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Citations de Evgueni Zamiatine (377)


J’ai relu tout ce que j’ai écrit hier – je le vois bien : je n’ai pas été assez clair. Tout est, bien sûr, parfaitement clair pour n’importe lequel d’entre nous. Mais qui sait ? Vous, inconnus, qui lirez ces notes apportées par l’Intégrale, peut-être n’avez-vous lu le livre de la civilisation que jusqu’à la page qu’avaient atteinte nos ancêtres il y a neuf cents ans. Peut-être n’en connaissez-vous même pas les bases – par exemple, les Tables du Temps, les Heures privatives, la Norme maternelle, la Muraille verte, le Bienfaiteur. Cela me paraît drôle et en même temps très difficile de parler de tout cela. C’est la même chose que si un écrivain, disons, du XXe siècle avait eu à expliquer ce que c’est qu’un « veston », un « appartement », une « épouse ». Mais du reste, si son roman était traduit pour être lu par des sauvages, comment se passer d’une note pour « veston » ?
J’en suis sûr, un sauvage verrait ce « veston », il penserait : « Mais pour quoi faire ? Un embarras de plus, c’est tout. » Il me semble que vous aussi vous feriez la même tête su je vous disais que, depuis la Guerre de Deux Cents Ans, plus personne n’a franchi la Muraille verte.
Mais, bien chers amis, il faut réfléchir un peu, c’est très utile. Cela se voit clairement : toute l’histoire de l’humanité, ce que nous en connaissons, est celle d’un passage du nomadisme à la sédentarité. Ne s’ensuit-il pas que la forme la plus sédentaire de vie (la nôtre) est aussi la plus parfaite (la nôtre). Que les gens s’agitent d’un bout à l’autre de la Terre, c’était autrefois, aux temps préhistoriques, quand il y avait des nations, des guerres, des échanges commerciaux, quand on découvrait toutes sortes d’Amériques. Mais aujourd’hui, qui a besoin de cela ?
J’admets : cette sédentarité, on ne s’y est pas habitué sans mal, et pas tout de suite. Quand, au moment de la Guerre de Deux Cents Ans, toutes les routes ont été détruites et se sont couvertes d’herbe, on a pu avoir, au début, l’impression que c’était malcommode de vivre dans des villes coupées les unes des autres par une sorte de jungle verte. Mais après ? Quand l’homme a perdu sa queue, il a dû mettre un certain temps à apprendre à chasser les mouches sans son aide. Les premiers temps, elle a dû lui manquer. Mais aujourd’hui, vous imaginez-vous avec une queue ? Ou bien : pouvez-vous imaginer sortir dans la rue tout nus, sans « veston » (à suppose que vous portiez encore des « vestons ») ? Ici, c’est pareil : je ne peux pas me représenter une ville sans la couverture de la Muraille verte, je ne peux pas imaginer une vie qui ne soit pas revêtue des chiffres des Tables.
Les Tables… Elles sont là, au mur de mon habitation, je vois le fond doré et les chiffres pourpres qui posent sur moi leur regard sévère et tendre. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que, jadis, les anciens appelaient une « icône », et j’ai envie de composer des vers ou des prières (ce qui revient au même). Ah, que ne suis-je poète pour pouvoir vous célébrer comme il convient, ô Tables, ô cœur et pouls de l’État Unitaire.
