interminables, il se retrouve également raconté en langage faussement objectif/administratif (dans les quatre sections intitulées « Instruction ») ou il semble répondre à un interrogatoire (pourquoi ? diligenté par qui ? pour quel délit ?) lors de deux « Audiences du témoin ». Quatre autres « Tableaux du voyage » le restituent dans des gestes, des errances et des confrontations de premier abord obscures, souvent en lutte avec le froid et la misère, s'adonnant à des voyages et des démarches peu compréhensibles.



Mais qui est cet individu que l'on voit de l'intérieur et de l'extérieur, qui se raconte et se fait raconter par un autre ayant étrangement accès à tous ses pensées, rêves, croyances et désirs intimes (est-ce vraiment un autre ?), perpétuellement coincé dans les différents registres du langage et reflété dans des innombrables (et savoureuses) mises en abyme* ?

Plusieurs indices peuvent nous laisser croire que tout cela n'est que l'histoire d'un « moi divisé, pitoyable » (p. 146) – ou bien que dans un contexte délicat, voire hostile, le personnage peut consentir à jouer les fous pour garder raison et pour avoir le dernier mot sur son histoire, qu'il s'entête à mettre par écrit :



« Malgré ce moment de découragement et de doute, un pressentiment l'effleure, à la limite du conscient, que cette petite tranche d'histoire familiale, cette courte chronique possède la force de ces annales qui, lorsqu'elles resurgissent au jour après de longues années, et même des millénaires, deviennent un témoignage du temps (et peu importe alors de qui il s'agit), comme ces fragments de manuscrits découverts dans la mer Morte ou dans les ruines des temples ou sur les murs des prisons » (p. 20).



« Sablier » risque de décourager par ce discours composite, disparate, dépourvu d'explications sur les circonstances de sa production. Ainsi, en divaguant parfois distraitement sur des pages nous rappelant Borges, Kafka et Perec, on met du temps à comprendre que l'imprécision, la dissimulation et l'évitement peuvent être les traits d'un individu acculé ou d'un transfuge ; et que les échos de la grande histoire, celle qui s'écrivait en 1942, se cachent dans les listes de noms nullement fictifs (de disparus) ou dans la lettre finale, authentique, signé par le père de Danilo Kis.



Éclatement du sujet, désarticulation de la chronologie, pulvérisation de la vérité narrative ; « Sablier » offre une vision hallucinée de l'histoire : la seule possible, peut-être, pour dire l'inconcevable.









_____________________



* Un exemple :



« Citez un bref compte-rendu du roman qui décrit, avec une distanciation pleine d'ironie, les récents et souvent incroyables aventures du héros.

"Parade dans un harem", qui nous est proposé dans une collection réputée et bon marché de la maison d'édition Tábor*, est la première oeuvre (c'est du moins ce qu'indique l'éditeur dans une note laconique) de M. E.S. Derrière le titre volontairement sensationnel, sans doute inspiré par P. Howard, le lecteur découvre avec plaisir un écrivain sensible et talentueux, et un thème social et psychologique très intéressant. Sans vouloir, à l'instar de certains trouble-fête maladroits, révéler tout à fait au lecteur l'intrigue de ce livre, nous dirons seulement que l'action du roman ne se déroule pas, comme pourrait le faire croire le titre, dans l'ambiance exotique de palais orientaux, mais dans un village perdu de Pannonie, à notre époque. Le héros du roman, un certain E.S., homme excessivement sensible et même un peu perturbé, est confronté, après une expérience terrible (il s'agit d'une rafle à Novi Sad), à des situations quotidiennes, tout à fait banales, mais dans lesquelles il n'arrive pas à se débrouiller. L'action du roman se déroule au cours d'une seule nuit, des dernières heures de la journée à l'aurore. Dans ce bref laps de temps, il revit les épisodes majeurs de ses expériences passées ou récentes, et dresse un bilan de sa vie. Le conflit du héros avec le monde est en fait le conflit avec la mort, une lutte contre la mort qu'il sent proche. Nous recommandons de tout coeur ce roman à nos abonnés et à nos nouveaux lecteurs, à tous ceux qui ne courent pas après des sujets faciles et pleins d'aventures, et qui sont persuadés, comme nous le sommes, que ce que l'on appelle l'intrigue n'est pas le plus important, ni la valeur essentielle d'une oeuvre littéraire (pp. 199-200, « Instruction (III) »).



(*) Maison d'édition hongroise d'avant-guerre, spécialisée dans les oeuvres judaïques. (N.d.T.)



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Sablier

D’abord et avant tout un constat: Sablier est le plus ardu, le plus enigmatique des livres de Kis que j'ai lus. Je dois donc envoyer un message clair pour assurer mes arrieres: vous tous, a qui j'ai conseille de lire Danilo Kis et qui, pour me faire plasir ou me faire taire avez place ses livres sous les combles, dans cet espace bien garde et oublie de tous que vous appelez pense-bete, laissez-le la pour un temps! Surtout ne commencez pas votre immersion dans l'univers litteraire de Kis par ce livre!





Bon, je me calme. Sablier est une grande oeuvre. Une fois sa lecture finie je crois pouvoir l'affirmer. Mais combien m'y suis-je perdu et combien de fois j'ai ete tente de lire en diagonale. Combien de fois j'ai failli fermer le livre, me promettant de le continuer plus tard (la banale excuse pour farder l'abandon, pour adoucir l'amer gout de la capitulation). Combien de fois me suis-je dit, rageur, que c'est le livre qui doit meriter son lecteur et non le contraire, quoi qu'en disent certains beats imbus d'eux-memes. Ce n'est que passe le mitan que j'ai pu continuer sans grincer des dents. Et vers la fin, oui, enfin, j'ai ete gagne par l'emotion, oui, submerge, oui, et je me suis dit, oui, c'est une grande oeuvre.





Je vais a l'essentiel. Sablier complete la trilogie “Le cirque de famille”, centree sur le personnage du pere. Mais si dans les deux premiers titres, “Chagrins precoces” et “Jardin, cendre”, ce pere est absent et c'est son fils qui raconte, ici le pere est omnipresent. Certains chapitres racontent ses faits et gestes, mais dans beaucoup d'autres c'est lui-meme qui repond a des interrogatoires, qui crayonne des notes eparses sur toutes sortes de papiers, et a la fin c'est lui qui ecrit, directement, une longue lettre. Le fils a fini par ceder la parole au pere, ultime hommage.





Du point de vue du style, Sablier differe des autres livres de la trilogie. Chagrins precoces etait compose de contes au ton lyrique, ecrits depuis la perspective ingenue d'un gosse. Jardin, cendre etait une evocation proustienne de l'enfance, ou le narrateur se dedoublait en enfant et en adulte. Dans Sablier le ton lyrique disparait, laissant place a des documents de tout ordre, interrogatoires juridiques (ou policiers? En fait on ne sait pas qui interroge, ni pourquoi), notes eparses (intitulees: notes d'un fou), souvenirs, anecdotes, recits hallucines de voyages, de persecutions, de violences, lettres (j'ai compris que la derniere lettre du pere est un document veridique). Cela passe rapidement d’une secheresse morne au pathetique, et vice-versa. Proust a ete remplace par Doblin, voire par Joyce.





Malgre les complications stylistiques, ou grace a elles, le pere devient un homme en chair et en os, qui se debat dans la penurie que la deuxieme guerre mondiale a instauree; qui se dispute avec des membres de sa famille qui le lesent, qui ne comprend pas et essaye de se derober a la persecution (parce que juif) des nouveaux regimes en Hongrie et dans les Balkans. Un homme bizarre (fou? Il a passe plusieurs internements en asile), accable, rompu, mais jamais decourage. Un homme qui rend compte de sa vie, et avant de partir, regle ses comptes avec son entourage.





A travers ce pere, apparaissent les themes que je crois fondamentaux pour Kis: les circonstances sociales de l'Europe dechiree par la guerre; une reflexion sur la foi des hommes, leurs croyances, leurs ideaux, leurs dogmes, appuyee par des citations (ironiques?) de textes bibliques et talmudiques; une reflexion sur la mort, sur la force et la valeur de la vie. Et a travers les interrogatoires de ce pere, ou il detaille longuement les metiers, les affaires, les modes de vie de nombreux juifs qu'il a frequentes (ils ne sont pas toujours, ou presque jamais, signales comme juifs, mais leurs patronymes sont eloquents), une elegie sur un monde disparu, celui des juifs du centre et de l'est de l'Europe.





Le livre finit avec la lettre du pere. Apres sa signature il y a un P.S., que je ne sais si attribuer au pere ou a Danilo Kis: “Mieux vaut se trouver parmi les persecutes que parmi les persecuteurs (Talmud, Bava Kama)”. Il me faudra le mediter abondamment. Si c'est un rajout de Kis c'est peut-etre le jugement definitif qu'il aura porte sur son pere: son absolution misericordieuse. Si c'est du pere, il aura franchi le portail d'Auschwitz en vainqueur.





Complexe comme la vie, tourmentee comme son auteur, une grande oeuvre. Dure a saisir. Dure a avaler. De celles qui incitent a diverses interpretations. Il faut croire qu'elle m'a marque. Elle m'accompagnera longtemps.

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Encyclopédie des morts (nouvelles)

Un livre de nouvelles. Vieilles comme le monde. Reinterpretees par Kis en une ecriture exuberante. Des nouvelles. Des contes plutot. Des paraboles. Mirobolantes. (Des miroboles parabolantes?)

Un livre qui veut ecrire l'histoire de ceux que l'histoire a ignore.

Par exemple, Simon le mage, adversaire des apotres, efface par le christianisme.

Ou une putain, effacee par les bien-pensants, honoree a sa mort par ses “habitues".

Ou tout un petit peuple efface, oublie, mais restitue a notre memoire par une “encyclopedie des morts”, qui ne mentionne personne de celebre, pour “corriger l'injustice humaine et octroyer a toutes les creatures de Dieu une meme place dans l'eternite".

Ou des dormants eternels qui revent, le reve de l'eternite et du temps, le reve des morts, le reve des sacrifies au nom de Jesus ou au nom de l'astre-dieu des paiens, la lune. Les morts revent? Et que se rappelent-ils dans leurs reves, que les vivants ont oublie?

Ou une fillette qui voit dans son miroir, horrifiee, des paysages lointains, des actions lointaines, des morts lointaines. Temoin d'avance de ce que les autres, les plus ages, avec toute leur experience, ne peuvent percevoir.

Ou un livre malefique, qui court, court, quand nombre de bons livres sont brules, quand nombre de braves gens sont brules. Un livre-torche dans les mains des incendiaires. Un livre assassin, qu'on laisse courir en fermant les yeux.

Ou un ecrivain, assassine, dont les bourreaux inventent la biographie. Et reinventent a chaque changement de pouvoir. Effacent et reecrivent. Effacent et reecrivent.

Et beaucoup d'autres, leses par leurs proches, par leur entourage, par l'histoire, par la memoire collective. Ou bien reinventes par cette meme memoire, moins selective que reconstruite. “L'histoire est ecrite par les vainqueurs. le peuple tisse des legendes. Les ecrivains developpent leur imagination. Seule la mort est indeniable”.





Kis ecrit ce qu'il a entendu par erreur, ce qu'il a lu par hasard, pour corriger nos vieux livres, pour aerer nos poussiereuses bibliotheques, pour assainir notre memoire.

