Citations de Isabelle Carré (367)
En 1969, dans le milieu auquel elle appartenait, avec l'éducation qui était la sienne, pouvait-elle concevoir les choses autrement ? Deux ans plus tard, le manifeste des 343 salopes et, seulement dix ans après, la loi Veil lui auraient sans doute permis de se questionner plus librement, même si elle était toujours mineure... et qu'ils la traitaient comme telle. Là encore, c'était une question de temps, puisque, en 1974, la majorité civile passerait à dix-huit ans. Elle en avait tout juste dix-neuf, mais connaissait déjà l'arbitraire de quelques mois sur l'échelle des âges, et celui d'une poignée de députés qui tardaient à confier aux femmes les rênes de leur propre vie.
Si toutes ces stratégies ne suffisent pas à me rassurer, si le sommeil et la peur résistent, j'imagine que la terre n'est pas constituée comme on l'apprend à l'école d'une épaisse croûte terrestre, de plaques sismiques, et encore moins de magma, qu'elle ne contient pas en son centre un noyau recouvert d'un manteau supérieur ou inférieur, non, la terre est un énorme animal qui nous porte avec tendresse, aime nous sentir bouger sur son dos, connaît chacun d'entre nous, nous soutient. Cette bête énorme, et pourtant pleine de délicatesse, prend du plaisir à nous voir évoluer sur elle. Je pense à sa chaleur pour m'aider à dormir.
J’ai du mal à imaginer qu’à la fin des années soixante, une fille de seize ans puisse grandir dans une telle ignorance. Plus jeune, tandis que j’entrais moi aussi dans l’adolescence, j’ai souvent interrogé ma mère sur ses croyances. Vraiment, tu pensais que tu pouvais tomber enceinte en l’embrassant ? Oui, me répondait-elle avec un sourire gêné.
Elle respire mieux, tout semble aller mieux, elle retrouve son appétit, son regard ne se voile plus que rarement. Elle ne ressemble plus à une noyée, mais garde de son naufrage une trace indélébile, un mélange de tristesse et de résignation, une absence qui se prolonge…
Est-ce que ça a vraiment disparu, s’interroge-t-elle, ou ai-je tout simplement pris l’habitude de la douleur ?
222. S'il est vain de vouloir contrôler les événements, nous pouvons décider de ne pas être réduit à eux. Modifier notre façon de les appréhender de notre portée, c'est le chemin que tu as pris en venant ici...
Une maison qui abrite des enfants endormis semble mille fois plus tranquille. On dirait que la paix est son seul but, que chaque pièce, chaque objet y participe. Même les murs changent de matière, et s'accordent de nouvelles couleurs...
Il aimait inventer des mots qui, aussitôt, devenaient notre vocabulaire usuel. Voulait-il souligner son appartenance à une grande famille qui, comme un pays, aurait sa propre langue ? Ou simplement rendre vivante l'idée du clan ? (p.56)
Mais le programme se passe en temps réel, chaque décision en induit une autre, chaque mot, chaque parole nous engage, impossible d'être à deux endroits à la fois. Rompre ou accepter. Fuir ou endurer. Se battre ou renoncer. Le choix s'impose.
Je prends donc la liberté de rester, quand je pourrais m'en aller.
J'avais quitté la route toute droite, sans réfléchir, pour m'engager dans un embranchement douteux. Tout s'était détraqué par ma faute.
Ma seule faute ? Ne m'avait-on pas plutôt transportée là, manipulée comme une marionnette, la marionnette d'un Dieu facétieux qui jouait à m'essayer, ailleurs ?
Il faudrait que derrière la porte de chaque satisfait, heureux, se tienne quelqu'un armé d'un petit marteau dont les coups lui rappelleraient sans cesse que les malheureux existent, que, si heureux qu'il soit, la vie lui montrera tôt ou tard ses griffes, le malheur, la maladie, la pauvreté, les deuils viendront s'abattre sur lui, et que personne à ce moment-là ne le verra ni ne l'entendra, comme lui maintenant n'entend ni ne voit personne. (p 229)
Lorsque je trouve un chapitre qui ressemble à ça, une phrase limpide plus précieuse qu'un bijou, je m'endors avec, sous mon oreiller, près de mes mains, de mon visage, comme si sa substance pouvait m'imprégner pendant la nuit, me transmettre un peu de sa vérité et me protéger de l'obscurité. (p 133)
Le chalet est minuscule mais il y a la montagne, qui s’incurve comme une caresse, l’herbe est douce, les étoiles innombrables, si proches, je n’en ai jamais vu d’aussi brillantes, elles scintillent sans faiblir dans le ciel, des milliers de broches précieuses piquées sur le manteau de la nuit. (p. 191-192)
La meilleure façon de disparaitre, ai- je lu quelque part, n'est pas d'effacer les traces mais de les multiplier - dans des sens divers et contradictoires.
- (...) " Nous ne sommes pas seuls en ce monde, si nous savons rester en accord avec nous-mêmes. "
Certaines femmes s'arrondissent avec l'age, leurs hanches, leurs ventres s'épaississent, quand d'autres s'assèchent au contraire, se glacent jusqu'à perdre toute trace de leur ancienne opulence. Je pressentais que, comme elles, ma timide feminité ne tarderait pas à disparaitre, alors pourquoi ne pas me réchauffer à la sienne?
Si souvent, j'avais eu la preuve que tout ce que j'avais joué, rêvé, ou écrit finissait par advenir.
J’étais presque heureuse. Presque. Qu’est-ce qui m’empêchait de l’être tout à fait ? L’avais-je d’ailleurs connu un jour ce bonheur sans tache ? Un ciel intérieur uniformément bleu, était-ce réaliste, et même souhaitable ?
Des aveux se profilaient, on aurait même dit qu'ils se matérialisaient sous mes yeux : une main tendue que je refusais de saisir. Je savais pourtant que si je ne faisais rien pour la retenir, il serait plus difficile ensuite de revenir en arrière. Quelques secondes encore, et je n'aurais d'autre possibilité que de continuer à me laisser entrainer, d'autre choix que de jouer ce personnage qui prenait lentement forme au cours du repas - une sorte de Mary Poppins?
Je lui répondis en citant un proverbe indien : « Que la mort soit toujours assise à côté de toi. Ainsi, quand tu devras faire des choses importantes, elle te donnera la force et le courage nécessaire. »
Les années passent, et c’est comme si je ne les avais pas vécues, ou pire, comme si quelqu’un l’avait fait à ma place.