Nous avons tous (vous aussi peut-être), dans notre enfance, à l’école, étudié le plus grand des monuments de littérature ancienne qui nous soit parvenu – l’Indicateur des chemins de fer. Mais même lui, posez-le à côté des Tables, et ce sera comme le graphite et le diamant : dans l’un comme dans l’autre on trouve le même élément, C, le carbone -, mais le diamant, lui, est éternel, il est transparent, il brille ! Qui n’a le souffle coupé quand il parcourt à grand fracas les pages de l’Indicateur ? Mais les Tables du Temps font de chacun de nous, dans la réalité, le héros d’acier à six roues d’un immense poème. Chaque matin, avec une précision sextuplée, à la même heure et à la même minute, par millions, nous nous mettons Unitairement au travail, et le soir, Unitairement, nous terminons notre journée. Fondus en un corps unique aux millions de bras, à la même seconde fixée par les Tables, nous portons notre cuiller à la bouche, à la même seconde nous sortons pour la promenade – nous nous rendons à l’amphithéâtre, dans les salles d’exercice de taylorisme, nous nous endormons…
Je serai entièrement sincère : le problème du bonheur n’a pas encore reçu, même chez nous, de solution totalement adéquate : deux fois dans la journée – de 16 à 17 heures et de 21 à 22 heures -, le puissant organisme unitaire se fragmente en cellules indépendantes : ce sont les Heures privatives instituées par les Tables. À ces heures-là, vous verrez : certains, dans leurs chambres, ont pudiquement baissé les stores ; d’autres avancent en cadence sur l’avenue au rythme des cuivres de la Marche ; d’autres encore, comme moi en ce moment, écrivent à leur table. Mais je crois fermement – on peut bien me traiter d’idéaliste et de rêveur – oui, je le crois fermement : tôt ou tard nous trouverons, pour ces Heures aussi, une place dans la formule générale des Tables, et ces quatre-vingt-six mille quatre cents secondes rentreront dans le temps commun.
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Le printemps. Un vent venu d’invisibles plaines sauvages, au-delà de la Muraille verte, apporte la poussière jaune et miellée d’on ne sait quelles fleurs. Suave poussière qui dessèche les lèvres – on ne cesse d’y passer la langue – et sans doute toutes les femmes que l’on croise (les hommes aussi naturellement) ont les lèvres sucrées. Cela gêne un peu la pensée logique.
Mais ce ciel ! Bleu profond, sans un seul nuage pour le souiller (quels goûts sauvages avaient les anciens, si leurs poètes pouvaient trouver l’inspiration dans ces amas de vapeur ineptes, indisciplinés, qui se cognent sottement). Ce ciel bleu, je l’aime lui et lui seul – et je suis sûr de ne pas me tromper en disant : « nous » l’aimons – ce ciel stérile, irréprochable ! Ces jours-là, le monde entier est coulé dans le même cristal éternel, irréfragable, dont sont faits la Muraille verte et tous nos édifices. Ces jours-là, on voit la profondeur bleutée des choses elles-mêmes, leurs équivalences encore inconnues, inouïes – on voit cela dans les détails les plus ordinaires, les plus quotidiens.
Un simple exemple. Ce matin, j’étais sur le chantier où l’on construit l’Intégrale, et tout à coup j’ai vu les machines-outils : yeux fermés, oublieuses de tout, tournaient les boules des régulateurs ; les marteaux étincelants s’inclinaient à droite et à gauche ; le balancier remuait fièrement les épaules ; la vrille de la foreuse s’abaissait au rythme d’une musique silencieuse. J’ai vu tout à coup la beauté de ce grandiose ballet mécanique, baigné d’un léger soleil bleu.
Alors j’ai pensé à part moi : pourquoi est-ce beau ? Réponse : parce que c’est un mouvement contraint, parce que le sens profond de la danse consiste justement en cette sujétion esthétique absolue, cette contrainte idéale. Et s’il est vrai que nos ancêtres se livraient à la danse dans les moments les plus inspirés de leur vie – mystères religieux, parades militaires – cela ne signifie q’une seule chose : que l’instinct de contrainte est depuis toujours organiquement inhérent à l’homme, et que nous, dans notre vie actuelle, nous ne faisons qu’y obéir consciemment…
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Je ne fais ici que recopier – mot pour mot – ce que publie aujourd’hui le Journal Officiel :

Dans cent vingt jours, la construction de l’Intégrale sera achevée. Proche est l’heure historique où la première Intégrale s’élèvera dans l’espace universel. Il y a mille ans, vos héroïques ancêtres ont soumis le monde entier au pouvoir de l’État Unitaire. Vous avez devant vous un exploit encore plus glorieux : la résolution de l’équation infinie de l’Univers grâce à l’Intégrale, cette machine électrique de verre qui souffle le feu. Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d’autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S’ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
Au nom du Bienfaiteur, à tous les Numéros de l’État Unitaire nous déclarons :
Que tous ceux qui s’en sentent capables composent des traités, des poèmes, des manifestes, des odes ou autres œuvres célébrant la beauté et la grandeur de l’État Unitaire.