L'histoire est, dans ce livre, la somme des destins humains, un ensemble d'evenements insignifiants lies a d'autres, fabuleux mais non moins ephemeres. Sont recensees les pensees fugaces au meme titre que les mouvements, les actions. de chacun. de tous. Car chaque homme est un astre, et tous, morts et vivants, voguent en une galaxie aux frontieres changeantes: la memoire.





Encyclopedie des morts. Dans chacun de ses articles, la mort sert de fil conducteur, un fil attache a formuler en fin de compte une apre critique adressee aux differentes formes de pouvoir. Enchevetrant histoire, memoire, fable, speculation, realite et surnaturel, Kis temoigne pour ceux qui ne le peuvent plus. Un temoignage qui est non seulement une analyse des mecaniques du pouvoir, non seulement un voyage a travers l'histoire et la pensee humaine, mais au vrai un cri d'indignation. En quelques nouvelles, par petites doses. Qui subjuguent autant par la forme que par le fond. Des nouvelles d'une grande maitrise litteraire. Qui rappellent Borges, qui le continuent, qui l'approfondissent.





Danilo Kis est un grand ecrivain. Il largue, dans de courts livres, un message moral, politique en fait, que d'autres ont porte avant lui et porteront surement (j'espere) apres lui. Mais il a une voix qui n'est qu'a lui. Une voix aux modulations subtiles. Et forte, puissante. Une voix qui meriterait d'etre plus entendue, qui, j'en suis sur, enchantera tous ceux qui voudront bien preter l'oreille.



Danilo Kis est un grand ecrivain. Il merite d'etre plus connu, plus lu. Ayant parcouru plusieurs de ses oeuvres, ce livre est pour moi un de ses meilleurs. Une vague bienveillante l'a entraine vers mon rivage, jete sur mon ile (pas si deserte). Il trouvera sa place dans la petite bibliotheque que j'y ai monte, dans mon abri, ma bibliotheque personnelle.



“L'unique bibliotheque personnelle de l'homme est celle qui demeure dans sa memoire – la quintessence, le residu”. (D. Kis.)





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Chagrins précoces

C'est le premier volet d'un triptyque, que Kis a baptise “Le cirque de famille", et qui comprend, outre ce livre, “Jardin, Cendre" (qui est un emerveillement garanti) et “Sablier". Jardin, Cendre est le premier ecrit et le premier que j'ai lu de ce triptyque, relatant une enfance quelque part en Yougoslavie ou en Hongrie, pendant la deuxieme guerre mondiale. Sablier m'attend encore.



Dans Chagrins precoces Kis nous fait respirer un air rural, ingenu, en une succession de souvenirs d'enfance dans un village, dans une ferme, dans les champs, la foret, la maison, l'ecole. Avec une candeur qui ne cache pas la tragedie, car le drame est la. L'enfant est demi-juif et son pere sera emmene en un camp de concentration d'ou il ne reviendra pas. Kis rend en une prose quasi-poetique ce gosse qui dessine le sourire du pain, qui lit des romans-jeunesse d'aventures, qui s'amourache et en a honte devant ses camarades, qui se languit d'un pere absent tout en revant de parcourir le monde.



Tres allusivement, avec beaucoup d'auto-ironie, Kis nous fait sentir la monstruosite de la guerre et de la Shoa. Sans nous faire entrer de plain pied dans ses horreurs. Avec une certaine distanciation de ce qui pourrait etre au mieux une contrefacon de Primo Levi ou d'autres temoins et au pire du kitsch. Mais avec ses souvenirs candides, par petites touches, il devient de plus en plus emouvant. Comme quand, devant quitter, avec sa mere et sa seur, sa maison villageoise, et ne pouvant emporter que peu de choses, il introduit en cachette dans la valise familiale quelques fragments de son pere, quelques lettres et quelques documents.



L'enfant reve de devenir ecrivain. Quand il le deviendra il rendra hommage a tous ses proches, comme il le fait ici, redonnant vie a ses parents et son village, donnant la parole a Dingo, son chien, un chien si sensible qu'il se laissera mourir une fois le gosse – son gosse, son maitre, son ami – parti.



Le livre s'acheve sur un petit chapitre rajoute apres coup: La harpe eolienne. C'est encore un souvenir d'enfance, de cet enfant reveur. Et c'est peut-etre la meilleure caracterisation de ce livre, et de tout le cycle du Cirque de famille. Une harpe eolienne qui, d'abord en une sourdine hesitante puis de plus en plus fort, nous enverra des sons d'un autre temps, des sons d'une enfance qui n'arrete pas d'etre enterree et de renaitre. Les sons traduits en paroles par l'enfant qui a grandi, en une prodigieuse combinaison d'humour et de douleur, d'ironie et d'elegie.





P.S. Vous l'aurez compris. Non, je ne jetterai pas l'eponge. Je ne me decouragerai pas. Cinq fois sur ce metier, sur ce site, j'ai remis mon ouvrage, et je recidive, maintenant, encore une fois, sans aucune ponderation, mais au contraire, le temps passant, avec une apre rage. Et je la crie, cette rage, meme si c'est un cri dans le desert. Le vent portera ma voix meme si elle s'emousse, s'assourdit et agonise avant d'avoir atteint un quelconque but.



J'ai pourtant essaye de parler calmement, de decrire, d'analyser, d'expliquer (comme s'il en etait besoin). J'ai essaye d'interesser, de seduire avec force circonvolutions stylistiques. Mais ceux qui m'ecoutaient souriaient gentiment a mes paroles et me tournaient le dos au moment ou je les croyait convaincus. Et je reste a parler dans un vide grandissant.



Mais je ne renoncerai pas. Je ne me lasserai pas de vous le dire, de vous le crier. M'entendez-vous? Cherchez Danilo Kis! Oh! Vous ne le trouverez pas dans les devantures des librairies, ni sur la table centrale a l'interieur, mais dans les bibliotheques, les mediatheques, les bouquinistheques. Ou chez amazon, ou fnaczon, ou rakutenzon. Piratez-le dans un site gratuit! Dans un site louche! Empruntez-le a votre meilleur ennemi! Escamotez-le de la Pal d'un ami myope! Lisez-le!



Oh! Je sais que vous etes occupes a parcourir les dernieres nouveautes! Et oui, parmi elles il y a de tres bons livres, mais faites, aussi, une petite place aux morts au champ d'honneur de l'ecriture! A un soldat des lettres que vous traitez de soldat inconnu! Lisez Danilo Kis! Lisez son “Jardin, Cendre”! Ou son “Tombeau pour Boris Davidovitch"! Par charite chretienne, compassion juive ou clemence bouddhiste! Et peut-etre, peut-etre, serez-vous touches par le frisson-Kis, par l'emotion-Kis. Qui sait? Essayez…

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La mansarde

C'est le premier jet d'un ecrivain que j'admire. Depuis un certain temps j'essaie de pousser mes amis a le lire. Mais c'est un premier jet qui ne permet pas encore d'augurer la grandeur future de Danilo Kis. Je ne conseillerais donc pas de le decouvrir, de commencer a le lire, par ce livre.



C’est sous-titre “poeme satirique". Comme tel j'ai cru y voir une parodie de romans romantiques du 19e siecle. Un jeune homme qui se fait appeler Orfee vit dans une mansarde, entoure de livres classiques, de cafards classiques et de souris classees. Il la partage un certain temps avec un ami, Igor, un eternel etudiant, astronome a ses heures, cynique et les pieds sur terre, son alter ego et son contraire, qu'il nomme Bouc-le-sage, Capricorne ou Somnambule au fil des jours et des pages. Il rencontre une jeune fille qu'il baptisera evidemment Eurydice. Il essaie d'ecrire un livre satirique sur sa vie boheme romantique idealisee, sa mansarde philosophique, ses bars sordides, ses vapeurs d'alcool et de tabac, ses prostituees vieillissantes, et s'engage dans des voyages et des aventures aussi exotiques qu'imaginaires. En fin de compte, en fin de livre, il devra prendre une decision, decider pour une fois quelque chose dans sa vie de boheme, choisir entre la vie et la boheme.



Le livre projete a deja son titre: La mansarde, et il est en train de s'ecrire sous les yeux du lecteur, ce qui permet a Kis d'introduire toutes sortes d'elements heteroclites, a la Alfred Doblin, listes de maximes latines, menus hallucines de restaurants, longs dialogues en francais, et j'en passe. Mais tout cela, dans un livre si court, n'a fait que me donner une impression d'exercice d'ecriture. Pour moi, dans ce livre, Kis se cherche et ne s'est pas encore trouve. Il a deja l'ironie, une arme dont il continuera de se servir, mais il n'a pas encore trouve sa voie. Ni sa voix, la profondeur de la voix de ses grandes oeuvres, la voix d'un des plus grands ecrivains de l'ancienne Yougoslavie, une des grandes voix elegiaques du 20e siecle.



Ce livre est bon pour les inconditionnels comme moi. A tous les autres je conseillerais “Jardin, Cendre” ou “Encyclopedie des morts".

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Jardin, cendre

Je suis charme. Je dois comptabiliser le charme de ce livre en etoiles? Il me faut d'abord enumerer ses merites.



Sa prose. Comme son titre. Un jardin de phrases exuberantes, ou fleurissent des mots de toutes les couleurs, enbaumant les pas du lecteur qui le traverse, fascine, grise par ses fragrances. Et au detour d'une allee, sans avertissement prealable, des fleurs se fanent, s'effritent, et dans la bouche du lecteur un gout de cendres.



Son contenu. La force de ce qu'il conte, de ce qu'il etale, de ce qu'il evente. Le debut du livre est proustien, le narrateur, attendri, se rememorant sa relation emouvante et quelque peu troublante avec sa mere. Ce sont ses premieres annees, celles du bonheur insouciant. Mais bientot il prend conscience du pere, dont la presence dans le recit met tous les autres dans l'ombre. Il n'y est pratiquement plus question que de lui. Il accapare l'oxygene, et aux autres de retenir leur respiration. Un pere phenomene, ecrivain encyclopediste, redacteur d'un indicateur de chemins de fer qui finit par englober toutes les connaissances, humaines et suprahumaines, sur toutes les destinations, actuelles et futures. Un pere qui dans sa frenesie mene la famille a la ruine. Un pere qui fonce vers la demence, prophete meconnu, ivrogne braillard et egoiste qui part pour des semaines et des mois sans rendre comptes a sa famille. Un pere mythique. "Et cet homme dont le regard brille d'un eclat incense et qui leve les bras au ciel, c'est mon pere, prophete pecheur et faux apotre" [...] "Il se redressait et se mettait a chanter d'un ton plaintif, lucide et inspire, genie pantheiste dont la langue et la parole devenaient le verbe divin, le cantique des cantiques". Il l'aime? Oui, meme s'il a tot fait de le demystifier: "Et voici enfin mon pere hors du drame et de la farce dont il a ete l'auteur, le metteur en scene et le principal acteur; le voici en dehors de tout role, simple mortel, chanteur celebre sans l'orgue de sa voix, sans le pathetique de ses gestes, genie endormi, oublie de ses muses et de ses deesses, clown sans masque et sans faux nez...".



