Eliette Abecassis

Ils ignoraient que la vie prend le dessus sur les rencontres et sur l'amour, que de fils en aiguille on est emporté malgré soi vers un destin qu'on ne maîtrise plus, que l'on prend des bifurcations comme des portes qui nous mènent vers des couloirs, des couloirs de dix ans, de vingt ans, de trente ans…

Heureusement il se met à pleuvoir. Comme pour laver ma voiture. Tout d'un coup, j'ai une illumination. Je comprends. Ce n'est pas un hasard s'il pleut tout le temps à Paris depuis quelques années et s'il n'y a plus d'été. Cela correspond à peu près à la montée de l'antisémitisme. Nous n'avons plus d'été non pas à cause du Gulf Stream et de la fonte des glaces qui a pour conséquence le refroidissement des mois de juillet et août qui ressemblent étrangement à des mois d'octobre, tandis que les mois d'octobre ressemblent à des étés, nous n'avons plus d'été parce que nous sommes dans un climat pré-apocalyptique. Nous n'avons plus de saisons, plus de raison, plus de valeurs, tout s'inverse et tout se vaut, tout s'achète, même les enfants sur Google pour 15.000 euros. Les tempêtes saccagent les villes, les ouragans déracinent les arbres, les cyclones emportent des villes, les tsunamis se déversent sur les côtes? la terre tremble et vomit ses habitants.

(…), le moment doit être immortalisé sinon il n’existe pas, sinon ils n’existent pas, ces garçons qui crient, ces filles qui dansent, et tous en transe dans la lumière bleue, rouge, blanche, en extase, en communion, au sein de cette cathédrale aux lueurs irréelles, ils sont en prière, guidés par le prêtre.

Elle plonge la tête dans son portable et voit défiler les vidéos des scènes qui sont en train de se produire sous ses yeux, Jade qui arrive, qui fait un V avec ses doigts, qui danse dans les bras de Léo. Tout est en double, en boucle, en réel et en virtuel à la fois, en images, et pourtant c’est là, elle ne sait plus à qui se fier dans cette stéréo numérique.

D’une main, elle lisse ses cheveux, de l’autre elle passe en revue ses stories. Elle scrolle. Mais c’est la dernière fois ; car il faut se dire adieu. Elle ressent comme un regret, quelque chose qui lui murmure tout bas qu’il est trop tôt pour y renoncer. Elle hésite encore, les larmes coulent, elle suffoque. Elle prend une longue inspiration, se penche au-dessus de l’eau. Non, elle ne manque pas de courage, elle se sent prête à accomplir le geste fatidique.

" L'homme a été créé par Dieu pour étudier, alors que l'intelligence de la femme lui est donnée pour participer indirectement à la vie de la Torah en préparant à manger, en nettoyant sa maison et, surtout, en élevant les enfants."

" Il compte les noeuds des fils attachés aux quatre coins du châle. Il y a huit brins de ficelle qui passent par un petit trou près du coin; ils comportent cinq noeuds et quatre groupes d'enroulement sont situés entre les noeuds. Le groupe le plus rapproché du coin compte sept enroulements, le suivant huit, puis onze, ce qui forme un total de vint-six noeuds, la valeur numérique du nom de Dieu."

"Au commencement ... il y avait les ténèbres qui recouvraient l'abîme des eaux enveloppant la terre, et la parole donna l'existence à la lumière. Aujourd'hui, le le candélabre aux sept branches éclaire les crépuscules, il brûle dans toutes les synagogues pour rappeler la présence divine. Et on dit que, si la femme allume les bougies du chabbath, c'est pour apporter la lumière dans le coeur de l'histoire."

"Ici, chez nous, on ne se marie pas par amour. On se marie grâce à l'entremetteur. L'amour vient après les années de vie partagée, les enfants et tout le quotidien qui tisse des liens entre les êtres.C'est pourquoi je n'avais jamais vu mon mari avant notre mariage. Mais lorsque je l'ai aperçu, sous la tente blanche des mariés, le sol a tremblé sous mes pieds, j'ai été saisie. Je ne savais si c'était la peur ou l'émotion. Après j'ai compris: l'amour, pour moi, fut le premier-né."