Ce sera la première charge que transportera l’Intégrale.
Vive l’État Unitaire, vive les Numéros, vive le Bienfaiteur !

J’écris – et je sens : j’ai les joues qui brûlent. Oui : résoudre la grandiose équation de l’Univers. Oui : redresser sa courbe primitive, en faire – asymptotiquement – une droite. Parce que la ligne de l’État Unitaire, c’est la droite. La grande, la divine, l’exacte, la sage ligne droite – la plus sage des lignes…
Moi, D-503, Constructeur de l’Intégrale, je ne suis que l’un des mathématiciens de l’État Unitaire. Ma plume accoutumée aux chiffres ne sait pas créer la musique des assonances et des rythmes. Je ne ferai qu’essayer de transcrire ce que je vois, ce que je pense, ou plutôt, ce que nous pensons (oui, nous, et ce « NOUS » sera le titre que je donnerai à ces notes). Mais ce sera le produit de notre vie, de la vie mathématiquement parfaite de l’État Unitaire, et s’il en est ainsi, cela pourra-t-il, de soi-même, sans que je l’aie voulu, être autre chose qu’un poème ? Un poème : je le crois et je le sais.
J’écris et je sens : j’ai les joues qui brûlent. C’est sans doute ce qu’éprouve une femme quand pour la première fois elle perçoit en elle le cœur qui bat d’un petit être minuscule et aveugle. C’est moi et en même temps ce n’est pas moi. Et de longs mois il me faudra le nourrir de mon suc, de mon sang, puis l’arracher de moi dans la douleur, pour le déposer aux pieds de l’État Unitaire.
Mais je suis prêt, comme chacun d’entre nous – ou presque. Je suis prêt.
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Evgueni Zamiatine
Je crains que la littérature russe n'ait bientôt qu'un avenir : son passé.

Cité dans la préface de L'inondation, p. 10
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J'avais cessé d'être une composante, j'étais devenu une unité.
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Tout le monde, conformément aux Tables, était dans les auditoria. Il n’y avait que moi, séparé des autres, qui fût seul… C’était, à la vérité, un spectacle contre nature : imaginez un doigt séparé de la main, de l’ensemble, qui courait par petits sauts, courbé en deux, le long d’un trottoir de verre. Ce doigt, c’est moi. Le plus étrange, le plus antinaturel, c’est que ce doigt ne voudrait absolument pas être sur la main, avec les autres, il voudrait être, ou bien seul, ou bien...
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– Ça va mal. Il s’est formé une âme en vous.
Une âme ? Quel mot étrange et depuis longtemps oublié !
– C’est… très grave ? balbutiai-je.
– Incurable, tranchèrent les ciseaux.
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“C’est ainsi que vous regardent les chats, fixement, en remuant leurs pensées étranges, et devant leurs yeux verts, devant leurs pensées étranges — leurs pensées de chats —, on en a tout à coup un peu froid dans le dos”
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La parole qui "précède la pensée" comme quelquefois (cela peut être dangereux) l'étincelle explose trop tôt dans le moteur.
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Autrefois, je ne le savais pas- maintenant, je le sais, et vous le savez aussi : il y a des rires de différentes couleurs. Ce n'est que l'écho lointain d'une explosion qui a eu lieu en vous : ce peut être- des fusées festives, rouges, bleues, dorées ; ou bien - les lambeaux d'un corps, humain qui explose...
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- Oui. Un bourreau.
Je réponds avec soumission – et ensuite je perçois clairement chacun de ses mots.