Le pere part et revient. Disparait et reparait. Mais la deuxieme guerre mondiale sevit et le pere est juif. De son ultime disparition le narrateur nous donne en quelques lignes un rapport poignant justement par sa reserve: "Apres cette rencontre mon pere nous laissa longtemps sans nouvelles. Sans aucun doute il voulait effacer l'impression penible qu'il nous avait laissee, racheter les suites de sa mauvaise attitude et de son inconsequence. Il ne nous envoya qu'une lettre, quelques mois plus tard. Cette lettre, ou plutot ce simple morceau d'enveloppe, il l'avait jete d'un wagon plombe; celui qui la trouverait etait prie de bien vouloir la transmettre a l'adresse indiquee". C'est avec la meme reserve que nous sommes succintement informes des affres de la guerre : "L'annee ou mon pere s'en alla, l'automne arriva sous le signe d'un silence de mort, epais et gluant, sous le signe de la faim tranquille, des soirs nostalgiques et des incendies de villages".



Le narrateur connait la realite de la shoa mais ne peut s'y soumettre. Sans arret il croit revoir son pere, par hasard, au detour d'un chemin. "Tantot deux ou trois ans se passent sans qu'il donne la moindre nouvelle, tantot il se manifeste trois ou quatre fois par an, a petits intervalles. Parfois, il arrive deguise en touriste de l'Allemagne de l'Ouest, en culotte de cheval, et fait mine de ne pas savoir un seul mot de notre langue". Il ne peut, il ne veut pas penser l'impensable.



La disparition du pere chamboule le narrateur et chamboule la narration. Celle-ci revient vers la mere, elle revient vers les reves, les cauchemars qui l'aissaillaient petit enfant. Chaque nuit est une petite mort. Puis il y a ce que je percois comme un essai de continuer le pere, de supplanter le pere: "Un soir d'automne comme les autres (j'avais onze ans), sans la moindre preparation, sans que rien l'eut laisse prevoir, sans signes du ciel, avec une etonnante simplicite, survint dans notre maison Euterpe, la muse de la poesie lyrique [...] un rythme universel et grandiose fremissait en moi et des paroles sortaient de ma bouche comme de celle d'un medium parlant hebreu [...] semblables a celles des barcarolles que chantait mon pere [...] toute cette ballade lyrique et fantastique, cet authentique chef-d'oeuvre d'inspiration consistait en ces quelques mots disposes dans un ordre ideal et impossible a reproduire : recif de corail, instant, eternite, feuille, et en un mot tout a fait incomprehensible et mysterieux: plumasserie. Fou de terreur, je restai assis un instant, recroqueville sur mon coffre, puis je declarai a ma mere, d'une voix brisee par l'emotion: J'ai ecrit une poesie".



Le narrateur, Andi Sam, est un peu, beaucoup, l'alter ego de l'auteur, Danilo Kis. Le pere de Kis, qui passa un temps dans des asiles d'alienes, finit a Auschwitz. Et le petit Danilo est devenu avec le temps un grand poete en prose. Dans Jardin, cendre il decrit une enfance racontee par un adulte, saisie par les yeux de l'enfant ou le reel et l'imaginaire, le fantastique, se melangent, et racontee avec un zeste d'ironie et un humour des fois un peu triste par un adulte, qui sait dans quelle circonstances historiques s'est deroulee cette enfance. Le regard est ingenu, la voix est mure.



J'ai tarde a venir a Danilo Kis. Erreur. Je ne vais pas tarder a me plonger dans ses autres oeuvres.



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Le luth et les cicatrices

C'est un recueil de nouvelles posthume. Je me mefie des oeuvres posthumes, va savoir si l'auteur les considerait dignes de publication, va savoir s'il ne pensait pas les remanier completement, va savoir si le compilateur n'a pas mis trop de grains de son sel a lui. C'est donc avec de legeres craintes que j'ai ouvert ce livre.





C'est du Danilo Kis. Immediatement reconnaissable. Des nouvelles dans une veine semblable a celles de Un tombeau pour Boris Davidovitch. Elles parlent d'exiles, forces de partir ou chercheurs de nouveaux cieux; d'apatrides qui ne comprennent pas toujours ou ils sont ni pourquoi ils sont la; de persecutes pour la bonne cause ou le bon plaisir; de poetes que leurs propres mots font taire; des personnages perdus, qui veulent oublier, qui voudraient qu'on les oublie, qui seraient, certains, peut-etre oublies, sans l'attention que leur porte Kis; et de morts, bizarres ou attendues, soudaines ou calculees; des suicides vus comme des exils d'une autre nature, d'une autre qualite. Comme si c'etait le destin de ces nouvelles, qui tournent toutes autour de la Mort, de ne voir le jour qu'une fois Kis lui-meme enterre.





Dans toutes les nouvelles, ou les contes, s'entremelent notices biographiques, souvenirs personnels de l'auteur, introspection et ironie. On sent la defiance de Kis face a tout ce qui fait figure d'etat, de patrie; sa reticence a tout pouvoir. Cela est presque explicite dans la derniere nouvelle, tres personnelle cette fois, "A et B". Il y decrit en deux chapitres distincts le paysage de son enfance et la maison ou il a grandi. le paysage (A) est intronise "the magical place", et la maison (B) est traitee de "the worst rathole, I visited? ". En anglais et pas en serbo-croate, pour mieux s'en eloigner.





Dans Un tombeau pour Boris Davidovitch j'avais bien compris que Kis mettait en scene des ecrivains et des artistes connus, peu ou prou, mais je n'avais pas fait l'effort de chercher leur identite. Ici, la compilatrice et editrice du recueil nous donne toutes les cles: les nouvelles racontent des moments de vie - et de mort - de peintres comme Leonid Sejka, d'ecrivains connus et reconnus comme Ivo Andric, d'autres moins connus comme Odon von Horvath, Piotr Rawicz, Abram Tertz (un des pseudonymes d'Andrei Siniavski). Et je dois encore ajouter un bon point a Danilo Kis: il m' a donne envie de les lire.





Les nouvelles de ce petit recueil meritaient d'etre publiees du vivant de leur auteur. Elles portent toutes fierement sa marque. Elles ont toutes droit a l'appellation d'origine controlee, meme celles qui sont restees inachevees. Comment les definir? Tres simplement: une lecture interessante.
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Un tombeau pour Boris Davidovitch

Combien different? Tres tres. Ce livre de Danilo Kis est tres different de son Jardin, cendre. C'est un livre politique, dans l'acception la plus large du mot, c'est l'accomplissement d'un devoir civique. Un devoir aux sources anciennes: "Les Grecs anciens avaient une coutume digne de respect: a ceux qui avaient brule, que les crateres des volcans avaient engloutis, que la lave avait ensevelis, a ceux que les betes sauvages avaient laceres ou que les requins avaient devores, a ceux que les vautours avaient dechiquetes dans le desert, ils edifiaient dans leur patrie ce qu'on appelle des cenotaphes, des tombeaux vides, car le corps est feu, eau ou terre, mais l'ame est l'alpha et l'omega, c'est a elle qu'il faut elever un sanctuaire". C'est ce que fait ici Kis. Il eleve un tombeau a des gens broyes par un fanatisme politique ou religieux, des gens inconnus (inconnus de moi en tous cas, et je ne saurais dire combien d'eux ont reellement existe) ou oublies.





Le livre date de 1976. Un generation plus tard Antonio Munoz Molina ecrira quelque chose de semblable: Sefarade. le livre de Kis est plus court et il a le merite de ne pas y meler son vecu personnel (ce qui m'avait gene dans le livre de Munoz Molina). Contrairement a Sefarade qui a ete immediatement acclame par la critique, ce livre a ete attaque severement a sa parution par une critique a la solde des politiques, et Kis a du s'exiler definitivement. Ce qui lui a valu ces attaques dans sa patrie, la Yougoslavie, bien qu'aucune des nouvelles n'ait pour heros un yougoslave, c'est que 5 (6?) des 7 chapitres/nouvelles sont ancres dans un passe recent, et le regime alors en place s'est senti vise. Kis dira plus tard: "Il n'y a pas de doute que les communistes - pour qui Moscou est la Rome eternelle - ont percu mon livre comme un sacrilege".

Depuis, les critiques sont tombes dans l'oubli et ce "tombeau" est reconnu pour sa valeur.





Kis fouille les mecanismes du fanatisme et de l'intolerance qui menent a une haine aveugle, a des tentatives d'oppression, d'annulation, d'extermination de l'adversaire, ou de celui qui est vu - a tort souvent - comme adversaire. En fait des gens qui ont servi ce meme systeme totalitaire qui les concassera, les triturera, des qu'il croira ne plus avoir besoin d'eux ou voudra se dephaser de ses anciens plans par de nouvelles - et meurtrieres - manoeuvres. Parce qu'il ne suffit pas de les tuer, de les faire disparaitre, ces anciens acolytes, il faut qu'ils se soient accuses eux-memes, qu'ils aient reconnu leurs pretendues fautes avant de monter sur le bucher, pour que l'auto-da-fe, l'acte de foi imagine par les fanatiques enrages, soit exemplaire, parfait, plus que cela: irreprehensible.





Ce livre est donc un acte politique. Mais la prose de Kis n'en perd rien de son enchantement, ce qui fait que tout en etant revolte, tout en grincant des dents, on se delecte a sa lecture. Ce n'est - a mon avis - pas seulement un livre important, aux assertions intemporelles, mais aussi et surtout une oeuvre envoutante. A lire donc pour le message humain. A lire donc pour la brillance, l'eclat du texte.







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Le cirque de famille



«Chaque cerveau est un cirque où tourne éternellement un pauvre cheval enfermé.» (Guy de Maupassant)



Cirque : amphithéâtre ou chapiteau sous lequel des spectacles variés sont donnés ; bassin géographique, enceinte de forme circulaire délimitée par les parois d'un massif montagneux ; dans le sens figuré : «désordre, agitation, chaos»…



Cercle de la famille, cycle sur la famille : cirque de la famille !



Sous ce dernier titre, l'écrivain serbe Danilo Kiš, né d'une mère monténégrine orthodoxe et d'un père juif de langue hongroise, réunirait en un seul volume, en 1989, année de sa mort, en France, où il s'était expatrié depuis 1962, ses trois romans d'inspiration autobiographique, écrits entre 1965 et 1972 : «Jardin, Cendre», «Chagrins Précoces» et «Sablier». Publiés respectivement, en français, en 1971, 1984 et 1982, il les classerait suivant une logique ne prenant pas en compte la chronologie de leur genèse : 1) «Chagrins Précoces» (1970) / 2) « Jardin, Cendre», (1965) / 3) «Sablier»(1972)…Le cirque !



Si les trois ouvrages ont été d'abord édités à part, et peuvent tout à fait être lus indépendamment (personnellement j'avais commencé par «Jardin, Cendre», il y a deux ans, dont j'avais posté un premier commentaire sur le site), leur réunion sous forme d'une trilogie romanesque s'avère d'une évidence flagrante! La mise en commun des trois romans apporte non seulement une dimension très intéressante à lecture qu'on aurait pu faire auparavant de l'un d'eux, comme ce fut le cas pour moi, mais permet surtout de mettre pleinement en lumière tout le génie littéraire de Kiš, la grande originalité et l'incroyable étendue de sa palette d'écrivain.

Le Cirque de Famille constituera indiscutablement le summum absolu de l'oeuvre d'un des plus grands écrivains contemporains de langue serbe et, en même temps, selon les propres mots de l'auteur, un témoignage personnel de sa «formation littéraire».