Plus qu'à nous vendre un monde, un génie du marketing a réussi à nous vendre à un monde. Désormais, tout est marché. Son esprit est marché. Ses sentiments sont marché. Elle évolue dans un système économique qui capte ses désirs, instaure ses propres règles et annihile son libre arbitre sans même qu'elle en ait conscience.

Sacha préfère la compagnie des filles vêtues de jeans troués à celle des garçons aux baskets estampillées, car c'est là que tout se joue pour les hommes : ils se définissent par la marque, la forme, la couleur et la rareté de ce qu'ils ont aux pieds. Ils se jaugent de bas en haut. Se jugent en fonction du modèle. Un prototype que personne ne porte mais que tout le monde recherche, assure le respect.

Une foule se presse jusque sur les trottoirs mais personne ne s'intéresse vraiment aux oeuvres exposées, des baskets géantes, certains sont sur leur téléphone, d'autres discutent. ..
- Je cherche à montrer combien le capitalisme a pris le contrôle de nos vies, jusque dans nos chaussures. Mon projet se veut une critique de la société de l'hyperconsommation qui a transformé les gens en produits. Il m'est venu en observant mon fils. Il a commencé à les acheter, à les collectionner, puis à les revendre, car certaines sont très rares et prennent de la valeur. C'est ainsi que j'ai cherché à représenter l'espace mental qu'elles prenaient dans la vie de mon fils en les imaginant en grand.

Ariane tremble, rougit de s'être trompée de destinataire, elle a honte et honte d'avoir honte, elle préfère ne plus rien écrire, elle voudrait se déconnecter de tout, hors Tinder, WhatsApp, Facebook, Insta. Être hors du monde. Elle est devenue une boîte de réception de centaines de messages par jour. Sous tension, embrumé, son esprit ne peut plus se concentrer sur une activité, il lui faut répondre et renvoyer toute la journée, comme dans un match de tennis sans fin. Lecture, réponse. Action, réaction.

Instagrammables les bébés, pas instagrammables les vieux. Instagrammables les beaux, pas instagrammables les moches.
Mais qu'est-ce qui est beau, qu'est-ce qui est laid ? Instagram a introduit de nouveaux standards qui modèlent les imaginaires selon des critères précis, les orientant de façon implacable selon des lois mystérieuses que tous respectent tacitement, sous peine de ne pas être instagrammable.

Ariane montre à sa fille une boulangerie où l'on fait encore les pains au chocolat et les pâtisseries qui ont marqué son enfance, ce qui lui plaît, non pour les manger mais pour les photographier.

Elle est contente de rendre visite à ses grands-parents mais au bout de cinq minutes, elle s'affale sur le canapé, l'air déprimé. Son regard s'éclaire lorsqu'elle remarque qu'ils sont ensemble, se tiennent la main, et respirent un art de vivre à l'ancienne, quelque chose d'humain et de durable, dans ce monde volatil et instable.

Ariane l'emmène visiter la grande cathédrale qui domine la ville et la Petite France aux jolies maisons à colombages, mais tout ce que veut sa fille, c'est le wi-fi. Elle ne regarde plus dehors, elle ne voit rien. Elle est en manque. Elle se sent mal, défaite déprimée.

Une vie de luxe défile sous les yeux de la jeune fille, un idéal, celui d'une existence passée à voyager dans des endroits idylliques, à manger des mets appétissants dans des décors somptueux, habillée et financée par les grandes marques.

La nuit Ariane rêve. C'est la grande réunion du début de l'année, où tout va se décider pour les élèves.(...) Le grand prêtre de cette messe est Jean-Michel Blanquer lui- même. (...).
- En résumé, annonce-t-il au micro, nous avons la possibilité de choisir trois castes :
1) La caste des savants : élites riches et scientifiques.
2) La caste des sportifs, ceux qui sont sélectionnés en fonction de leurs performances en sport- études.
3) La caste des croyants : ceux qui ont choisi l'option littéraire et qui vivent dans le dénuement le plus total.

L'absence n'est rien d'autre qu'une présence obsédante.