- Eh quoi?-Croyez-vous que ce mot me fasse peur ? Avez-vous jamais essayé de le sortir de sa coquille et de regarder ce qu'il à à I'intérieur ? Je vais vous montrer. Rappelez-vous : une colline bleue, une croix, la foule. Les uns sont en haut, le sang gicle, ils clouent le corps à la croix -les autres sont en bas, leurs larmes coulent, ils regardent. Vous n'avez pas l'impression que la tâche la plus rude, la plus importante -revient à ceux du haut ? Sans eux, est- ce que cette tragédie grandiose pourrait avoir lieu ? La foule obscure les a sifflés - mais, pour cela, I'auteur de la tragédie- Dieu –ne devrait-il pas les récompenser plus généreusement encore ? Et lui, ce Dieu des chrétiens, si miséricordieux, qui fait rôtir en enfer à petit feu tous les infidèles- n'est-il pas, Lui aussi, un bourreau ? Et ceux que les chrétiens ont brûlés sur le bûcher sont-ils moins nombreux que les chrétiens qui eux-mêmes ont été brûlés ? Et pourtant - vous voyez bien, ce même Dieu a été adoré des siècles durant comme un Dieu d'amour. Est-ce absurde? Non, au contraire : c'est, écrit en lettres de sang, le certificat attestant le bon sens inaliénable de l'homme. Même alors - sauvage, hirsute- il le savait déjà : l'amour authentique, algébrique, de l'homme pour l'homme, est forcément inhumain, et le signe obligatoire de la vérité – c'est la cruauté. De même, ce qui signe le feu, c'est - qu'il brûle. Montrez-moi un feu qui ne brûle pas! Allez - vous pouvez discuter, argumenter!
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Et tout cela cache – inconnu, donc terrifiant – on ne sait quel "demain". C'est contraire à la nature : qu'un être pensant – lucide - ait à vivre au milieu de ces incohérences, de ces inconnues. Comme si on vous avait bandé les yeux et qu'on vous oblige à marcher à tâtons, en trébuchant - et vous savez que quelque part - tout près – se trouve le bord de l'abîme : un seul pas - et de vous ne restera quun tas de viande écrabouillé, informe. N'est-ce pas la même chose?
Ou bien, sans attendre - se précipiter la tête la première? Ne serait-ce pas la seule conduite juste, la seule qui, d'un coup, tranche le dilemme?
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- Tu me fais rire! C'est une question d'enfant. Les enfants- on aura beau leur raconter une histoire –tout entière, jusqu'au bout– ils demanderont quand même : et après, et ensuite?
- Les enfants - mais ils sont les seuls philosophes qui aient de l'audace. Et les philosophes audacieux sont des enfants. Il faut toujours demander, comme les enfants : et après?
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- Mais c'est impensable! C'est une ineptie! Est-ce que ce n'est pas clair : ce que vous préparez –c'est une révolution?
- Oui, une révolution! Pourquoi une ineptie?
- Parce quil ne peut pas y avoir de révolution. Parce que la nôtre-c'est moi qui le dis, pas toi -la nôtre a été la dernière. Et qu'il ne peut plus y avoir aucune révolution... Tout le monde le sait...
- Mon cher, tu es mathématicien. Et même plus que cela : tu philosophes à partir des mathématiques. AIors vas-y : donne-moi le dernier chiffre.
- Tu veux dire... Je... ne comprends pas : quel der- nier chiffe?
- Le dernier - l'ultime, le plus grand..
- Mais, I - c'est absurde. La suite des nombres étant infinie, comment veux-tu quil y en ait un "dernier"?
- Et comment veux-tu qu'il y ait une "dernière" révolution? Les révolutions sont en nombre infini -il n'y en a pas de "dernière". La dernière – c'est pour les enfants : les enfants ont peur de ce qui est infini - ils doivent pouvoir dormir tranquillement la nuit...
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Evgueni Zamiatine
Combien grande est la sagesse divine des murs et des obstacles. L'homme n'a cessé d'être un animal que le jour où il a construit le premier mur.
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Mais c'était loin et cela s'éloignait toujours, car elle me regardait et m'attirait vers elle par les fentes d'or de ses prunelles.
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Vous comprenez : un miroir froid reflète et renvoie ; celui-ci absorbe et garde trace de tout - à jamais. Une ride à peine perceptible, fugace, sur un visage - et elle est en vous pour toujours ; une goutte d'eau - un jour vous l'avez entendue tomber dans le silence- et vous l'entendez encore...
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S'ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux. Mais avant de recourir aux armes, nous essayons la parole.
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Vous êtes destinés à soumettre au joug bienfaisant de la raison des êtres inconnus qui habitent d'autres planètes et sont peut-être encore en état de liberté primitive. S'ils refusent de comprendre que nous leur apportons un bonheur mathématiquement exact, notre devoir sera de les obliger à être heureux.
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Evgueni Zamiatine
Savoir de façon certaine, sans faute, est une foi.
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