«Bildungsroman», toujours selon Kiš, aussi de son apprentissage du métier d'écrivain, l'on assiste, en effet, à travers le triptyque qui le compose, à la quête d'un auteur cherchant à recréer son histoire à partir d'un héritage à la fois personnel et littéraire, qu'il s'approprie en même temps qu'il pétrit la matière extensible et malléable de ses souvenirs.

Le Cirque de Famille, ce sont en fin de compte trois variations sur un même thème, trois styles narratifs qui se répondent et se superposent, trois mouvements qui, bien que divers en termes de recherche formelle, restent indissociables, conduits par un seul et même leitmotiv, fondamentalement solidaires et parfaitement complémentaires sur le fond.



Bien plus qu'un album de souvenirs revisité, qu'une autofiction ou autre oeuvre convenue de mémorialiste, mais très loin aussi d'un simple exercice de gammes stylistiques, l'écrivain, tout en s'inspirant sans complexes d'un légat littéraire et d'auteurs en apparence aussi éloignés qu'un Proust ou un Joyce, un Tchekov ou un Kafka, s'applique à effacer toutes frontières, non seulement entre auteurs et courants littéraires l'ayant influencé, mais avant tout entre les débordements d'un imaginaire littéraire profus, pléthorique, circassien, et les souvenirs douloureux de son passé que son récit ne cessera de ressasser, y compris les plus traumatiques; entre ce qui relève, d'un côté, d'une pure recherche formelle et, de l'autre, d'un riche substrat émotionnel rattaché à ces derniers; entre devoir de mémoire et pensée magique, entre événements passés tels qu'ils se seraient véritablement déroulés et l'aura mythique dont il cherche volontairement à les parer.



«Je ne veux pas blasphémer, je ne veux pas me plaindre de la vie. Je vais donc faire un tas de toutes ces cartes postales (…) je mêlerai mes cartes et puis j'en ferai une patience pour les lecteurs qui aiment les patiences et l'ivresse, qui aiment les couleurs chaudes et le vertige.»



Pour ce faire, l'auteur, ou plutôt son «narrateur» -à l'identité floue, «entre-les-deux», à l'image de celui de Proust dans La Recherche du Temps Perdu-, tient à les soumettre au préalable à ce qu'il décrit comme un processus de «galvanoplastie», permettant de «revêtir les choses et les visages d'une fine couche de dorure et d'un noble dépôt de patine». Appliquée, en l'occurrence aussi bien aux souvenirs de ses premières impressions sensorielles, de ses premières expériences d'enfant et de sa découverte du monde, à l'ombre -non pas d'une «cerisaie» -, mais des «marronniers de la rue Bem, à Novi Sad »-, qu'à ceux de l'errance vécue par sa famille durant la Deuxième guerre mondiale, ceux par exemple, terrifiants, de ces «journées froides» de 1942, durant lesquelles des centaines de Juifs de Voïvodine furent massacrés par les milices hongroises, ou à ceux, surtout, qui ne cessent de trotter sur la piste de sa mémoire funambule, de l'arrestation, en 1944, puis de la disparition de son père, Eduard Kiš («Eduard Sam» dans le roman), très probablement déporté comme d'autres membres de son entourage familial à Auschwitz.



En voulant rebattre les clichés figés par sa mémoire d'enfant et, grâce au pouvoir de transformation de l'écriture, les assembler en un nouveau jeu de correspondances et de significations ouvert à d'autres lectures possibles, l'auteur bâtit un univers littéraire surprenant, marelle circulaire et chimérique, sombre et en même temps solaire, arène mentale à l'intérieur de laquelle la réécriture du spectacle des souffrances et des privations subies par l'enfant et sa famille ou des deuils familiaux impossibles à accomplir n'excluront ni «couleurs chaudes», ni exaltation lyrique, où la poésie et la dérision le disputeront à l'extrême dénuement et à la peur, où l'auteur célèbrera surtout et magnifiera l'image d'un père à la fois disparu sans laisser aucune trace, et omniprésent dans son esprit.



Au-delà de ses qualités littéraires indiscutables, le Cirque de Famille est une lecture d'une grande intensité émotionnelle, nécessitant, d'un volume à l'autre, un engagement de plus en plus important de la part de ses lecteurs. L'ordre retenu par l'auteur, on s'en rendra bien compte après-coup, n'ayant eu rien d'aléatoire, il ne faudrait surtout pas, dans l'idéal, je pense (et ainsi que l'exprimait par ailleurs mon camarade et mentor de cette lecture, Dan, non pas «Danilo»..mais «Dandine»), commencer cette trilogie par son dernier volet, «Sablier».



Leur enchaînement avait été comparé aussi par l'auteur aux étapes successives de la réalisation d'un tableau:



« Chagrins Précoces », tout d'abord, le plus court des trois romans (moins de cent pages), composé de petits chapitres indépendants -chroniques d'un temps révolu à la tonalité parfois «tchekhovienne», et moments pris sur le vif croqués à hauteur d'enfant- desquels se dégagera malgré tout, malgré même le titre du roman et la présence en arrière-fond des privations que la guerre commence peu à peu à imposer, une douce et paradoxale nostalgie de l'enfance : il serait comparé par Kiš à «des esquisses dans un bloc-notes » - «en couleur certes» rajoute-t-il.



«Jardin, Cendre», sur lequel, donc, je m'étais déjà épanché dans un billet précédent, s'inscrirait pour moi dans une lignée irrésistiblement proustienne (j'avais d'ailleurs initié mon précédent billet par une citation de Proust). Construit à partir de vieux chromos d'enfance galvanisés par les magnifiques envolées lyriques de l'écrivain, empreint de fantaisie et d'impressions sensorielles, d'odeurs, de goûts et de couleurs qui serviront de points d'ancrage et de sauf-conduits face à l'insécurité et à la peur qui s'installeront progressivement au sein de sa famille, récit en apesanteur, entre rêveries qui se prolongent comme dans un demi-sommeil bienheureux, et réveils brutaux à la réalité, filant dans les interstices, les flous et confusions de ses souvenirs précoces liés aux déménagements et déplacements incessants auxquels la famille devra se soumettre en raison de la religion du père, «Jardin, Cendre» s'ouvrira aussi par un saisissante tournure temporelle suspensive : « En été, tard dans la matinée, ma mère entrait dans la chambre, un plateau à la main. Ce plateau avait perdu en grande partie son plaquage de nickel. Sur les bords, aux endroits où la surface plate se relève et s'incurve, on pouvait encore voir, derniers témoignages de l'éclat de jadis, des écailles de nickel semblables à du papier d'étain aminci sous l'ongle».

Kiš le voyait comme une première mouture de son tableau, «dessin au graphite sur toile".



«Sablier», enfin, que l'auteur nous présente comme «une palette sombre qui s'était imposée, recouvrant les contours tracés au graphite de couleurs épaisses, pâteuses». Roman en effet à l'aspect «stratifié», fragmentaire et entropique, Kiš y pratique une narration en permanente fission. Étrangement structuré quoique reparti en sections compartimentées, bien délimitées et numérotées («Tableaux de Voyage», «Instruction», «Carnets d'un Fou», «Audience d'un Témoin»), pseudo-instruction, et vrai-inventaire à partir d'éléments tout à fait réels (dont notamment la dernière et très émouvante lettre envoyée par le père de l'écrivain à l'une de ses soeurs juste avant son arrestation et disparition définitive), le récit et la temporalité se resserrent sur les derniers jours de Eduard Sam, sur ses dernières tentatives de se soustraire à ses persécuteurs, sur sa "défense" face à ses accusateurs, ainsi que sur les pensées de toutes sortes qui traversaient alors son esprit dérangé. En paraphrasant ce qu'avait avancé le très controversé philosophe allemand Heidegger, on peut dire que le narrateur ne tente pas simplement de se mettre à place de son père, mais occupe effectivement cette place depuis l'intérieur, écrit à partir de celle-ci et tente en même temps d'y porter un regard extérieur et neutre : il se place ontologiquement parlant «en tant que résistant, et se tient lui-même dans l'être [de son père] sans pour cela n'avoir dépassé ni surmonté la possibilité de son non-être».

De son côté aussi, le lecteur, peut-être divagant comme moi, admiratif, n'empêche, de l'époustouflante maîtrise de l'outil d'expression de l'artiste, avance dans le roman en tâtonnant, souvent déconcerté, entre horreur et fascination, comme dans ces cauchemars où les perspectives ne cessent de se déplacer, de fusionner ou s'inverser, entre sujet/objet, entre figure/fond, entre portrait/paysage, ou entre contenant/contenu. Tous les verrous sautent, toutes frontières sont abolies lorsque l'horrible est sur le point de se produire. Une lecture qu'on ne saurait facilement résumer, à la fois une brillante invention créatrice, libre de toutes contraintes, et un cri longuement étouffé, «râle de son agonie interminable», poussé enfin grâce au pouvoir de la littérature et des mots, et qui vous serre à la gorge.

Enfin, comme tout grand roman, une oeuvre qui offrira à chaque lecture, et à chaque lecteur, la possibilité de la co-écrire en partie, en remplissant les blancs que l'auteur laisse volontairement, tels quels, sur sa toile. (Et dans ce sens, je vous conseillerais vivement d'aller voir, sur la page Babelio consacrée à «Sablier», les seules trois critiques publiées à ce jour à propos du roman – toutes les trois exceptionnelles et complémentaires - signées «Dandine», «Lutvic» et «FrancescoRimini»)



Portrait de l'artiste, glissé sous son œuvre maîtresse.

Son aboutissement (qui à moi me fait penser, à un autre niveau, à une grande toile de Pollock ): Sablier.

Son «repentir», dessiné et essentiellement figuratif: Jardin, Cendre.

Son carnet de croquis préliminaires : Chagrins Précoces..



Principal protagoniste du Cirque de Famille, personnage haut en couleurs et fascinant, à la fois tonitruant et fragile, père affectueux et père absent, exubérant et mélancolique, idéaliste et effronté, poète et fou, cyclothymique et alcoolique, hospitalisé à plusieurs reprises en psychiatrie, ce sera ainsi, par l'oeuvre de son fils, désormais adulte et écrivain, qu'Eduard Sam, ou Kiš, ou tous les deux -peu importe-, représenté en «couleurs chaudes», déguisé en Arlecchino sans maître ni loi, échappant par la seule ruse à ses assassins, ou bien en Juif errant, expiatoire, mais cependant visionnaire, imprécateur et extra-lucide, élevé en triomphe au rang de héros défiant les forces du Mal, que ce père, victime de la barbarie et de l'absurdité de la marche de l'Histoire, pourra prendre enfin sa revanche sur son destin tragique.



La littérature, son cénotaphe. Et sa victoire, traduite en cette épitaphe provenant du Bavá Kamá: «Mieux vaut se trouver parmi les persécutés que parmi les persécuteurs.»





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Jardin, cendre

«Quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir.» Marcel Proust



Si les souvenirs constituent l'une des sources les plus fécondes de l'imagination littéraire, encore faut-il pouvoir les trier, les ordonner, afin que tout ne s'embrouille ou ne s'emmêle comme dans ces vieillies boîtes en carton sentant le renfermé, où nous stockons pêle-mêle, toutes époques confondues, photos, faire-part, cartes postales ou bouts de papier griffonnés, quelquefois tracés par des mains dont l'identité aura été complètement effacée de notre mémoire.



Pour lui servir de chemin de fer à ses souvenirs d'enfance, Andréa Sam, le narrateur de "Jardin, Cendre" choisit l'image de son père, Edouard Sam.

«Figure géniale», «visionnaire et prophète», la seule évocation de «sa puissante présence, son autorité et même son nom, ses fameux réquisitoires» lui suffirait à «maintenir dans un cadre solide la trame du récit, de ce récit où les fruits pourrissent lentement, foulés aux pieds, écrasés par la pression du souvenir, alourdis par leurs sucs.»

Personnage romanesque par excellence, doué d'une ingéniosité et d'une exaltation verbeuses hors pair, séducteur invétéré toujours en quête d'auditoire, rutilant et chimérique, idéaliste aux tendances messianiques et libre-penseur, auteur d'un guide d'itinéraires de transport ubuesque et interminable du fait de son ambition démesurée à le transformer en «oeuvre totale», mais par ailleurs alcoolique et bipolaire aussi, sujet à des impulsions violentes, à des périodes d'apathie profonde, imprévisible et égoïste, Edouard Sam est un père absent, incapable d'assurer régulièrement son rôle ou d'apporter à sa famille une quelconque stabilité matérielle ou affective.

Remémorant les années difficiles de pérégrination entre l'ancienne Yougoslavie et la Hongrie pendant la deuxième guerre mondiale, ayant culminé en 1942 par le départ définitif de son père - juif hongrois contraint dans un premier temps à s'exiler dans le ghetto, puis probablement déporté par la suite, disparu en tout cas à tout jamais sans laisser la moindre trace - le narrateur, double fictionnel de Danilo Kis, ne cherche pourtant à aucun moment «à se plaindre de la vie».

L'essentiel de son entreprise réside au contraire à faire ressurgir par «ce processus de galvanoplastie qui revêt choses et visages d'une fine couche de dorure et d'un noble dépôt de patine», l'héritage de poétique dérision légué par ce père fantasque auquel rien ne pouvait être opposé ou refusé. Mimant ainsi à merveille la liberté de création et le magnifique dédain que ce dernier avait toujours manifesté envers l'absurdité guidant la plupart du temps le destin du monde, les idéologies triomphantes et le matérialisme stupide qui fauchent les vies et les rêves des hommes, "Jardin, Cendre" se situe aux antipodes d'un récit qui, tout à fait légitimement d'ailleurs, aurait pu être assombri par les traumatismes de l'enfance vécus par son narrateur, les séparations précoces, l'exil, la misère et la faim engendrées par la guerre, ou le deuil impossible de son père disparu. Danilo Kis aura réussi, en outre, avec une grâce infinie et une maîtrise absolument sidérante, à enjamber l'espace entre le récit d'inspiration autobiographique et celui de la conception d'une mythologie personnelle, fictionnelle et flamboyante, et à s'y maintenir en suspension, en partie probablement du fait de ces mêmes penchants «aux exagérations lyriques» que son narrateur-personnage avoue avoir lui aussi chéri depuis sa plus tendre enfance.

Si la « cendre » du titre pourrait bien renvoyer au récit de l'effondrement progressif d'un univers d'enfant et d'une famille faisant face à une situation de privations et de misères de plus en plus difficiles à supporter, fuyant sans répit la persécution d'un des leurs (la père seul était juif, la mère, tout comme leurs enfants, étant chrétienne orthodoxe), c'est pourtant le «jardin» qui, par l'oeuvre de l'imagination fertile du narrateur sera ici restauré, faisant renaître des cendres du passé la verdure atemporelle et transcendante des premières expériences sensorielles et sensuelles, la découverte de soi et du monde, rhizomes précieux et universels qui, quoi qu'on aura vécu par la suite, seront restés inchangés enfouis sous le brûlis et susceptibles d'être à nouveau fertilisés.

Après les avoir exhumés comme des images jaunies d'une vieille boîte en carton, le narrateur préfère donc extraire de ses souvenirs leurs couleurs et tessitures, leurs saveurs et leurs parfums, plutôt que de déplorer les ruines d'un passé douloureux. Il ne se lamentera pas, ne cherchera aucunement à susciter la compassion ou les pleurs, ne souhaitera recevoir ni fleurs ni couronnes de la part de son lecteur. Toute la magie ensorcelante de ce texte d'une beauté scandaleusement déployée provient de la décision prise par le narrateur, au moment où, lâchant prise de tout souci de réalisme ou de dolorisme, il déclarera: « Je vais faire un tas de toutes ces cartes postales, de cette époque pleine d'un éclat désuet et romantique, je mêlerai mes cartes et puis j'en ferai une patience pour les lecteurs qui aiment les patiences et l'ivresse, qui aiment les couleurs chaudes et le vertige».



Danilo Kis, lui aussi, est né d'une mère orthodoxe monténégrine, et d'un père juif de langue hongroise. Il fut visiblement très marqué à son jeune âge par la disparition d'une partie de sa famille paternelle, déportée à Auschwitz. JARDIN, CENDRE est le premier volume d'une trilogie inspirée par sa famille, écrite et publiée comme la quasi-totalité de son oeuvre, en France, où il s'était installé dès 1962. Sa double origine, ainsi que sa double inscription linguistique (serbo-croate, hongroise) et religieuse (juive, orthodoxe), la rupture radicale avec le régime dictatorial implanté dans son pays dans l'après-guerre et son installation définitive en France, sont certainement des éléments déterminants ayant contribué largement à forger l'admirable ouverture de sa pensée, l'incroyable liberté de ton de son style littéraire, l'originalité de sa sensibilité de Homo Poeticus (titre qu'il a donné à un recueil de ses essais) et enfin, le regard acerbe qu'il portera sur toutes les formes de dogmatisme ou d'exercice autoritaire de pouvoir. Considéré comme un des auteurs majeurs de la littérature de langue serbo-croate d'après-guerre, salué par Milan Kundera et Susan Sontag, l'écrivain Piotr Rawicz qu'il avait fréquenté à Paris, disait à propos de lui : "Je ne connais personne avant lui qui aurait tenté d'aborder ce sujet immense, le destin juif sous Hitler, avec les seules armes dignes d'un poète : la maitrise souveraine du langage, saisir les tripes mêmes de l'être, saisir et montrer le génie du devenir, d'un devenir psychologique, historique, anthropologique".



JARDIN, CENDRE est un roman merveilleusement réussi, parcouru par une plume à fleur de peau et par une recherche de beauté omniprésente, dépourvue cependant de toute prétention esthétisante factice ou stérile. Au contraire, les mots du narrateur se savourent comme des biscuits au pavot sortis juste du four, les souvenirs s'ouvrent ici comme des fruits mûrs à notre fin odorat de lecteurs et les sentiments s'étalent devant nous en technicolor et en une multitude de teintes subtiles, jamais en gris.



Comme souvent chez Proust, l'affleurement du souvenir est pour le narrateur de JARDIN, CENDRE «couronné d'un écho lumineux» résultant de son long séjour «dans le puissant fixateur lyrique de l'oubli». Danilo Kis ne serait pas pour autant un auteur «proustien», ou JARDIN, CENDRE une lecture «proustienne». Il s'agit plutôt d'échos à une certaine démarche de la souvenance magnifiée par Proust que je retrouve ici, me renvoyant à d'autres souvenirs personnels de lecture et à des sensations que j'y avais associées. Des échos, on pourrait d'ailleurs en trouver bien d'autres dans une oeuvre aussi riche que JARDIN, CENDRE, marquée par une aussi remarquable liberté de création: aux inventaires d'un Perec, par exemple, au réalisme magique propre à une certaine littérature yiddish, ou encore aux atmosphères colorées particulières qui se dégagent de l'oeuvre picturale d'un Chagall...



Une lecture qui m'a, vous l'aurez certainement compris, complètement ébloui!



PS : Grand merci à Dan (Dandine), qui m'a amené par son enthousiasme et sa brillante critique de ce livre à découvrir ce magnifique auteur.

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Un tombeau pour Boris Davidovitch

Nous sommes au temps de l’Union Soviétique, de la guerre froide, la Yougoslavie existe encore et Tito est à sa tête. Alexandre Soljenitsyne vient d’avoir le prix Nobel. En 1973, il fait publier à Paris « L'Archipel du Goulag ». Arrêté en 1974, il est expulsé d'Union Soviétique et déchu de sa citoyenneté. On peut difficilement imaginer aujourd’hui combien ces événements structuraient la vie politique, intellectuelle de ces temps.

A cette époque, Danylo Kis enseignait en France mais continuait aussi de vivre à Belgrade.

Les sept récits de cette œuvre parlent de révolutionnaires, de terroristes, tous convaincus de leurs croyances, tous victimes des mécanismes de la répression stalinienne. Leur engagement dans la lutte communiste, leur parcours dans une Europe en effervescence.

Parmi les sept textes, l’un souligne l’analogie entre l’oppression stalinienne et certaines méthodes de l’Inquisition du quatorzième siècle.

Ainsi, Kiš fait entendre l’histoire de ces communistes sacrifiés pour le bien du Parti, de ces morts oubliés dont personne ne veut plus entendre parler. Il met la fiction au service du témoignage. « L'Histoire c'est le nombre, la littérature c'est l'individuel ».

C’est aussi un livre sur la manipulation, non seulement de l’homme mais surtout du document écrit comme rare trace qui inspire encore à l’homme contemporain une certaine confiance.

Ce Livre sortira en 1976 en Yougoslavie, traduit en français, en 1979.

Même si la Yougoslavie titiste est en froid avec le « grand frère » soviétique, le scandale éclate aussitôt à sa parution et, plutôt que de dénoncer ouvertement ce livre comme anticommuniste, on lui fait un procès littéraire.

Officiellement, Kiš est accusé de plagiat. On lui reproche de s’être inspiré des témoignages sur les goulags publiés quelques années auparavant en Yougoslavie.

L’accusation n’est qu’un prétexte.

En effet, Kis dévoile une des plus importantes dimensions de tout pouvoir autoritaire : l’art du mensonge, de la mise en scène, de sorte que l’Histoire « connaissance objective, mue par la curiosité désintéressée » s’avère être une gigantesque mystification.

Le travail d’écriture de Kiš s'attaque à ce besoin que nous avons de croire.

Il brise toute impression de coïncidence entre un discours se voulant objectif et le réel.

« Lorsqu’un mensonge est répété sans cesse, le peuple commence à y croire. Car la foi est nécessaire au peuple »dit un de ses personnage.

Ces derniers mots marquent une différence cruciale entre ce que fait Kiš et ce que font les artisans de la propagande soviétique qui imposent une vérité définitive et proscrivent le doute, qui écrivent l’Histoire et non des histoires

Mort en 1989, Kis n’aura pas assisté à la guerre des Balkans. On ne peut que se demander comment il aurait décrit la terreur pendant les sanglantes années de « purification ethnique ».



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Chagrins précoces

Un recueil d'une vingtaine de nouvelles très courtes raconte une enfance en Europe centrale pendant la guerre.Textes souvent assez durs donnant la parole à un jeune enfant: Andréas Sam.

L'enfant et le chien, avant dernier texte, où c'est le chien qui parle m'a obligée à recourir aux mouchoirs jetables!

L'auteur: Danilo Kis "yougoslave" (de nos jours hongrois? il écrit en serbocroate, mon édition est de 1984) est né en 1935.

Philippe Davaine illustre les textes, très bien en noir et blanc, il est né en 1953 dans le nord de la France.
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Un tombeau pour Boris Davidovitch

Vous savez, certaines écritures vous prennent à la gorge, vous oppressent. C’est exactement ce que fait Danilo Kiš. Il décrit la violence et l’arbitraire, se tient à mi chemin entre le réel, le vraisemblable et l’imaginaire, ce qui bien entendu fait douter de tout. C’est son but. Nous faire douter que ces crimes atroces : les purges staliniennes dans Un tombeau pour Boris Davidovitch, ne soient que des erreurs de l’histoire, des monstres qui nous seraient étrangers. Il nous fait entrer de force dans la peau de l’être traqué, condamner par les circonstances, par certaines circonstances qui auraient peu être toutes autres mais n’auraient pas remis en cause sa condamnation. La sentence est implacable, la victime humaine, simplement humaine, cela aurait pu être nous, et le bourreau n’est pas un étranger, mais simplement un système, un fonctionnaire, qui pourrait également être nous. Finalement, c’est dans son style le plus froid et plus analytique que l’on se sent le plus perdu dans un délire implacable.

C’est dans Un tombeau pour Boris Davidovitch que l’on sent le même piège insensé que celui du Procès de Kafka, notre esprit se révolte. Ce qui est paradoxal, c’est qu’absolument aucun personnage ne génère la moindre empathie chez le lecteur. On ne s’attache pas aux personnages car ils sont somptueusement là comme des archétypes ou des facettes de nous-mêmes. Danilo Kiš va au-delà de l’identification : ses personnages sont suffisamment complexes pour être parfaitement crédible, et incroyablement creux pour que nous soyons certains qu’il s’agit de nous, ou, et dans le même élan ce qui est encore plus invraisemblable, de n’importe qui d’autre. Ses personnages sont des humains, des proies qui se débattent, mais ne sont jamais des victimes. Ce sont des êtres tentant d’empoigner la part de libre arbitre, d’espérance, de dignité qui leur reste pour en faire quelque chose dans ce monde qui s’obstine à les broyer.
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Psaume 44 - La Mansarde

Vous savez, certaines écritures vous prennent à la gorge, vous oppressent. C’est exactement ce que fait Danilo Kiš. Il décrit la violence et l’arbitraire, se tient à mi chemin entre le réel, le vraisemblable et l’imaginaire, ce qui bien entendu fait douter de tout. C’est son but. Nous faire douter que ces crimes atroces : la Shoah dans Psaume 44, ne soient que des erreurs de l’histoire, des monstres qui nous seraient étrangers. Il nous fait entrer de force dans la peau de l’être traqué, condamner par les circonstances, par certaines circonstances qui auraient peu être toutes autres mais n’auraient pas remis en cause sa condamnation. La sentence est implacable, la victime humaine, simplement humaine, cela aurait pu être nous, et le bourreau n’est pas un étranger, mais simplement un système, un fonctionnaire, qui pourrait également être nous. Finalement, c’est dans son style le plus froid et plus analytique que l’on se sent le plus perdu dans un délire implacable.

Dans le conte qu’est Psaume 44, un conte pétris de noirceur, de candeur, et d’un style si fluide : l’air nous manque, c’est notre corps qui réagit à son écriture et réclame de vivre. Notre corps qui refuse de croire aux passages mièvres, qui se désespère et agit comme Zhana, pour rien, sans réfléchir, par instinct. Ce qui est paradoxal, c’est qu’absolument aucun personnage ne génère la moindre empathie chez le lecteur. On ne s’attache pas aux personnages car ils sont somptueusement là comme des archétypes ou des facettes de nous-mêmes. Danilo Kiš va au-delà de l’identification : ses personnages sont suffisamment complexes pour être parfaitement crédible, et incroyablement creux pour que nous soyons certains qu’il s’agit de nous, ou, et dans le même élan ce qui est encore plus invraisemblable, de n’importe qui d’autre. Ses personnages sont des humains, des proies qui se débattent, mais ne sont jamais des victimes. Ce sont des êtres tentant d’empoigner la part de libre arbitre, d’espérance, de dignité qui leur reste pour en faire quelque chose dans ce monde qui s’obstine à les broyer.
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Encyclopédie des morts (nouvelles)

Les nouvelles

* Simon le Mage : la révolte à mort d'un homme contre la diffusion de la chrétienté dans les années qui suivent la mort du Christ.

* Honneurs funèbres : l'enterrement d'une prostituée, amie des marins, à Hambourg. Le contexte est l'Allemagne en pleine fièvre rouge (Rosa Luxembourg). On pense à la chanson de Brel. Ce texte est magnifique, fort, plein d'émotion...

* L'Encyclopédie des morts : une encyclopédie qui occupe à elle seule une bibliothèque, car elle donne à lire les vies de tous les êtres humains qui n'ont eu aucune renommée (cités dans aucun livre, journal...) Un hommage de folie aux vies "insignifiantes" !

* La légende des dormants : une légende musulmane sous forme de psaume.

* Le miroir de l'inconnu : nouvelle purement fantastique contant un miroir aux pouvoirs prescients vendu par un Tsigane...

* L'histoire du Maître et du Disciple : un texte assez difficile sur l'enseignement de la morale et de la poétique dans le contexte hébreu.

* Il est glorieux de mourir pour la patrie : les derniers jours d'un jeune aristocrate patriote avant sa pendaison. On suit ses pensées jusqu'au dernier moment. A lire en parallèle "Le dernier jour d'un condamné" par Victor Hugo, même si la problématique n'est pas la même.

* Le livre des rois et des sots : une nouvelle finalement "policière", présentée sous la forme d'une chronique littéraire et dont le procédé est proche de "Tlön, Uqbar, Orbis tertius" par Jorge Luis Borges...

* Les timbres rouges à l'effigie de Lénine : l'histoire d'un auteur russe communiste sous la forme d'une lettre envoyée à son biographe et commentateur. Là encore un procédé proche de Jorge Luis Borges.



Une œuvre qui me laisse perplexe et intrigué en raison de l'extrême variété de thèmes, la richesse de l'écriture, l'érudition mise en œuvre. A lire et relire pour en savourer toute la substance, tout comme "Fictions" de Jorge Luis Borges dont l'oeuvre de Danilo Kis est ici en filiation directe.
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Sablier

Le père de Danilo Kis a été arrêté en mai 1944, dans le village hongrois de Kerkabarabas, où la famille s'était réfugiée chez des parents en 1942. Il a disparu à Auschwitz.

La lettre, qui sert de "table des matières" à "Sablier", a été achevée, en avril 1942 ,dans une ancienne écurie où une de ses sœurs avait "généreusement" installé Eduard Kis, sa femme et ses deux enfants.

Danilo Kis, dans le "prologue" du roman, imagine que cette lettre a été terminée de nuit, à la lueur d'une lampe à pétrole dont la réserve était sur le point de s'épuiser. (La lampe à pétrole est donc une sorte de sablier inversé: alors que le sable coule vers le bas selon la loi de la pesanteur, l'huile qui alimente la flamme s'évanouit par le haut.)

La lettre est un document authentique et autographe. Elle donne la matière, le contenu du livre. Elle remplace en quelque sorte l’intrigue du roman classique.

Celui-ci est composé de quatre types de section.

Les sections « Tableaux de voyage » sont descriptives. Elles montrent "l'homme" (E.S., le double romanesque du père de Danilo Kis) vu de l'extérieur dans différentes situations

Les sections « Carnet d’un fou » sont rédigées par E.S. à la première personne. C’est une sorte de journal philosophique qui contient également deux brouillons de la lettre. Eduard Kis a fait un long séjour en asile psychiatrique dans les années 30. Danilo Kis donne à la folie de son père une signification quasiment prophétique. Comme un prophète, ce dernier sentait venir le désastre inévitable de l’Holocauste.

Les sections « Instruction » (au sens d’enquête) sont rédigées sous la forme de questions-réponses : elles symbolisent toutes les questions que la lettre du père pourrait soulever et auquel il n’est possible que de donner une réponse imaginaire, « romanesque ». Ce sont les parties les plus narratives du « roman ». On y lit notamment le récit du voyage que E.S. effectue à Novi Sad pour régler différentes affaires (vider son ancienne maison des derniers meubles que la famille a laissés dans son Exode à la campagne, protester contre la réduction de sa retraite d’ancien inspecteur des chemins de fer, obtenir deux certificats de baptême chrétien orthodoxe pour ses enfants (la mère de Danilo Kis était monténégrine et par conséquent, les enfants n’étaient pas « juifs »).

Les sections « Audience du témoin » sont rédigées dans le style des « Carnets d’un fou » mais mettent en scène E.S. (qui répond à la première personne) et des policiers (La lettre mentionne que le père a été convoqué deux fois par la police).

A la première lecture, le livre est très difficile à appréhender. La clé se trouve à la fin, mais il n’est pas facile d’arriver jusque-là. Une fois que le rôle de la lettre est compris, la deuxième lecture est passionnante. Mais, je dois dire que la biographie de Mark Thompson, « Extrait de naissance, l’histoire de Danilo Kis » donne des informations précieuses pour comprendre le mécanisme de ce texte qui n’est pas un « roman » au sens classique du terme.

La question centrale du livre est peut-être celle de la survie : qu’est-ce qui reste d’un être après la mort ou d’un peuple après son extermination ? La réponse « positiviste » est rien, le néant. Mais Danilo Kis oppose à ce constat impitoyable, la protestation de l’écriture et parvient à arracher aux matérialistes une concession, il ne reste « presque rien ». Ce « presque rien », c’est la lettre du père qui fait surgir l’édifice immense de la reconstruction littéraire.

Le texte oppose ainsi les images de la destruction matérielle totale de l’être humain à celles de son hypothétique survie au-delà de la mort. Le cerveau du docteur Freud, une connaissance d’E.S. que celui-ci découvre gisant sur le trottoir au coin d’une rue durant les « journées froides de Novi Sad » (massacre de juifs et de serbes perpétrés en 1942 par les fascistes hongrois), ce cerveau, morceau de chair sans vie, symbolise la disparition totale de « l’âme ». Les réflexions d’E.S. alternent, de manière maniaco-dépressive, les idées d’élévation et de chute, de l’arrachement à la matière et du retour de la poussière à la poussière.

L’arche de Noé est un mythe de la survie qui traverse tout le livre, comme celui de l’Exode. E.S. caresse parfois l’illusion d’échapper au déluge universel : après tout, il a survécu au travail forcé, aux journées froides et à l’effondrement de sa maison. Mais, finalement, il atteint la lucidité du caractère inévitable de la mort individuelle et collective, qui le font accuser de folie.

La dernière phrase du roman est Non omnis moriar, « Je ne mourrai pas tout entier ». Il s’agit d’une citation d’Horace qui parle de l’immortalité acquise par la grâce de son œuvre littéraire. L’ironie est évidemment que cette « œuvre » est la lettre du père, ce « presque rien » dont Danilo Kis est parvenu au prix d’une élaboration impressionnante à faire « quelque chose » et quelque chose de grand.





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Psaume 44 - La Mansarde

Psaume 44 :

Ce roman est une fiction racontant l'évasion de deux femmes du camp de concentration d'Auschwitz-Birkenau pendant la seconde guerre mondiale.



Au début, c'est un groupe de trois femmes qui rêve de s'évader, mais l'une d'elle, Polia décède de la malaria. Ainsi Zhana et Maria projettent de s'évader avec l'aide d'un allié, un homme de l'ombre qui se fait appeler Max. Jakob, l'amoureux de Maria, aide les nazis dans leurs expériences, mais à contre-coeur.



Le récit est axée plutôt sur la romance entre Maria et Jakob ainsi que la naissance de leur fils dans le contexte de cette guerre. Les faits progressent petit à petit durant la nuit de l'évasion avec des morceaux des souvenirs de Maria (sa rencontre avec Jakob, la naissance de Jan et de son passé). Elle livre ses sentiments, ses émotions et ses impressions. La fin du roman est très touchante.



La Mansarde :

Ces textes sont une caricature de l'amour, de la recherche du véritable amour ou voir de l'amour idéal.



Orphée, le narrateur, rêveur et aventurier et son complice Bouc le sage, plutôt cynique, pratiquent la philosophie, l'astronomie et sont férus de littérature. Orphée recherche le meilleur amour possible, l'amour parfait. Il vit dans une mansarde toujours accompagné, entre autres, de son imagination et de ses rêves.



Les situations sont burlesques et la plume de l'auteur est satirique. Orphée écrit des chansons, des poèmes, joue d'instruments de musique et compare son terrain de chasse à une terre d'aventure et de révolte pleine d'exotisme. Il aime écrire pour se libérer de son égoïsme.



Les dialogues entre Orphée et ses acolytes sont percutants, par exemple, quand Orphée annonce qu'il veut écrire un poème dont le thème est : - Histoires des avortements de Marie dite la Chaste, roman sur les causes socio-historiques, matérielles, (a)normales, ethniques et éthiques de sa déchéance, de ses espérances, roman de la ville en démence.



Enfin, je peux dire que j'ai trouvé cet ouvrage spécial surtout pour la seconde partie. En ce qui concerne Psaume 44, j'ai été très émue et pour La Mansarde, j'ai très apprécié le lyrisme de Danilo Kis. Je suis ravie d'avoir découvert cet auteur très connu dans son pays. Une oeuvre intéressante et originale !
Lien : http://larubriquedolivia.ove..
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Un tombeau pour Boris Davidovitch

Un Tombeau pour Boris Davidovitch est un recueil de sept nouvelles.

Danilo Kis insiste, cependant, discrètement sur la nécessité de chercher l’unité du livre. La couverture indique que nous avons affaire à « sept chapitres d’une même histoire » et à un « roman ».

En un sens technique, le livre n’est donc pas si éloigné de Sablier, lui aussi constitué d’un ensemble de textes dont le lecteur doit reconstituer l’unité. Le sous-titre « sept chapitres » suggère néanmoins une idée d’incomplétude.

Par rapport à un recueil de nouvelles plus classique comme Encyclopédie des morts (sous-titré « nouvelles » et non « roman »), l’unité thématique d’Un Tombeau pour Boris Davidovitch est évidente : cinq des sept nouvelles parlent de personnes qui passent par les camps de la Sibérie Les anecdotes à l’origine de ces nouvelles sont, semble-t-il, toutes tirées de 7000 jours en Sibérie de Karlo Stajner (à qui la nouvelle centrale du roman est dédiée). Le septième et dernier récit n’a pas de source documentaire, mais se déroule dans le même contexte : il s’agit de la biographie d’un poète qui n’est pas déporté, mais redoute de l’être à un certain moment de sa carrière.

Le lien entre les nouvelles est renforcé par le retour des personnages : un bandit du quatrième récit couche avec la maitresse d’un des personnages du troisième qui était lui-même mêlé au destin tragique du protagoniste du deuxième. La victime du même bandit croise, pour sa part, Boris Davidovitch Novski, le héros de la cinquième nouvelle qui est le protecteur du poète du dernier récit.

La sixième nouvelle, « Chiens et livres », introduit, cependant, un décalage spatio-temporel avec le reste du recueil : elle a pour cadre le sud de la France, au XIVème siècle, durant les pogromes de la « croisade des Pastoureaux ». Cela suggère que l’unité ultime du livre n’est pas à chercher dans le Stalinisme en tant que tel, mais dans quelque chose de plus profond et plus éternel.

La polémique poétique que mène Danilo Kis a probablement pour cible principale la conviction de détenir la vérité de l’existence et le sens de l’histoire. Cette certitude est dangereuse car elle peut conduire à considérer le meurtre comme un moyen acceptable s’il permet d’accélérer l’avènement de la fin de l’histoire, le rétablissement du paradis terrestre.

Le conflit qui oppose l’artisan Mikcha à son patron Reb Mendel dans le premier récit tourne déjà, en mineur, autour de cette thématique : Mikcha fait subir à un putois, voleur de poules, un sort particulièrement cruel. Il l’égorge et le pend au poulailler : « Reb Mendel, dit-il, je vous ai débarrassé des putois une bonne fois pour toutes ». Horrifié, le «Talmudiste » chasse son apprenti : « Lavez le sang de vos mains et de votre visage, et soyez maudit, Herr Miskat. »

Kis introduit ainsi le thème de la fin qui justifie les moyens : Mikcha tue le putois « pour sauver les poules ». Il assassinera ensuite une jeune fille innocente « pour protéger le parti » et finira par être liquidé « pour servir la révolution ».

Ce thème sera repris en mode majeur dans « Chiens et Livres » quand les Pastoureaux justifient le meurtre ou la conversion forcée des juifs en avançant qu’il « suffit d’une âme infidèle pour tous nous priver du paradis comme il suffit d’une brebis galeuse pour contaminer tout le troupeau » et « ne vaut-il pas mieux égorger une brebis galeuse que laisser se contaminer le troupeau entier ? ».

Le parallélisme avec la première nouvelle est renforcé par un probable ajout de Danilo Kis au texte original (la nouvelle est en grande partie traduite et adaptée d’un texte médiéval trouvé vraisemblablement dans un livre de Jean Duvernoy « Inquisition à Pamiers ») : deux Juifs disent qu’ils pourraient se convertir « si un jour Jéhovah […] leur prouvait […] que l’âme pêchait moins envers les hommes et les animaux au sein de la nouvelle Loi ». La mention des « animaux » dans cette déclaration est, pour moi, plutôt surprenante et je serais étonné qu’il ne s’agisse pas là d’une modification apportée par l’auteur.

Kis a beaucoup insisté sur la vérité historique des anecdotes qui lui ont servi de matériau de base pour composer le livre. Cette insistance est compréhensible. La véracité des faits est en effet essentielle pour montrer que le sens de l’histoire, « le fatum ou la nécessité historique » nous échappe. Les camps rassemblent les bons, les mauvais et les tièdes, les fidèles serviteurs du parti et les idéalistes comme les opportunistes, les criminels et les meurtriers. L’arbitraire y règne en maitre : Les camps ne sont pas un outil destiné à précipiter l’avènement du paradis socialiste, mais un immense jeu de hasard, une « loterie de Babylone » où les voies qui mènent les hommes sont « lointaines et obscures comme les voies du Seigneur ». La nouvelle centrale du livre, intitulée « Le cercle magique des cartes », est justement consacrée au meurtre d’un médecin qui résulte d’une défaite aux cartes.

L’authenticité des anecdotes est importante, dans la mesure où, pour invalider la thèse selon laquelle nous avons accès, d’une manière ou d’une autre, au sens ultime de l’histoire, il faut opposer l’histoire elle-même. Ce sont les faits historiques qui, dans leurs contradictions et leur confusion fondamentales, doivent réfuter la fiction qui voudrait leur donner un sens non-équivoque. Sur ce point, il y a peut-être un contresens à voir dans les personnages des cinq premières nouvelles autant d’êtres « profondément attachés les uns et les autres à leurs croyances », comme l’indique la quatrième de couverture. Les personnages du livre sont des individus broyés par une machine meurtrière, mais cela n’en fait pas pour autant tous des hommes de conviction : Mikcha est une brute, Verschoyle, un romantique naïf, Tchéliousnikov, un exécutant efficace qui ne se pose pas de question et Taube, un homme divisé entre sa ferveur révolutionnaire (ses lunettes) et son savoir médical. Boris Davidovitch Novski est, à la rigueur, le seul des personnages du roman qui mérite l’appellation de « héros », même s’il est moins un héros révolutionnaire qu’un héros tragique. Novski lutte jusqu’au bout pour sauver le sens de l’histoire auquel il a consacré sa vie : il refuse que la signification qu’il a voulu donner à son existence soit dénaturée au prétexte de servir la cause. Le combat qu’il mène est inégal, et la ténacité de Novksi aboutit aux sacrifices de plusieurs innocents supplémentaires. Novski, finalement défait, disparait dans la fournaise comme le sens de l’histoire.

La fidélité de Danilo Kis aux faits historiques est-elle pour autant absolue ? L’auteur lui-même ne le prétend pas. Il affirme que ce qu’il raconte est « vrai » et « a été consigné par des mains honnêtes et des témoignages sûrs ». La première ligne du livre indique cependant que le récit est « né dans le doute et l’incertitude ». Kis multiplie dans les nouvelles les indications de ce genre qui suggère que la vérité ultime se dérobe parce que les documents manquent, mais aussi parce qu’ils peuvent mentir. Cette prudence est cohérente avec l’idée que le sens définitif, absolu des événements historiques échappe en grande partie à la connaissance.

De manière intéressante, Kis commet une erreur de date dans la troisième nouvelle « Les Lions mécaniques ». Il situe la visite d’Edouard Herriot à Kiev durant l’hiver 1934, alors que ce voyage a eu lieu, pour autant que je sache, durant l’été 1933. Il semble que l’erreur remonte en fait au livre de Karlo Stajner où l’on peut lire au début de l’anecdote qui a servi de base à la nouvelle : « En 1934, Herriot visita l’Union soviétique. » (cité par Alexandre Prstojevic dans son article « Un certain goût de l’archive (Sur l’obsession documentaire de Danilo Kis) » qui peut être lu sur internet).

La lecture du récit de Stajner suggère que Kis a pris la décision de situer l’action de sa nouvelle en hiver. Il a profité de la latitude laissée par sa source qui mentionne seulement une année (fausse) pour choisir l’hiver plutôt qu’une autre saison. Kis n’a pas jugé utile de croiser les sources ou de vérifier les dates de Stajner.

On trouve également une autre erreur de date dans « Chiens et livres ». Les événements rapportés dans la nouvelle ont eu lieu en 1320. Mais, Kis choisit de situer la date de l’arrestation de Baruch David Neuman le 23 décembre 1330. Il décale donc de dix ans l’année des évènements. Il n’est pas difficile de deviner la raison de cette modification. Elle apparait clairement dans « la note de l’auteur » qui clôt la nouvelle : elle crée « la concordance des dates d’arrestation de Novski et de Neuman (le même jour fatal du fatal mois de décembre, à six siècles de distance, 1330-1930) ».

Quand on vérifie la date de la comparution du « Juif Baruch » devant Jacques Fournier, Evêque de Pamiers, on s’aperçoit qu’elle s’est en fait passée le 13 juillet 1320. Le trucage de la date est complet et ici, contrairement au cas des « Lions mécaniques », n’est pas imputable à une source non-vérifiée. Que faut-il penser de cette manipulation des dates ? Une interprétation possible est que Danilo Kis a voulu, de manière indirecte, mettre en garde contre la tentation de substituer à une vision de l’histoire conçue comme progrès linéaire, celle d’une histoire qui serait pure illusion et en réalité, fondamentalement, éternelle répétition. Le lecteur qui croit au miracle de la coïncidence des dates est prêt à se faire piéger, en récusant la vision hégélienne de l’évolution historique, et à adopter une vision « stoïcienne », autre abstraction qui choisit et réarrange les faits pour donner l’illusion d’accéder au sens définitif de l’histoire.

Une fois que l’on accepte l’idée que Kis, comme un autre, peut « mentir » et « ment » effectivement, il devient possible d’admirer ses trouvailles et d’en chercher le sens poétique.

Le choix de situer la visite d’Edouard Herriot en hiver permet de créer l’image d’un « témoin » hors de son élément et tremblotant de froid. Le chef du parti radical est coiffé d’un « béret basque » et a les cheveux taillés en brosse. Alors qu’il écoute les explications de sa guide au sujet des fresques de l’église Sainte-Sophie, il « hoche la tête, tournant et retournant son béret entre ses doigts comme un écolier ». Il n’y a aucune vraisemblance qu’Edouard Herriot ait jamais porté un béret basque durant sa visite en U.R.S.S., d’autant plus que l’action est censée se dérouler en hiver. L’intention satirique est évidente, mais elle est masquée par l’insistance sur l’authenticité du récit qui renvoie « le lecteur soupçonneux et méfiant à la bibliographie déjà mentionnée où il trouvera toutes les preuves nécessaires ». Il s’agit d’une fausse piste : la « bibliographie mentionnée » ne contient qu’une liste d’ouvrages d’Edouard Herriot, dont un seul a un rapport possible avec le récit (Russie Nouvelle) et un article nécrologique du Monde de 1957.

L’ironie de Kis se manifeste dans la manière dont il feint de trouver parfaitement normal une assertion de ce type : « Autant les témoignages cités plus haut suscitent le doute et la méfiance, autant un récit de Tchéliousnikov, ayant trait à Herriot, mérite d’être cité, même si, au premier abord, il semble n’être que le fruit de son imagination. Je le relate ici car il est difficile de mettre en doute sa véracité. Enfin, tout porte à croire que certains récits de Tchéliousnikov, aussi bizarre soient-ils, reposent sur des faits réels. La preuve en est que le récit qui suit fut confirmé par Herriot lui-même, « une intelligence rayonnante » selon les mots de Daladier. »

Il est en fait très difficile de comprendre pourquoi nous devrions croire que la « véracité » du récit de Tchéliousnikov est difficile à mettre en doute si elle semble en même temps être le « fruit de son imagination » et le « lecteur soupçonneux et méfiant » aimerait sans doute savoir ce qui porte exactement à croire que les récits de l’ancien tchékiste « reposent sur des faits réels ». Mais, nous sommes invités à faire confiance à l’auteur et nos soupçons sont renvoyés à la bibliographie (bonne chance). Par ailleurs, les dires de Tchéliousnikov seraient corroborés par Herriot lui-même (ce qui, à l’évidence, est impossible puisque Herriot est supposé avoir été berné par la mise en scène de Tchéliousnikov), Herriot qui était « une intelligence rayonnante » selon… Daladier (l’homme qui a déclaré que la conférence de Munich en 1938 avait été « une conversation franche avec monsieur Hitler et monsieur Mussolini » et une « victoire pour la paix »). Nous devons donc croire un ancien tchékiste parce que ses propos seraient confirmés par Edouard Herriot, qu’un « connaisseur d’hommes » comme Daladier jugeait d’« une intelligence rayonnante ».

Notre croyance dans l’authenticité des faits que rapporte Danilo Kis, notre confiance dans l’écrivain qui doit être « du côté de la vérité, contre les mensonges du totalitarisme » nous empêche de prendre totalement conscience des contradictions de ce type. Elle recouvre de la certitude du « vrai » toutes les contaminations imaginaires du texte. Nous ne voyons pas bien le petit écolier Herriot car il est dissimulé par la stature du « personnage historique ». Nous pensons être victime d’une hallucination quand Novski, séjournant au sanatorium de Davos ou confronté à un jeune homme dont la peau « sombre et saine » n’est pas encore atteinte par « la pourriture », semble tout d’un coup sortir d’un roman de Thomas Mann.

Parmi les procédés que Kis emploie pour donner une unité au livre, la « rime de situation » (Queneau) et le retour des motifs jouent un rôle essentiel. ». Il y a ainsi une analogie frappante entre le putois égorgé que Mikcha accroche cruellement au poulailler dans la première nouvelle et la fin de Verschoyle, dans le récit suivant, qui se retrouve suspendu, nu et la tête en bas, à l’entrée du camp pour décourager les tentatives d’évasion. Mais, la mort de Verschoyle reproduit également « le pendu » du jeu de Tarot et constitue sans doute une allusion à la nouvelle centrale (« Le cercle magique des cartes ») comme la mention du fait que Tcheliousnikov (dans la troisième nouvelle) est un « bon joueur de poker et de vingt-et-un ». La rime de situation la plus visible est celle qui unit, par-delà les siècles, Boris Davidovitch Novski et Baruch David Neuman. Elle est mise en évidence par « La note de l’auteur » placée à la fin de « Chiens et livres » comme une indication du procédé.

L’unité du livre en définitive se trouve peut-être là, dans cette perpétuelle contamination du réel par l’imagination, dans cette illusion qu’après tout, nous pouvons avoir accès à la vérité, dans cet abandon du doute et cette confiance aveugle que, nous lecteurs, accordons à « l’Ecrivain » comme d’autres, à « celui en qui il fallait croire ». Cette foi, qui nous fait accepter le béret basque d’Edouard Herriot comme un détail « réaliste », a une parenté suspecte avec celle qui, dans certaines conditions, a fait accepter le meurtre comme un « mal nécessaire ».

Au milieu du doute et de l’incertitude, la seule thèse que l’auteur du livre accepte d’assumer est affirmée deux fois, l’une en son nom propre et l’autre par Baruch David Neuman, qui acquiert ainsi certains titres à être considéré comme le porte-parole de l’auteur. Cette thèse est que « Malgré tout, la souffrance provisoire de l’existence vaut mieux que le vide définitif du néant » (p.75 et 136). Nous sommes incapables d’accéder au sens de l’histoire et, par conséquent, nous ne pouvons pas agir uniquement en vue des fins. Tous les moyens ne sont pas bons et nous ne devons pas transiger avec le commandement « Tu ne tueras point ».

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Un tombeau pour Boris Davidovitch

Il y avait dans la théologie chrétienne la « communion des saints [et martyrs] », réseau mystique et invisible (« Corps mystique du Christ ») reliant entre eux, par-delà l'espace et le temps, les fidèles vivants ici-bas et ceux qui sont morts et ressuscités auprès de Dieu. Soit toute la magie du Bien, rayonnant de proche en proche, et jusqu'au plus lointain, porté par les puissances d'Amour (charité, intercession, rédemption…). Aux antipodes (matériel et temporel vs spirituel, infernal et diabolique vs céleste ou divin, mécanique ou organique vs mystique), c'est un tout autre réseau, underground plutôt que proprement invisible, que Danilo Kiš dans Un Tombeau pour Boris Davidovitch, nous donne, lui, à voir ou à entrevoir .



Dans des récits indépendants mais convergents (« Sept chapitres d'une même histoire » comme dit le sous-titre), il nous introduit d'abord, comme par effractions, dans le système stalinien où, on le devine, des millions d'individus en interaction, victimes et bourreaux confondus, se trouvent jetés les uns contre les autres, fanatisés ou manipulés jusqu'aux meilleurs d'entre eux, engagés tout entiers et finalement sacrifiés, broyés, usés jusqu'à l'os, au service du Grand Tout totalitaire. Mais — changement soudain de temps et de lieu — on se retrouve aussi, pour une brève incursion (chapitre 6, « Chiens et livres »), dans le sud de la France ravagé par l'Inquisition, où l'on assiste à une chasse à l'homme, réplique anticipée de celle qui est au centre du livre et qui lui donne son titre. Comme si l'auteur tenait à signaler que cette contagion du Mal, de « l'archipel chrétien » (note de la p. 132) à celui du Goulag, traverse le temps et l'espace comme une sorte de réseau occulte et tentaculaire. Rhizome vénéneux et proliférant qui fait souterrainement circuler la mort (la « peste psychologique » comme il est dit p. 156) ; ou plutôt système mécanique et aveugle qui poursuit inexorablement sa marche destructrice. Une sorte de « machination des rouages », pourrait-on dire en réplique inversée de la « communion des saints », relevant non plus du « Corps mystique du Christ » mais d'une « Organisation occulte du Crime ».



Resterait, pour pousser plus loin encore le parallèle, à souligner le caractère hybride des deux réseaux, mi-réels mi-fictifs ou mythiques. À cet égard, le dernier récit, placé entre littérature et politique, apparaît comme un trait d'union entre ces deux plans du réel et de l'imaginaire, comme aussi le fait que certains personnages semblent se survivre un temps comme fantômes (pp. 35, 129, 146). le livre de Danilo Kiš est un roman, les histoires comme les principaux personnages sont inventés, mais situés dans des contextes ou des circonstances et au milieu de personnages qui sont, eux, bien réels. Pour donner le change, l'auteur fait même un travail de documentation et d'écriture (impersonnelle, froide, objective) qui fait plus vrai que vrai. Comme s'il y avait les apparences et le fond des choses, le détail anecdotique et la portée symbolique, ou bien encore comme si, derrière les personnages et les biographies, réels ou imaginaires (peu importe en définitive…), il fallait surtout retrouver des Figures Destinales susceptibles de nous jeter en pleine face la vérité de la condition existentielle et historique de l'homme.



Une réserve toutefois : le livre est court et sept récits, c'est un peu court aussi pour couvrir tout le champ de l'expérience humaine et pour nouer une quantité de fils suffisante à donner l'impression d'une trame et d'un réseau inextricable. D'où une certaine frustration et un goût d'inachevé à la fermeture du livre, comme d'une enquête qui tournerait ou aurait tourné court...

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Jardin, cendre

Ce récit consiste en des souvenirs d'un garçon, son enfance et la vie de sa famille sur une période de quelques années. Le père, personnage haut en couleur, disparait souvent et longuement, et alterne entre phases de dépression et vitalité débordante ; il se trouve être la clé de voute de l'écosystème du foyer en même temps qu'il est son talon d'Achille. Alors que la guerre fait rage, exposé à la faim et la précarité, dans cette famille bancale, l'enfant nous ouvre les portes de son univers intérieur. Il livre son interprétation des faits et la façon dont il les fantasme, explique comment la religion s'y incorpore subtilement, et comment les rôles de ses parents évoluent. Un roman touchant, mélancolique et poétique qui suggère le drame que constitue pour ce garçon le vide laissé par son insaisissable et immense père.
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Le moyen-âge dans la bande dessinée

Dans cette série où les personnages sont représentés sous forme d'oiseaux, on suit les aventures du baron d'Anyo pendant les événements de la guerre de Cent Ans, notamment la guerre civile entre Armagnacs et Bourguignons. Créée en 1961 par Jean-Louis Pesch et Henriette Robitaillie, cette série est considérée comme l'un des chefs d'œuvre de la bd humoristique et animalière et compte 7 albums publiés entre 1980 et 1995.

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Thèmes : moyen-âge , bande dessinée , médiéval fantastique , médiéval , bande dessinée historiqueCréer un quiz sur cet auteur

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